Histoires de bêtes (17. 09. 1913) |
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Il y a partout des amateurs d'histoire naturelle et si aucun d'eux n'a la magnifique patience et le génie d'observation d'un Fabre, plus d'un a fait des remarques qui sont encore fort dignes d'intérêt. Il est difficile de voir. Il ne suffit pas d'ouvrir les yeux. Il faut savoir aussi ce que l'on regarde et pourquoi on le regarde ; il faut pour ainsi dire que l'observation soit devancée par le raisonnement. Elle est moins une découverte qu'une preuve. Il en est de même dans toutes les sciences, qui ne sont rien, si elles ne sont pas guidées par la théorie. Ceci explique pourquoi tant de gens, se livrant sans études préalables à l'observation des mœurs animales, n'arrivent à y discerner rien de nouveau ni même de curieux : quand on ne sait pas ce que l'on cherche, on ne trouve rien. Il est vrai aussi que si on le sait trop bien, on le trouve trop facilement, car une conviction arrêtée n'est pas sans amener de fausses certitudes. La nature est si vaste, d'ailleurs, et si compliquée et par endroits, si impénétrable qu'il faut souvent savoir se laisser tromper par les faits apparents pour arriver à une connaissance logique du mécanisme immense et toujours mystérieux de la vie. Comment se faire, par exemple, une opinion raisonnable sur la stabilité de l'instinct ? Les faits sont contradictoires. On admet en principe que toute espèce animale se rencontre toujours pourvue des mêmes mœurs. Les adaptations que nous constatons sont toujours très anciennes. Quand on s'aperçoit qu'elles se sont modifiées, ou qu'elles sont en train de se modifier, la première idée qui vient à l'esprit est que l'on a la berlue ; mais la seconde, si les observations se multiplient, est de faire intervenir un fait exceptionnel, souvent de hasard, duquel dépendent nécessairement ces modifications. Voici à ce propos ce que raconte M. Paul Noël, directeur à Rouen, du laboratoire d'entomologie agricole. M. Pouchet préparant sur les oiseaux un grand ouvrage dont il dessinait lui-même les planches, observait un nid d'hirondelle qu'il voulait reproduire. Mais il s'aperçut bientôt que ce nid ne ressemblait à aucun de ceux qu'il avait recueillis autrefois quand il faisait la belle collection qui est au Museum de Rouen. Etonné, n'en croyant pas ses yeux, cet excellent naturaliste prend une longue vue et s'en va par la ville inspecter attentivement les nids d'hirondelle et voici ce qu'il découvre : « Dans les anciens quartiers de la ville, les nids avaient conservé l'architecture ancienne ; mais dans les quartiers nouveaux, les oiseaux avaient, eux aussi, modifié leur mode de construction. » Voici, continue M. Paul Noël, en quoi consiste cette modification : « Tandis qu'autrefois les hirondelles de fenêtre, ne laissaient à leur nid qu'une très petite ouverture circulaire, elles y ménagent aujourd'hui, avec beaucoup d'art, une plus longue fente, où les petits peuvent se placer plusieurs de front « pour respirer l'air pur et se familiariser avec le monde extérieur. C'est pour eux un véritable balcon. » La cause de l'innovation n'est évidemment pas la recherche de l'air pur ni le souci de ménager un balcon, mais Pouchet aimait à relater les choses sous une forme badine. Il est plus probable que l'hirondelle avait ainsi l'intention de faciliter l'alimentation de ses petits. Rangés à la file à cette sorte de balcon, en effet, ils pouvaient recevoir la nourriture sans être constamment dérangés par les parents. Un autre observateur les a vus immobiles à leur fenêtre, avançant la tête bien sagement chacun à leur tour pour recevoir la mouche ou le vermisseau. Mais quelle est la cause physique qui a permis, à Rouen, du moins, cette évolution de la forme des nids d'hirondelles qui ne s'y rencontre