L'Art moderne (1881-) |
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Dix-neuxième année, n°31, dimanche 30 juillet 1899
............................................................................................................................................... [p. 254] L'un c'est la Psychologie de la Colonisation française, par DE SAUSSURE. Ce n'est pas du raisonnement, mais un suggestif exposé de faits, déduit et tracé avec une calme malice, se transformant parfois en une douloureuse résignation à l'aspect de ce que les politiciens imbéciles et sectaires accomplissent au nom d'une grande et sympathique nation dévoyée de ses traditions par le cosmopolitisme et par les fabricateurs intolérants de théories idiotes, irréprochables au point de vue de cette si belle chose, « la logique formelle et pédantesque », mais idiotes, oui, indubitablement. Je ne cite cette œuvre qu'en passant, puisqu'elle n'a qu'un rapport ténu avec les spécialités auxquelles se consacre l'Art moderne. L'auteur y dégage ingénieusement les causes des avortements sans cesse renouvelés du gouvernement français en matière de colonisation ; ce gouvernement étrange qui a pour norme que tous les humains étant frères et égaux en vertu de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et des Grands principes de 89, un Nègre de la Martinique, du Sénégal où de Madagascar, un Mongol ou un Indoustani de la Cochinchine, soumis à une bonne éducation à la française, à une sévère discipline à la française, et à une bonne loi électorale à la française, doit infailliblement acquérir une âme française et devenir apte à régler les choses françaises aussi bien et aussi nettement que n'importe quel Français. L'auteur cite ce fait invraisemblable que Paul Bert (qui se croyait un physiologiste positiviste à la Comte), nommé gouverneur du Tonkin, a, comme mesure d'inauguration, fait traduire en langue tonkinoise la susdite Déclaration des droits de l'Homme et l'a fait afficher dans tous les villages de ce lointain et pagodinant pays, persuadé que cette mirobolante mystification allait transformer en parfaits philanthropes ces populations clichées en leurs mœurs et leurs idées par des siècles de vie racique propre et anti-européenne ! Ce que deviennent les colonies quand on les soumet à ce régime d'unification suivant « les grands principes », on le sait de reste, et l'Angleterre, pour ne citer qu'elle, en fait sa joie et son profit. Dire que c'est le fait de libres penseurs qui ne s'aperçoivent pas que leur système de « monogénisme » humanitaire descend directement d'une des plus enfantines légendes de cette religion catholique qu'ils abominent : le mythe du couple adamique unique dans le Paradis terrestre, aussi bousculé désormais que l'énorme erreur du Soleil tournant autour de madame la Terre. L'autre Livre rentre directement dans l'Art, par l'une des formes les plus vivantes, les plus persistantes, les plus ubiquitaires de celui-ci, la Littérature. Il est de REMY DE GOURMONT et a pour titre : Esthétique de la Langue française. Oh ! l'allégresse de savourer ces pages (dont déjà je fis l'éloge avec foi quand elles furent débitées par fractions dans la Revue blanche), ces pages hardies, salutaires, qui massacrent les magisters et les gardes champêtres de Lettres et leur mettent le nez dans leurs âneries ! Oh ! la démonstration triomphante de ces grandes vérités sans cesse visibles et, pourtant, constamment méconnues, qu'une langue est un organisme vivant, en transformation ininterrompue, puisant sa beauté et sa vibration dans le renouveau, émanant du peuple et non des pédants, ayant pour devoir d'abhorrer le corset des grammaires, les menottes des syntaxes, le ligotage de l'orthographe, les émondages et les tyrannies bourgeoises du dictionnaire, du fameux, et sacré dictionnaire ! En six études successives, dépouillées elles aussi de la misère des beaux raisonnements symétriques trompeurs, ne procédant que par des constatations de faits, Remy de Gourmont, savant, mieux que savant, ingénieux, mieux qu'ingénieux, esprit de goût et de musicalité verbale, montre d'abord à quelles lois naturelles et ancestrales est soumise la vraie Esthétique de la langue française et les péchés, horribles, contre cette esthétique qui furent commis, et sont encore perpétrés, par les irréductibles en prétendue correction grammaticale, étymologique et chrestomathique. Son exposé abonde en renseignements curieux, suggestifs et décisifs. Il demande plaisamment, en son final, qu'au lieu de la fameuse et gérontocratique Académie du