J'espère qu'on se souvient des deux articles que j'ai écrits cet été sur les chevaux savants ou plutôt les chevaux intelligents d'Erbelfeld. La question, après avoir profondément secoué la psychologie allemande, commence enfin à émouvoir la psychologie française, et voici que M. Claparède l'étudie dans « les Archives de psychologie ». Ce n'est pas une étude d'après les livres, d'après les articles de revue, c'est une étude sur le vif. Il est allé voir, il est allé interroger lui-même les chevaux merveilleux, qui sont maintenant une demi-douzaine, et il est revenu avec la conviction, extrêmement modérée, qu'on se trouve en présence de faits tels que l'on n'en vit probablement jamais d'aussi extraordinaires. Ils sont inexplicables par la fraude, dit-il ; c'est un premier point. Comment donc les expliquer ? Il n'en sait rien, il n'ose conclure, il se réserve. En somme il est très troublé et encore plus prudent. Il laisse entendre en terminant, qu'il a la conviction que ces chevaux montrent de l'intelligence spontanée ; mais cela ne suffit pas à un savant. Sa conviction n'est rien pour lui. Il attend des expériences qui entraîneront la certitude. En fait, cette certitude, plusieurs visiteurs de M. Krall, le propriétaire des chevaux en question, semblent bien l'avoir atteinte. Voici un extrait de la déclaration signée par trois d'entre eux, les professeurs Kraemer, Sarazin et Ziégler : D'après eux, il est établi que les bêtes observées lisent des nombres ou des noms de nombres, écrits phonétiquement en allemand ou en français, et à l'aide de ces nombres donnés oralement ou par écrit exécutent des opérations arithmétiques ; que les chevaux qui ne sont instruits que depuis quelques mois savent faire des calculs simples, mais ne peuvent exécuter des tâches difficiles ; que les chevaux instruits depuis longtemps, « Muhamed » et « Zarif », donnent la solution de problèmes plus difficiles. En même temps, on peut constater une différence individuelle dans leurs aptitudes. Il convient encore de noter que les chevaux refusent parfois même la solution de problèmes tout à fait faciles. Ce fait dépend évidemment de l'humeur changeante des animaux, qui se manifeste aussi dans leur attitude générale. Les chevaux savent épeler des nombres aussi bien que des noms et même des mots qui sont tout à fait nouveaux pour eux, au moyen d'un tableau synoptique. L'orthographe dépend du son du mot et est souvent inattendue. Ils disent parfois d'eux-mêmes des choses compréhensibles au moyen d'un tableau alphabétique conventionnel. Il est établi que dans toutes ces productions des chevaux il ne saurait être question d'une transmission de signes. Cela résulte de la manière dont beaucoup de réponses ont été données, aussi bien que du fait que des exercices, même difficiles, ont réussi lors même que le palefrenier était absent et que M. Krall, se trouvant hors de la salle, ne pouvait être vu par les chevaux. Des succès furent même constatés alors que toutes les personnes présentes s'étaient éloignées de la salle et restaient invisibles aux chevaux. Voilà donc une constatation authentique des faits, signée de personnes dont la bonne foi, la science, l'expérience sont égales. De son côté, le professeur Besredka, de Paris, déclare : « J'ai été émerveillé de la précision avec laquelle les chevaux de M. Krall répondaient aux questions qu'un homme aurait mis beaucoup plus longtemps à résoudre. Il ne peut y avoir aucun doute que les chevaux raisonnent, calculent. » Enfin, voici ce que disent M. Mackenzie, de Gênes, et M. Assaplio, de Florence : « Nous avons entre autres obtenu du poney « Hauschen » des résultats remarquables en fait de numération et d'addition (même de nombres de trois chiffres) sans qu'aucune personne en dehors de nous fût présente dans la salle d'expérience ou dans la cour attenante. Le cheval « Muhamed » a résolu correctement et sans hésitation, en notre présence, des questions arithmétiques que nous avions préparées d'avance, à l'insu de toute autre personne, y compris des racines cubiques et quatrièmes, tandis que nous étions assis à côté et un peu en arrière du cheval. Nous avons établi à plusieurs reprises que les chevaux, outre des fautes de calcul, donnaient souvent des réponses qui ne correspondaient pas à ce que les personnes présentes attendaient, ou que même peut-être elles souhaitaient. » Cette dernière phrase est pour répondre à l'hypothèse de la transmission de la pensée entre les chevaux, les spectateurs et surtout l'éducateur ; hypothèse d'ailleurs inconsistante, plus mystérieuse même que le travail