La mort de Verlaine (18. 08. 1911) |
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Quoique Verlaine passât au café la plupart de ses journées et de ses nuits, quoique l'hôpital le reçut souvent, il avait un intérieur, si instable et sommaire fût-il. Après avoir habité un tas de médiocres hôtels du quartier Latin, il avait fini par se terrer dans un petit logis de la rue Descartes, derrière le Panthéon : il y passa la dernière année de sa vie, en compagnie d'une vieille maîtresse, Eugénie Krantsz, qui semblait, à ce moment, l'avoir définitivement fixé. Ce logis plus que modeste réalisait un des grands désirs du poète : il était enfin chez lui, il avait quelqu'un pour le soigner, il pouvait s'arranger enfin une modeste petite vie, où il goûtait quelque paix, malgré le caractère fantasque, presque hargneux, de sa compagne. Très assagi dans ses derniers mois, il avait à peu près renoncé à l'absinthe, mais non à tout alcool, et il restait assez volontiers chez lui, où sa boiterie, qui s'aggravait, le retenait souvent, ainsi que plusieurs autres infirmités, car la vie s'en allait peu à peu de ce corps, qui en avait tant abusé. Souvent, il s'absorbait en des occupations enfantines. Un jour, sa maîtresse avait acheté chez le marchand de couleurs un flacon de cette sorte d'or liquide, avec quoi s'amusent les enfants. Il commença par dorer la cage des serins, car il avait une cage pendue à sa fenêtre, puis, mis en goût, il se mit à dorer aussi tout ce qui tombait sous la main, coquetiers, vases à fleurs, tabourets, jusqu'au porte-plume dont il se servait : « Je suis comme le roi Midas, disait-il un jour qu'on le surprenait dans cette occupation, je change tout en or. » Verlaine avait, en ses heureux moments, une certaine jovialité de caractère, qui faisait un assez plaisant contraste avec son masque un peu effrayant, si effrayant que la belle Sarah Brown, qui avait voulu le connaître, s'évanouit en l'apercevant ! Il aimait les plaisanteries, les jeux de mots, savait parler avec un esprit des plus fins sur tous les sujets. Un jour qu'une autre jeune femme des plus élégantes était venue le voir en compagnie d'un poète de ses amis, Verlaine, sans réfléchir à la pauvreté présente de sa bourse, les invita courtoisement à déjeuner. La table est mise, ce qui ne demande pas beaucoup de temps, et c'est seulement alors que Verlaine se souvient que l'unique mets du pauvre déjeuner c'est un plat de poireaux qu'on arrosera de ce gros vin bleu, appelé goguenardement par le poète du « Saint-Julien-le-Pauvre ! ». Pour sauver la situation, il entame un éloge bouffon du poireau, citant Hippocrate, Gallien et Cameravius, appelant ce légume chevelu « l'asperge d'hiver », disant : « Analeptique, roboratif, diurétique, stomachique, dépuratif et cardiaque, le poireau est le roi des végétaux comestibles. » Néanmoins il était inquiet, lorsque la sonnette se mit à tinter. C'était le facteur apportant un mandat, et un mandat de cinq livres, venant d'Angleterre. On fit monter des nourritures plus convenables que la fameuse asperge d'hiver. Néanmoins, l'élégante admiratrice ne revint pas. Verlaine, sur lequel on conte maintenant tant d'anecdotes, les aimait bien et les disait bien. Il en savait de piquantes ou d'amusantes sur tous ses amis, sur les gens sans nombre qu'il avait fréquentés au cours de sa vie vagabonde. Au moment de la guerre, il avait fort connu le musicien Cabanes, rêveur très naïf, qui ne se rendait jamais bien compte de ce qui se passait autour de lui. Un jour, c'était vers le troisième ou le quatrième mois du siège de Paris, Cabanes fatigué d'entendre toujours parler de garde nationale, de rationnements, d'espions, de traîtres, de « Pruscos », sortit une minute de son éternelle et apathique rêverie pour demander d'un ton quelque peu agacé : Mais... est-ce que ce sont encore les Allemands qui nous assiègent ? Voyons, Cabanes, fit Verlaine, qui