"Les petits poissons rouges", par Quasi. La signature omnibus de Quasi — Remy de Gourmont, Alfred Vallette, Albert Aurier en usèrent — couvrit, comme on sait, de son pavillon, des pastiches de tout premier ordre, dont une ballade que nous avons reproduite. Le Mercure de France ne s'en tint pas là : après les strophes ailées, vint la prose rythmée. Ces "Petits Poissons Rouges" sont un des chefs-d'œuvre du genre. Type complet du pastiche, il imite, critique, enlevant les vis et démontant les ressorts, il montre et explique la mécanique de cette menue pièce d'horlogerie, le poème en prose :

LES PETITS POISSONS ROUGES DANS LEUR BOCAL
OU
ANATOMIE DU POEME EN PROSE

I

LE BOCAL

Dans la fraîcheur amalgamée de rêves, vers le soir qui passait par la fenêtre, il pâlissait, opalin, et sa candeur hyaline amusait la mystérieuse Amie. Joies du soir endormi, tout surpris d'être pur, et tant de rêves chatoyaient dans l'opalin bocal, où l'âme n'est pas morte : alors, ce furent d'opulentes visions de cirques byzantins avec des claquements verts et bleus d'étendards, et pourtant les cyprins n'étaient ni verts ni bleus : ils étaient rouges et ils frissonnaient d'amour dans la candeur hyaline qui amusait la mystérieuse Amie. Gloire du rêve, accroupi tel qu'un sphynx entre les ailes mornes du soir, — gloire triste et comme de lémures, car les nageoires battaient en éventail de chauves-souris, indélicates à respecter les joies du soir endormi, et je vis s'agrandir vers l'extase d'avoir peur les yeux démesurés de la mystérieuse Amie.

II

LES POISSONS ROUGES

Ils tournent, ils tournent dans le bocal de leur pensée.

Ils pensent à des miettes, des miettes, des miettes de pain, et ils n'ont pas une miette de pensée — dans le bocal de leur pensée.

Ils ouvrent la bouche — oh ! la jolie bouche aux moustaches de mandarin — et aucun son n'est proféré et leur cervelle est aussi muette que leur bouche, — dans le bocal de leur pensée.

Leur queue frétille, frétille, frétille, et nul sperme n'en sort pour féconder le réseau des œufs femelles, car leurs organes sont stériles et c'est en vain qu'ils se masturbent — dans le bocal de leur pensée.

Leur ventre est blanc, blanc comme le bouillon blanc, et tout gonflé d'une excrémentielle et inoffensive vanité : il crève et ce sont des bulles, et à fleur d'eau les bulles crèvent, les bulles nées du ventre vain des cyprins — dans le bocal de leur pensée. Leur nageoire est noire, plombée par le stupide venin qui les étourdit, les fait virer comme ânes au moulin : Virez, virez, petits poissons qui ne mordez pas — dans le bocal de votre pensée.

Leurs flancs sont rouges, du terne rouge des limaces de l'automne, et leur cœur exsangue est plus mou qu'un ver libre qui macéra trois mois durant emmi les alcools du prince de Trois-Six, — dans le bocal de sa pensée.

Leur œil est tout vairon, vert, on ne sait pourquoi, quelquefois ; et le petit poisson vous regarde de son œil vairon, si vairon qu'il en est touchant, le petit poisson qui vaironne dans le bocal de sa pensée.

Il tourne, il tourne, il tourne, le petit poisson rouge dans son bocal.

III

RAPPEL DU BOCAL

(Selon la méthode wagnérienne. mais simplifiée.)

Dans la tiédeur amalgamée de rires, vers le midi qui passait par la fenêtre, il rougeoyait incarnadin et sa rubescence almandine amusait la mystérieuse Amie.

Qui, revenue de sa stupeur, se demandait :

— "Pourquoi ne suis-je pas, moi aussi, dans un bocal ?

— Je tournerais dans le bocal de ma pensée,

Dans un bocal, dans un bocal." (Mercure de France, octobre 1892 ; pp. 167-168.)

Rue de Condé, le mot est resté et promu à la dignité de tradition : il existe, au Mercure de France, un dossier "Poissons rouges" ; sa chemise contient les poèmes trop travaillés, trop "littéraires", trop tarabiscotés adressés à la revue et qui, jamais, ne connaîtront seulement la gloire du "marbre". Oubliés autant qu'inédits, ils dorment là leur éternel sommeil.

(Léon Deffoux & Pierre Dufay, Anthologie du pastiche, tome second, Les Editions G. Crès & Cie, 1926.)