Hannetons et gribouris (28. 03. 1914) |
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« En 1451, dit le docteur Henri Bon, les habitants de Lausanne intentèrent un procès aux sangsues du lac de Genève ; un huissier fut envoyé et fit trois citations aux accusées. Dans la suite, l'évêque de Lausanne, devant qui l'affaire fut portée, décida que le plébain (le curé) avertirait lesdites sangsues, tant celles qui seront présentes que les absentes, d'abandonner les lieux qu'elles ont témérairement envahis et de se retirer là où elles sont incapables de nuire. » Peut-on être plus poli, plus formaliste même, envers des animaux, et quels animaux, de vilaines sangsues ? Mais elles vivent, ce sont des créatures de Dieu, elles ont droit à des ménagements. Qu'elles fassent leur métier, qu'elles se nourrissent en piquant ou en suçant, mais qu'elles laissent aux hommes les rivages. Evidemment les sangsues ont été sensibles à de tels avertissements, car le procès n'eut pas d'autres suites. A Coire, toujours en Suisse, il y eut une invasion de chenilles. Ses habitants ne perdirent pas la tête et après en avoir délibéré fort sérieusement ils citèrent les bestioles devant le tribunal du canton. Celui-ci opérant dans les règles leur assigna un avocat, mais je ne sais pas les suites. On sait rarement la suite dans ces histoires, probablement parce que les animaux ayant subitement disparu, le procès tombait de lui-même. Et comme cela augmentait la confiance du peuple dans la justice, les autorités n'avaient garde de poursuivre une action dont, au fond de leur cœur, elles n'étaient pas sans connaître l'inanité. Il y a parfois des exemples d'une certaine complication. Encore à Coire, des scarabées, probablement des hannetons ayant dévasté les campagnes, ils furent cités par édit public à comparaître devant le magistrat provincial. Les hannetons, comme on pouvait s'y attendre, firent défaut, ce dont le juge prit acte pour les pourvoir charitablement d'un curateur, « prenant en considération leur jeune âge et l'exiguïté de leurs corps et pensant qu'ils devaient jouir du bénéfice que la loi accorde aux animaux. » Ce curateur fit une magnifique plaidoirie et démontra que ses clients étaient en possession immémoriale du droit de vivre sur les terres désignées au procès. On ne pouvait donc les forcer à déloger qu'en leur fournissant une localité convenable. Mais comme cette désignation était délicate, on la remit à une prochaine session et les hannetons de Coire s'étant enfoncés en terre, ils firent tranquillement leur mue en remettant à une autre génération le soin de reprendre leur repas traditionnel. Une des plus jolies histoires de ce genre est celle des rats d'Autun contée ainsi par le docteur Bon : « Au seizième siècle, Barthélémy Chassanée, qui devint premier président au Parlement de Provence, fut, au début de sa carrière, avocat des rats d'Autun, dans un procès intenté à ces derniers par les habitants de la ville. Il obtint deux fois le renvoi de la cause ; une première fois, sous prétexte que les curés de la ville (représentants de leurs paroisses) n'avaient pas tous pris part à la citation et que, par suite, on ne savait pas exactement quels rats étaient accusés. Satisfaction lui fut donnée, mais au jour du procès les rats firent défaut ; alors il invoqua qu'étant donné le peu de longueur de leurs pattes et la distance à parcourir, le délai avait été trop court et devait être prolongé. » Le grave jurisconsulte s'amusait évidemment, non moins que le tribunal, tout en faisant prendre patience au pauvre peuple. Mais les bêtes en liberté étaient décidément bien récalcitrantes aux objurgations de la justice civile. Les vignerons d'entre Langres et Dijon, voyant leurs vignes saccagées par le coléoptère qu'on appelle « écrivain » (parce qu'il semble laisser comme des marques d'écriture sur les feuilles qu'il a copieusement trouées) eurent l'idée de porter leurs plaintes devant la juridiction ecclésiastique. Cela se passait à Dijon en 1551. On voit que « sur les remontrances faites de la part des jurés vignerons, du dégât que font aux vignes certains menus bestiols appelés escripvains, Messieurs (de la chambre de la ville) se sont retirés devers Me Philippe Berbis, vicaire général du révérendissime cardinal de Givry, évêque de Langres, pour le prier d'aviser le moyen de faire extirper lesdits bestiols, soit par admonition, excommunication ou prières à Dieu, avec procession, prières et oraisons du peuple : lequel vicaire général a fait réponse qu'il y aviserait et qu'il trouvait les moyens allégués par Messieurs de la ville très bons, et avisera le moyen qui lui semblera être le meilleur ». Il est décidé ensuite que les échevins devront se trouver en l'église Saint-Jean le samedi 11 juin, à trois heures du matin, pour assister à la procession qu'il a été ordonné de faire « pour prier Dieu de extirper les bestes et vermynes appelées escripvains qui endommagent les vignes ». Mais tout cela prenait du temps et les écrivains qu'on appelle en certains lieux gribouris eurent tout le temps de redescendre des feuilles aux racines, d'accomplir leurs différentes métamorphoses et de reparaître sur les pauvres feuilles nouvelles qu'elles découpèrent avec une vigueur toute rajeunie. Ce n'est qu'au bout de deux ans que le vicaire général de Langres délivra son monitoire. Il menace lesdits gribouris de malédiction et d'anathème s'ils n'obéissent pas à ses injonctions et continuent leurs dégâts. Contre la justice, tant séculaire qu'ecclésiastique, les libres animaux avaient toujours le dessus. Le peuple n'en continua pas moins à aller de l'une à l'autre, réclamant tantôt le procès en règle, tantôt l'excommunication. « Item, dit le registre municipal de Thonon, à la date du 15 novembre 1731, a été délibéré que la ville se joindra aux paroisses de cette province qui voudraient obtenir de Rome une excommunication contre les insectes et que l'on contribuera aux frais au prorata. » Dans mon enfance, à la campagne, j'ai encore pris part à des battues, accompagnées de cris et de récitation de formules conjuratoires, contre les rats, taupes et mulots. C'était même très amusant, on faisait de grands feux de broussaille, on brandissait des tisons et on avait la satisfaction de croire qu'on jetait l'épouvante parmi ces bêtes redoutées des cultivateurs et des jardiniers. L'homme ne consent jamais à s'avouer désarmé contre les animaux qui sont les ennemis de son travail, et quand il ne possède pas d'armes précises, il en imagine de chimériques qui amusent son imagination. Le Dr Bon voit dans la portée judiciaire de ces histoires la reconnaissance du droit des animaux à la vie, droit que la justice peut leur enlever, en punition de leurs méfaits. Je crois plutôt que les procès d'animaux dévastateurs étaient plutôt un moyen empirique de mettre fin à leurs méfaits. Ce moyen, qui n'eut jamais d'effet réel, semble quelquefois très bien réussir, car les invasions d'insectes ont toujours une fin : les chenilles ne vivent, par exemple, qu'une brève saison. On ne risque jamais rien en leur enjoignant de partir. Elles obéissent toujours quand le moment est venu de se transformer en papillons. Le clergé ordonne encore des prières pour ou contre la pluie. C'est jouer à coup sûr. Il pleuvra un jour ou l'autre. Il fera soleil un jour ou l'autre : c'est le plus vieux principe de la sorcellerie d'accorder toujours ses prophéties avec les probabilités ou même avec des certitudes ignorées du peuple. REMY DE GOURMONT. [texte communiqué par Mikaël Lugan] |