Evolution et révolution (09. 09. 1910) |
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J'ai reçu, il n'y a pas longtemps, d'un lecteur de la Dépêche, une lettre fort remarquable et qui mérite attention. On m'y reproche en termes mesurés, et comme à regret, d'avoir montré, en un récent article sur l'état présent des sciences naturelles, et aussi à propos de M. Poincaré, un scepticisme trop absolu, tel qu'il a pu troubler certains esprits de bonne volonté et, en même temps, donner aux ennemis de la vérité scientifique des armes nouvelles. Mon correspondant me signale la mésaventure arrivée à M. Poincaré quand il déclara que les deux propositions : « La terre tourne », et : « Il est plus commode que la terre tourne », ont un seul et même sens et qu'il n'y a rien de plus dans l'une que dans l'autre ; il me fait remarquer que l'Eglise s'empara aussitôt de l'argument et en use encore pour se réhabiliter elle-même d'avoir méconnu Copernic et condamné Galilée. M. Poincaré crut devoir expliquer que sa pensée avait été mal comprise et qu'il n'en était pas moins copernicien et qu'il était surpris qu'on ait pu en douter un instant. Mais l'explication n'a pas eu la publicité de la thèse et je me souviens que M. Drumont, par exemple, n'a pas fait moins de huit ou dix articles pour démontrer que l'Eglise avait toujours raison, que la « vraie » science se rangeait toujours de son côté, un jour ou l'autre. M. Poincaré a eu tort de s'émouvoir et je crois que j'aurais tort de suivre en cela l'exemple de l'illustre savant parce qu'une semaine religieuse ou un journal de même sorte, dans un article intitulé « Leurs aveux » a cité en effet cet aveu : « Nous ne savons pas du tout comment le monde a été fait », en omettant ce qui suit : « Nous savons que le monde n'a pas été créé par un Dieu. » Ces procédés de polémique me semblent comiques extrêmement et cette manière de me faire avouer la faillite de la science m'apparaît telle qu'une bonne fourberie, bien propre à éclairer les fidèles sur mes sentiments véritables. Que des imbéciles méconnaissent M. Poincaré, que des sots travestissent ma pensée, cela n'a aucune importance, mais ce qui est peut-être insupportable c'est qu'ils appellent des aveux ce qui n'est que la constatation fière et désintéressée d'un tel état d'esprit, d'un moment de la pensée humaine. Il est certain, nous n'avons pas de grandes lumières sur l'origine de la terre, de la vie, des animaux. Les hypothèses anciennes et même les plus récentes ont été abandonnées. On cherche, on imagine, on rêve. Un vent de positivisme souffle à nouveau sur le monde ; on regarde ce qui est et on cherche à le mieux comprendre. La théorie transformiste était trop belle, trop séduisante pour être, je ne dirai pas vraie, mais exacte. Elle s'accordait trop bien avec ce que nous croyons savoir des faits pour n'être pas artificielle ; on devait s'en apercevoir tôt ou tard ; tout est rentré avec une telle facilité qu'on en était même surpris. C'est cette facilité même qui a dégoûté certains savants ; ils se sont mis à examiner sa méthode avec plus de soin et ils ont été épouvantés. Cette explication de toutes choses par une suite de modifications imperceptibles une à une et assez formidables, au total, pour muer un poisson en oiseau, n'explique rien du tout. Cela se bornait, si on allait au fond des choses, à affirmer l'existence d'une chaîne dont on ne voit que le premier et le dernier anneau. Mais la nature suit une logique qui n'est point nécessairement celle de notre esprit et là où on supposait une chaîne, on s'aperçut qu'il était très possible qu'elle n'existât point. L'homme se range incontestablement parmi les primates, mais les grands singes sont-ils ses ancêtres ou est-il l'ancêtre des grands singes ? Ce n'est pas l'étude des prétendus hommes préhistoriques qu'on découvre de temps en temps qui fera beaucoup avancer la question. L'humanité depuis l'époque du renne aurait beaucoup changé et progressé, mais comment se fait-il que le renne, lui, depuis ces temps lointains, se dresse toujours le même, immuable ? Cependant le renne, animal à température très élevée, est beaucoup plus récent que l'homme, à température relativement froide, et par conséquent bien plus sujet à la variation. Il en est ainsi des oiseaux, plus récents encore. On sait qu'on fait pour ainsi dire ce que l'on veut des oiseaux domestiques, poules, canards, pigeons, dont l'aptitude à prendre toutes les formes est presque inimaginable. Ce serait même le meilleur argument du transformisme, si ces variations étaient l'œuvre de la nature, mais elles sont celles de l'homme et ne concordent nullement avec la théorie qui exige une extrême lenteur. On reste toujours d'ailleurs dans l'intérieur de la même espèce, et cela ne sert de rien pour expliquer les origines. Pour expliquer les diversités des espèces fixes, comme pour expliquer l'homme, on a eu recours, assez récemment, à la théorie de la mutation que j'ai exposée ici-même. Elle n'est pas invraisemblable. Elle substitue l'idée de révolution brusque à l'idée de transformation lente. La mutation expliquerait l'apparition soudaine dans les couches géologiques de formes nouvelles qu'on ne peut apparenter logiquement aux formes précédentes. Quand on l'applique dans un champ plus restreint, à l'origine de l'homme, par exemple, on suppose que son cerveau a grossi brusquement en volume et en complexité ; et ce n'est pas fou, puisque c'est un phénomène qui se produit encore. Il naît des êtres destinés à être plus intelligents que les autres, dont le cerveau dépasse de beaucoup le poids moyen. Que ces cerveaux exceptionnels deviennent héréditaires et une race nouvelle est créée. Il y a des traces de cela dans les races humaines, qui sont loin d'être égales en intelligence. D'autre part, on veut maintenant rattacher les mutations des plantes, bien constatées, à des cas rares de la loi de Mendel. Quoi qu'il en soit, j'avoue que cette hypothèse ne serait pas encore très satisfaisante, mais elle peut supporter des études et des recherches. Chercher, même sans espoir de trouver, c'est une des activités de la science. L'idée de révolution a longtemps été classique en géologie et elle tend à le redevenir ; elle n'aurait, dans les sciences naturelles, rien d'illogique. Elle ne s'opposerait même pas à celle d'évolution qui semble évidente, du moins pour certaines séries de faits. Il ne faut pas confondre le transformisme, qui est un moyen d'expliquer l'évolution, et l'évolution elle-même. Mais celle-ci devra peut-être se corriger par l'idée de révolution. Ce sont sans doute ces deux idées réunies en une heureuse synthèse qui serviront de base à une future explication du monde. Mais il faut assurément ranger ce futur dans un lointain très lointain. Ce que l'on cherche présentement et ce qui n'est peut-être pas très facile à trouver, c'est une méthode d'observation et de provocation de phénomènes. Les biologistes commencent à être un peu las des larges théories et des grandes hypothèses qui les ont si souvent trompés dans leurs espérances, et ils recommencent par le commencement, sans idées préconçues. Il y a également là un danger, car une observation faite sans but précis perd beaucoup de sa valeur, et si on ne sait à quoi la rattacher, son intérêt diminue. Cependant, la science de la nature n'a jamais été plus ardente, plus désintéressée, moins préoccupée des fausses questions de religion et de vague philosophie qui, au temps de Darwin, par exemple, entravaient sa marche, sous prétexte de la guider, et jamais il n'a été plus certain que c'est en elle seule qu'on doive mettre toute sa confiance. REMY DE GOURMONT. [texte communiqué par Mikaël Lugan] |