7 juillet l9l5 .
"Gott mit uns !" 

FABLE

Il allait se livrer une grande bataille entre un parti de fourmis fauves et un parti de fourmis noires. Les fourmis fauves voulaient, comme c'est leur habitude, réduire en esclavage et emporter chez elles les fourmis noires. Cela se passait sur un terrain sablonneux, au pied d'une colline derrière laquelle semblait descendre le soleil. Or, un homme qui cheminait par là vit qu'en s'asseyant sur la colline, au rebord d'un fossé, il échapperait aux rayons du soleil, qui étaient accablants, et que le lieu était à souhait pour un repos de quelques instants. Il s'assit donc sur une touffe d'herbe décolorée et continua, plus à l'aise, la rêverie dans laquelle il était assez profondément absorbé. Il n'avait pas vu les fourmis fauves qui venaient le long du talus, ni les fourmis noires qui, inquiètes, rentraient dans leurs galeries. Mais les aurait-il vues qu'il n'y eût prêté aucune attention, car il les savait, les unes comme les autres, inoffensives. S'étant assis, son talon heurta le talus et détériora l'entrée des galeries où se réfugiaient les fourmis noires. Les chefs des fourmis fauves, qui arrivaient avec leurs troupes à ce moment précis, virent bien ce mouvement heureux de la jambe du géant et le dégât qu'il avait causé. Ils en eurent de la joie ; l'orgueil les gonfla ; et, se retournant vers les soldats qui se pressaient autour d'eux, ils crièrent : « La victoire est certaine. L'Homme est avec nous ! » Les troupes unanimement répétèrent : « L'Homme est avec nous ! » Elles manifestaient un grand enthousiasme. Le promeneur, cependant, allumait sa pipe. Il jeta le bout du tison et, par prudence, l'écrasa du pied, ce qui mit à mal plusieurs fourmis noires et augmenta l'orgueil et la confiance des assaillants : « L'Homme est avec nous ! Cela est visible. L'Homme est avec nous ! » Pendant qu'il achevait sa pipe, l'assaut avait été donné et déjà les fourmis fauves ressortaient des galeries ennemies avec du butin et des prisonniers, quand l'homme se dressa, et, distrait, regardant de petits nuages qui s'élevaient, lâcha une formidable inondation qui noya indifféremment vainqueurs et vaincus. Après quoi, il reprit sa promenade. (Dans la Tourmente, 1916)

Nota bene : Ce texte, paru dans la France du 7 juillet 1915, a été repris par R. de Bury — alias Remy de Gourmont ? —, dans le Mercure de France du 1er août 1915, précédé de : « Et pour finir, cette Fable de Remy de Gourmont, dans la France : » et suivi de : « Si la loi des fourmis fauves est une force, le scepticisme est toujours le plus doux oreiller pour une âme bien faite, pour un cerveau bien fait ». La fable a aussi été recueillie dans Pendant l'orage et Dans la tourmente.

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