des chevaux prodiges. Certes, il est étonnant, il est renversant, de voir un cheval extraire des racines carrées et même cubiques, mais l'étonnement cesse à un certain point quand on considère que le calcul est un don aussi inexplicable chez les hommes que chez les chevaux. Récemment, le docteur Desruelles a découvert dans un asile d'aliénés un jeune aveugle-né, âgé de dix-huit ans, qui calcule dans l'espace d'une minute et quart le nombre de secondes qu'il y a en 39 ans, 3 mois et 12 heures, sans oublier les années bissextiles. Il ignorait ce que c'est que le carré d'un nombre, on le lui explique, il comprend aussitôt et se met à calculer des carrés de trois et quatre chiffres. Alors qu'Inandi mettait un temps relativement long à extraire la racine cubique d'un nombre de quatre chiffres, le jeune dégénéré trouve la solution en 20 secondes. On sait que Poincaré disait : « Quant à moi, je suis obligé de l'avouer, je suis incapable de faire une addition sans faute. » Il n'y a aucune relation entre le don du calcul et l'état d'intelligence supérieure. En somme, les opérations mathématiques de « Muhamed » m'étonnent beaucoup moins que le fait qu'on ait pu lui en apprendre le mécanisme, c'est-à-dire communiquer avec lui dans un ordre d'idées aussi abstraites. Même si le cheval n'opère ses calculs que d'une façon pour ainsi dire mécanique, comme le jeune aliéné du docteur Desruelles, il faut tout de même qu'il ait une certaine possibilité de réflexion, et cette réflexion ne peut être basée que sur l'intelligence, car il a fallu tout de même, pour mettre en œuvre ce mécanisme, qu'il le comprenne. Mais je trouve encore plus extraordinaire qu'un cheval ait pu saisir le mécanisme de l'alphabet, qui entre parfois si difficilement dans la tête d'un petit écolier, et que, en entendant un son, il puisse le transformer aussitôt en un signe, que devant un signe écrit au tableau, il puisse le transformer en une idée, même très élémentaire, l'idée de carottes, par exemple. Cela bouleverse toutes nos notions sur les animaux. Il suffisait de les instruire pour qu'ils se révélassent nos pareils, car cela ne fait que commencer. M. Edinger, qui est l'homme d'aujourd'hui qui connaît le mieux l'anatomie du cerveau des mammifères, n'est pas absolument surpris de ce résultat. Il s'est même demandé à quoi pouvait bien servir un organe si riche en fibres associatives. « Au lieu de le comparer à celui de l'homme, comparons le cerveau du cheval à celui de la tortue, par exemple, et nous allons voir le problème se retourner. Cette fois, nous nous demandons comment il se ferait que le cheval, dont l'encéphale est infiniment plus développé que celui de la tortue, ne soit pas capable d'un plus grand développement intellectuel ; or, pratiquement, nous ne savons guère plus de la vie mentale du cheval que de celle de la tortue. Cela prouve que nous n'avons pas encore trouvé la méthode efficace pour tirer de ce cerveau tout ce qu'il serait possible. Et c'est précisément le grand mérite des expériences de M. Krall, que de nous avoir offert cette méthode. » Les animaux sont des intelligences murées. Si nous pouvions leur ouvrir des fenêtres, nous serions surpris, épouvantés peut-être de tout ce que contiennent ces cerveaux où la lumière n'est pas entrée. De ce point de vue, les résultats obtenus par M. Krall, devraient sembler tout à fait naturels. Déjà, le fait pour un animal de se laisser apprivoiser, d'avoir confiance en l'être qui pourvoit à sa nourriture, de manifester pour lui une sympathie, est une présomption d'intelligence. On se demandera pourquoi, si les animaux sont intelligents, ils ne l'ont pas manifesté plus tôt. Mais nous voyons chaque jour des sauvages montrer pour diverses sciences élémentaires une aptitude spontanée qui ne s'était jamais révélée chez leurs ancêtres. Et pourtant le sauvage est pourvu du principal organe extérieur sans lequel l'intelligence se manifeste bien difficilement, la parole. Tout l'effort de l'éducation des animaux doit porter sur ce point : mettre à leur disposition un moyen par lequel ils puissent se faire comprendre. Celui qu'a imaginé M. Krall est encore bien rudimentaire, mais que des chevaux soient arrivés à s'en assimiler le mécanisme, rien ne prouve mieux leur aptitude au raisonnement. Mais j'arrête là ces réflexions. J'ai voulu seulement montrer que la question des chevaux d'Erberfeld passionne plus que jamais les psychologues. Une société de savants est formée pour l'étude de leurs extraordinaires manifestations. Attendons.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]