voulez-vous que ce soit ? Mon Dieu ! je ne sais pas. Depuis le temps que cela dure, je pensais que c'étaient d'autres peuples ! Verlaine, qui faisait volontiers de plaisantes chansons, en avait fait une sur cet étrange Cabanes. Elle se chantait sur l'air de la « Femme à Barbe », créée par Thérésa. C'est Verlaine qui, sans en avoir l'air, est l'inventeur du genre de chanson qui a fait la fortune de Bruant, et de la coupe de cette chanson, et de son ton à la fois gouailleur et sentimental. M. Cazals cite un couplet de « l'Ami de la Nature », bien caractéristique à cet égard : J'crach' pas sur Paris, c'est rien chouette ! Mais comme j'ai une âme ed' poète, Tous les dimanch's ej' quitt' ma boite Et j'fous l'camp avec ma compagne A la campagne ! Ainsi, Verlaine a tout renouvelé, jusqu'à la chanson argotique ! Il en avait encore composé une autre sur les trois hommes qu'il jugeait porteurs des trois plus beaux noms de France : MM. Chion-Ducollet, Gouthe-Soulard et Q. de Beaurepaire, mais cela tournait un peu à la grossièreté. Cette veine de jovialité était depuis longtemps tarie à l'époque où nous sommes, mais le poète avait retrouvé, avec la sobriété relative, sa vieille et spirituelle bonne humeur, quand le mal, à la fin, le terrassa en quelques jours. Ah ! comme je me souviens encore du pauvre et triste logis aux deux petites pièces encombrées de visiteurs, quand nous allâmes le voir une dernière fois sur son lit funèbre ! Comment Verlaine avait-il pu vivre, et vivre avec gaieté, dans ce vulgaire appartement, avec une femme plus vulgaire encore ? J'entends encore les propos de Mallarmé à ce sujet, comme nous demandions la rue Saint-Jacques et comme il exaltait la belle qualité de l'idéalisme de celui qui avait pu, portant dans son imagination toute la beauté du monde, supporter sans en souffrir la vulgaire laideur d'un tel milieu ! Il se déclarait incapable d'une telle résignation, voulant au moins, lui dont la vie était bien modeste aussi, un milieu délicat, quelques fleurs, quelques dessins, quelques objets d'art pour accompagner sa pensée. Et tout en avouant cela, il reconnaissait la supériorité d'un Verlaine qui, au moyen de rien, sans point de départ appréciable, se créait, à la mesure de ses rêves, la réalité fictive dont il avait besoin, donnant soudainement la vie au monde intérieur et magnifique qui dormait dans son âme. La vie vraie, la vie de relation d'un poète tel que Verlaine, ne devrait pas être connue. On devrait être réduit à l'imaginer et alors que l'imagination différerait donc de la vérité et aussi qu'elle serait plus logique ! Quoi que l'on fasse, on a du mal à faire coïncider le dessin réel et le dessin imaginaire, cette vie telle qu'elle fut et cette vie telle qu'on la rêve. Mais il vaut peut-être mieux qu'il en soit ainsi. Les défaillances de Verlaine nous sont un plus sûr réconfortant que ne serait la droiture absolue de ses mœurs. Elles nous sont une garantie contre le découragement et nous enseignent qu'à côté de la vie que la nature humaine nous impose, nous pouvons toujours en concevoir une autre débarrassée de la tyrannie des instincts. Puis, les choses ne valent que par la signification qu'on leur donne. C'est ce que l'on pourrait dire aussi de l'anecdote qui clôt le récit de ses funérailles : « Un événement qui, dans les temps anciens, aurait eu l'importance d'un présage, vint encore accroître l'impression produite par la mort du poète. Dans la nuit qui suivit ses funérailles, le bras de la statue de la Poésie qui décore le faîte de l'Opéra, se détacha en même temps que la lyre qu'il soutenait, et vint tomber sur le sol, à l'endroit même où avait passé, dans une apothéose, la dépouille mortelle de Paul Verlaine. Les journaux relatèrent cet accident dans la colonne des faits-divers, mais les dévots du poète virent là comme un symbole. » REMY DE GOURMONT. [texte communiqué par Mikaël Lugan] |