que dans les maisons neuves ? Tout simplement ceci, dit encore M. Paul Noël, que dans les vieilles maisons les hirondelles se contentent de conserver et de restaurer leurs anciens nids, tandis que sur des maisons nouvellement construites, il leur faut bien en construire de nouveaux. « Elles en profitent pour les rendre plus confortables. Notons cependant que sur les vieux monuments on aperçoit déjà quelques nids construits d'après la nouvelle mode ; d'où nous pouvons conclure que d'ici deux ou trois ans l'ancienne architecture des nids d'hirondelle aura complètement disparu. » Où la question en est-elle maintenant ? Voici qui m'intéresserait beaucoup. Le nouveau mode s'est-il généralisé ou n'a-t-il été que transitoire ? Ou encore n'est-il pas sous la dépendance de la température et n'a-t-il pas été pratiqué dans le Midi avant de l'être dans le Nord ? Encore autre chose. Est-ce bien, je ne dis pas la même espèce, mais la même tribu d'hirondelles, venant de la même région ? Il faut se garder d'attribuer aux animaux notre manière de raisonner. Si l'hirondelle a changé la forme de ses nids, elle a eu des « raisons d'hirondelle » et non des raisons d'homme, et nous ne les connaîtrons jamais. Je n'aime pas beaucoup les badinages à la Pouchet ou à la J.-B. Dumas qui disait, en relatant à l'Institut les observations de Pouchet : « Il paraît que les hirondelles ont eu connaissance de la loi sur les habitations insalubres et qu'elles ont modifié leurs demeures en conséquence. » C'est un système bien fait pour perpétuer notre ignorance des causes, un peu plus importante que l'ignorance des faits, qui ne blesse que la curiosité. On a évidemment raison d'admettre en principe la stabilité des œuvres de l'instinct, cela nous donne une vue du monde plus satisfaisante, plus rassurante, mais on aurait tort d'en faire un dogme, car si les observations sur ce point sont nombreuses, elles ne sont guère précises et presque chaque fois qu'on les a menées scientifiquement, les mœurs des animaux n'ont point paru empreintes de cette rigidité qu'on leur attribue. L'instinct, pour moi, et je me suis expliqué très anciennement sur cette question, n'est qu'une forme de l'intelligence, c'est de l'intelligence qui fut autrefois très active et qui a été arrêtée dans son évolution. Si passive qu'elle soit devenue, il n'est nullement extraordinaire qu'elle ait de temps à autre quelque ressaut d'originalité. Mais dans les actes appelés instinctifs, il faut distinguer deux choses : la matière de l'acte et la forme que revêt cet acte. Il est impossible d'imaginer une espèce animale quelconque qui ne se reproduise pas, qui ne provigne pas. La physiologie détermine la forme générale de cet acte et toutes ses conséquences. L'insecte qui pond des œufs et qui doit mourir avant leur éclosion a soin de préparer pour sa progéniture les aliments dont elle aura besoin au moment de sa naissance. Voilà l'essence de l'acte instinctif. Il est parce qu'il est impossible qu'il ne soit pas, car son absence amènerait la disparition de l'espèce qui, à vrai dire, n'aurait même jamais existé. Mais que ces aliments soient de telle ou telle nature, cela n'est pas essentiel : il suffit qu'ils soient exactement adaptés à la nutrition qu'ils doivent assurer. Pour les oiseaux, il faut de même qu'ils assurent l'élevage de leurs petits, mais peu importe la forme du nid pourvu qu'il y ait un nid. S'il se ressemble presque toujours à lui-même, c'est qu'il n'y a aucun motif pour que soit modifié ce qui atteint à merveille son but, mais il n'y a non plus aucune raison pour qu'il ne le soit pas, si les conditions du milieu viennent à changer, ou la nature des matériaux que l'animal trouve à sa portée. Et c'est ce qui est arrivé pour l'hirondelle. REMY DE GOURMONT. [texte communiqué par Mikaël Lugan] |