Jusqu'ici les chevaux n'avaient jamais passé pour être particulièrement intelligents. On leur reconnaissait une mémoire assez développée, d'où la possibilité de subir facilement un certain dressage, mais ces facultés ne leur sont pas spéciales et on les retrouve chez le chien, par exemple, à un degré plus sensible. Il y a bien, dans le légendaire des animaux, toutes sortes d'anecdotes qui semblaient montrer chez le cheval une sorte de présence d'esprit, si l'on peut dire, mais elles passaient pour controuvées. Il va peut-être falloir examiner de plus près ces histoires. Le cheval nous ménageait des surprises et si tout ce qu'on raconte de Zariff et Mohammed est véritable, notre opinion va s'en trouver modifiée, ainsi du reste, que nos idées sur la psychologie des animaux. Disons tout de suite qu'il n'est plus possible de contester les faits et gestes de Zariff et de Mohammed et disons aussi qu'ils sont prodigieux, hors de toute proportion avec ce que l'on pouvait attendre. Reste à les interpréter. C'est ce qui semble le plus délicat. Voici l'histoire, qui est garantie par le témoignage de plusieurs savants allemands. J'en donne l'abrégé d'après un compte-rendu d'une personne à l'esprit sûr, versée dans la psychologie animale et qui n'a nul intérêt dans la question. Cet article de Mme Anna Drzewina, qui paraîtra dans la prochaine Revue des Idées, raconte des choses invraisemblables et dont on peut cependant garantir la véracité absolue, quoique déconcertante. Prenons les choses par le commencement.

Il y a quelques années on exhiba à Berlin un cheval savant, âgé de huit ans, qui souleva un véritable enthousiasme. Nous sommes si mal informés des choses de l'étranger que ce n'est que tout récemment que la nouvelle nous parvint. Hans, c'est le nom de ce précurseur, appartenait à un ancien professeur de mathématiques, M. Von Osten, qui avait eu la patience de lui donner, comme à un enfant, une éducation complète. Ayant foi en son cheval qui lui avait montré des signes certains d'intelligence, il avait fini par lui apprendre à lire et à compter, en se servant de signes conventionnels. « Le cheval répondait aux questions qu'on lui posait, stimulé, non par une cravache, mais une parole persuasive, la caresse, les morceaux de sucre ou de carotte. Comme il travaillait même en l'absence de son maître, avec n'importe quelle autre personne, tout soupçon de subterfuge, d'un truc, devait être éliminé. Son maître, avec une entière bonne foi, comme on a pu s'en convaincre, croyait en l'intelligence qu'il aurait su développer grâce à son talent d'éducateur. D'autres invoquaient la télépathie, la suggestion, d'autres enfin, les plus « raisonnables », n'y voyaient que l'effet du dressage, fantastique à la vérité, si l'on songe à la qualité énorme des réponses que le cheval savait donner. En effet, Hans répondait, soit en inclinant la tête, soit en la secouant, à toutes les questions qu'on lui posait et auxquelles il pouvait être répondu par oui ou par non. Il était capable de résoudre des problèmes d'arithmétique assez compliqués en frappant le sol autant de fois que le nombre comportait d'unités : il savait épeler avec un alphabet conventionnel. Il savait indiquer l'heure, la date, les accords harmonieux et ceux qui ne l'étaient pas. Bref, conclut Mme Drzewina, son intelligence aurait été celle d'un enfant de quatorze ans. » C'était trop, beaucoup trop pour un cheval. Il fallait trouver une explication et on résolut d'en confier la recherche à une commission scientifique, composée de professeurs, de directeurs de cirque et de jardin zoologique, de vétérinaires. Ce rapport ne se fit pas trop attendre et conclut d'abord qu'il fallait écarter toute idée de supercherie, mais il admit ensuite que le cheval ne faisait qu'obéir à un signal inconscient de l'expérimentateur. Ce signal, qu'on ne trouvait pas, M. Pfungst, du laboratoire de psychologie de Berlin, crut le découvrir un peu plus tard. C'était un signe imperceptible de la tête que faisait la personne qui le questionnait et par lequel Hans comprenait où il fallait s'arrêter et que le nombre de coups frappés était suffisant. Quoique cela ne résolût nullement le problème, on se contenta de l'explication et l'on décida que les facultés psychiques de Hans consistaient seulement en la faculté d'associer les mouvements de l'expérimentateur et ses propres mouvements. Mais comme c'était le cheval qui avait spontanément découvert cette association, elle n'était qu'une preuve de plus de son intelligence. On laissait d'ailleurs de côté les réponses par oui et par non qui, du fait de cette explication, n'en recevaient aucune. Quoi qu'il en soit, la question Hans fut considérée comme désormais sans intérêt et son maître, M. Von Osten étant mort sur ces entrefaites, inconsolable du discrédit jeté sur son cheval, on ne devait plus parler de l'intelligence des chevaux, quand surgit, il y a quelques semaines, M. Karl Krall et son livre, Les Animaux pensants.