Dictionnaire, on fonde une Académie de la Beauté Verbale. Va-t'en voir s'ils viennent, va-t'en voir en la Sorbonne et autres mauvais lieux ! Ensuite, sous le titre La Déformation des mots, il s'attaque avec une irrésistible ironie à ce qu'il nomme « la peur du mot nouveau « et éparpille aux quatre vents du ciel les sottises des faiseurs de ces nomenclatures réjouissantes en deux colonnes qualifiées Ne dites pas mais Dites. Il explique la logique naturelle des déformations populaires qu'habituellement on ridiculise et dont la plupart sont absolument conformes au génie intime de la langue. Les exemples foisonnent, accompagnés de réflexions fines, scientifiques, irréfutables. Les faiseurs de néologismes heureux sont vengés et « les puristes » intransigeants mis en capilotade, réduits en charpie. Vient ensuite l'analyse subtile de l'emploi de la Métaphore dans la formation du langage et, brusquement, quantité de mots que nous employons sans nous douter de leur beauté comme images et rapprochements avec la nature ambiante, révèlent un intérêt nouveau et séducteur. Ils ne sont plus simplement et froidement des désignations arbitraires, mais les tableaux, les esquisses colorées des choses dénommées, en lesquels celles-ci renaissent, se révélant plus vivantes, plus vibrantes, plus sonores, attestant le goût inné, naïf et [p. 255] sûr du peuple injustement méprisé qui les a créés instinctivement en leur beauté éloquente et simple. Puis c'est le problème, encore mal vidé, du Vers Libre, par lequel l'âme de « l'Élite », se rafraîchissant enfin dans l'âme plus riche et plus saine de la masse, s'efforce de retrouver la spontanéité heureuse et charmante de celle-ci, et se dégage, après des siècles d'esclavage, des vers majestueux mais faux des classiques et des romantiques, soumis à la discipline stérilisante des prosodies réglementées jusqu'à la pédantise, oubliant la musicalité verbale, qui est l'essence suprême de la Poésie, pour ne plus considérer que la symétrie et la correction dites « parnassiennes » par une méconnaissance de ce que fut à l'origine la libre chanson des bergers et des bardes qui vécurent en plein air et sans règles scolastiques sur les flancs de la sereine montagne à Pégase. Cette partie se double de celle intitulée Le Vers populaire, avec ses hiatus ingénus, ses répétitions charmantes, ses assonances carillonnantes, ses rythmes originaux, ses déformations, ses mots forgés, sa morale à la fois très légère et très sombre, sa préoccupation de la plus imposante des grandes forces naturelles et sociales : l'Amour ! C'est le courant souterrain des traditions littéraires, dont le vers classique est le courant à découvert, l'un à fleur de terre, l'autre dedans, mais coulant tous deux sur le même fond de sable ; l'Homme et ses vieux malheurs. Enfin, ce livre curieux et excellent s'achève par une étude sur le Cliché, les phrases faites une fois pour toutes. Des hommes, dit-il, peuvent parler une journée entière et toute leur vie, sans proférer une phrase qui n'ait pas été dite : on a écrit des tomes compacts où pas une ligne ne se lit pour la première fois; cette faculté singulière de penser et parler par clichés est quelquefois développée à un degré prodigieux et sans doute pathologique. Et l'admirable auteur déroule alors quarante pages, à la fois graves et amusantes, de réflexions sur ce phénomène qu'il croit utiles (et combien, vraiment, elles le sont !) à ceux qui observent curieusement le mécanisme de la pensée humaine, et qui aussi guériront, assurément, ceux qu'une faiblesse intellectuelle entraîne à l'emploi de ces clichés, dont il sépare, au surplus, le domaine légitime du domaine usurpé et agaçant où règnent l'illustre Homais et ses successeurs. Tel l'ensemble. Quand je l'ai lu, j'ai commencé par marquer, suivant ma coutume, les passages qui me semblaient dignes d'être signalés. Ils furent promptement si nombreux qu'ils se confondirent avec l'œuvre entière. Ceci témoigne combien elle est précieuse. La lire d'un bout à l'autre. La lire comme un plaisir et comme une leçon, leçon plus efficace que six ans de lycée, quatre ans d'université et dix ans de fréquentation des cénacles où pontifie telle ou telle incapacité méconnue. Voilà le conseil que je donne avec conviction et enthousiasme. On en sort intellectuellement rajeuni, réconforté, et fier d'une indépendance littéraire mieux comprise parce qu'elle est mieux justifiée. EDMOND PICARD. p. 253-255. [Texte communiqué par Victor Martin-Schmets, janvier 2009]
[Texte communiqué par Vincent Gogibu, février 2009] |