M. Krall est un riche commerçant d'Elberfeld, qui s'occupe beaucoup de sciences naturelles et de psychologie. Pendant que se poursuivait le procès de Hans devant la commission scientifique, il avait été un de ceux qui doutaient de la valeur de l'examen qu'on lui faisait subir. Aussi quand le silence se fut fait autour de l'animal savant il l'acheta et se mit à l'étudier longuement. Alors il s'aperçut que le cheval, dérouté par le changement de méthode qui lui avait été brusquement imposée par la commission et par M. Pfungst, reprenait peu à peu son équilibre. Mais M. Krall s'aperçut aussi que les défaillances que l'on relevait parfois chez Hans étaient dues à la manière défectueuse qui avait été employée par son premier éducateur. « Comme nous l'avons dit, explique Mme Drzewina, le cheval était obligé de frapper avec son sabot autant de fois que le nombre comportait d'unités ; toutes les fois que le nombre était un peu élevé, la patience du cheval était mise à une rude épreuve, sans compter que l'exercice était plutôt fatigant. M. Krall se mit donc à rééduquer Hans. Il lui apprit assez facilement à frapper les unités avec le pied droit, les dizaines avec le pied gauche, les centaines de nouveau avec le pied droit et ainsi de suite. Dans un laboratoire spécialement installé, il étudia, avec le concours d'un physicien, la sensibilité du cheval aux impressions auditives, visuelles, tactiles, ses goûts, sa mémoire. » Mais les expériences ont dû être momentanément interrompues. En effet, après une nouvelle carrière très brillante, Hans ne donne plus rien de bon. M. Krall estime que ce n'est qu'une crise passagère, mais c'est peut-être aussi la lassitude de la vieillesse commençante. En effet, Hans a maintenant seize ans, ce qui est déjà un âge pour un cheval. Cependant, M. Krall se demandait si le cas de Hans était exceptionnel ou si au contraire on pouvait espérer de faire l'éducation de n'importe quel cheval, pourvu qu'il fût jeune, actif et solide. Il acheta donc en 1908 deux étalons arabes et entreprit avec une admirable patience leur éducation selon la méthode Von Osten perfectionnée par lui. Ce sont les résultats de cette éducation qu'il a exposés dans son livre Les Animaux pensants. Ils sont tellement extraordinaires que j'aurai du plaisir à les exposer en détail dans un prochain article. Mais je puis dire dès maintenant qu'un cheval, et très probablement tout mammifère, représenterait l'intelligence humaine telle on la voit chez un enfant ordinaire.

« C'est l'âme des animaux qui se révèle », a dit le célèbre neurologiste Edinger. Ce serait émouvant et ce serait effrayant. Il est certain que Zariff et Mohammed tiendraient assez bien leur place à l'école, surtout si elle était installée dans une écurie. Ils parlent par signes, ils lisent, ils comptent, ils racontent spontanément ce qu'ils éprouvent, ce qui s'est passé autour d'eux. C'est incroyable, mais cela est, ou cela semble être, car ceux même qui ont vu, ceux-là surtout, osent à peine formuler les conclusions qui leur viennent à l'esprit.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]