Les pingouins (01. 07. 1912) |
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M. Louis Gain, le naturaliste de la dernière expédition Charcot dans les régions antarctiques, ne semble pas professer pour les pingouins l’enthousiasme de quelques observateurs. Néanmoins, il les reconnaît pour des oiseaux extrêmement curieux, originaux d’aspect et de mœurs, dont l’intelligence a été surfaite, sans doute, mais dont les manifestations, quoique restreintes, restent très intéressantes. Les pingouins sont des oiseaux sociaux, dont il est peu d’exemples, ils vivent et agissent en groupe et obéissent simultanément à certaines habitudes de vie. Ces mœurs ne se retrouvent guère chez nous, d’une façon un peu apparente, que chez les corbeaux, freux et corneilles, lesquels semblent vivre une vie solidaire, et unir leurs efforts tant pour dépister leurs ennemis que pour rechercher leur nourriture. Un des caractères particuliers des oiseaux sociaux est la curiosité. Les pingouins qui n’ont pourtant guère d’occasions de l’exercer, en sont spécialement pourvus. De quelque côté qu’on pénètre dans le cercle arctique, on les aperçoit qui observent les intrus. Je me souviens d’une gravure publiée par l’expédition Gerlache, où l’on voit un pingouin planté dans son attitude humaine et qui semble hypnotiser par la contemplation d’un vaisseau engagé dans un chenal, entre les glaces. On dirait d’un vieux savant qui observe avec soin un spectacle nouveau pour lui. Le pingouin donne toujours, en effet, une impression de gravité. Haut de soixante centimètres, vêtu d’une robe blanche et d’un manteau noir, la tête encapuchonnée de noir, avec les deux cercles blancs de ses yeux, ses deux petits ailerons qui pendent comme des bras ballants, debout sur leurs pattes, le bec un peu relevé et pointant, ils regardent les choses inlassablement. Leur aspect est, paraît-il, extrêmement comique par l’importance qu’ils semblent se donner. N’est-il point d’ailleurs le notable habitant de ces régions désolées ? Tous les explorateurs ont noté l’impression étonnée qu’ils ont éprouvée devant ce grand oiseau qui s’arrête devant l’homme, en remuant lentement ses ailerons, en lui tenant des discours où l’on croit distinguer des interrogations, devant cet oiseau qui n’a pas peur, qui semble traiter l’homme comme un autre pingouin, avec une familiarité naïve. Dépourvus d’ailes, dont ils n’ont que le moignon, ils marchent sur la neige avec une certaine vélocité, quoique assez lourdement, mais déploient dans l’eau une agilité extrême. Cela frappa Dumont d’Urville qui découvrit leur existence. Il les montre faisant dans l’eau de véritables cabrioles, plongeant, bondissant : « C’est surtout en nageant entre deux eaux qu’ils surpassent les autres volatiles : Nous les prîmes, au premier abord, pour des bonites (sortes de thons très agiles), tant leur sillage était rapide et tant leurs ailes ou plutôt leurs moignons d’ailes remplissaient bien l’office de véritables nageoires. Rien n’était plus plaisant comme de les voir à la suite d’une course sous l’eau, surgir tout à coup à la surface secouer brusquement la tête, puis vous considérer d’un air ébahi et pousser leur cri baroque ». Malgré sa débonnaireté, le pingouin est brave et tient fort bien tête à son adversaire qu’il maltraite à coups de bec, mais quand il l’a mis en fuite, il décampe lui-même. Le pingouin abuse rarement de ses avantages. C’est vers la fin d’octobre (l’avril de cette région), que les pingouins se rassemblent sur les rochers en immenses colonies que l’on a appelées rookeries, qui est le nom anglais de semblables colonies chez les freux (rook). La saison des amours va commencer. C’est l’épisode capital de la vie des pingouins, celle où il se montre dans toute son originalité. De petits cailloux sont nécessaires pour construire leur nid. Généralement le couple travaille ensemble, le mâle allant à leur recherche et la femelle les disposant. A mesure que les nids s’avancent, souvent il y a des retardataires, qui ne trouvent plus de pierres pour faire leur construction. Alors des querelles éclatent. L’amour engendre l’égoïsme. La république des pingouins se composent d’un tas de petits centres qui se moquent les uns des autres. La sociabilité disparaît car l’amour est personnel et ne connaît que soi. M. Louis Gain dit à ce propos que le pingouin est un farouche individualiste. Non, mais il le devient nécessairement durant cette période. L’amour n’est une fonction spéciale que par ses conséquences ; sa préparation et son exercice ne peuvent relever que de l’égoïsme. Dès que les petits grandissent, la sociabilité reparaît. Reprenons par le commencement la cérémonie de l’amour chez les pingouins. M. L. Gain l’a remarquablement décrite, l’ayant bien observée : « Dès que les pingouins arrivent à un rookers, dit-il, les mâles se mettent à la recherche d’une femelle, avec laquelle ils resteront jusqu’à ce que les jeunes soient assez âgés pour se débrouiller eux-mêmes. Les mâles, pleins d’entrain devant les femelles, leur font une cour assidue. Parfois, deux mâles, ayant les mêmes goûts, font la cour à la même femelle. Il faut les voir alors rivaliser de galanterie. La femelle, encadrée de ses deux prétendants qui font assaut de belles paroles, n’ose pas trop se prononcer : elle est intimidée. Ces assauts de galanterie se terminent généralement pour les deux prétendants par une bataille en règle, mais nous ne pouvons dire avec certitude si le vainqueur devient fatalement l’époux de la belle. » Enfin, l’un des mâles est agréé et le nouveau couple mène la vie commune. Cependant le mari n’est pas encore à l’abri des séducteurs, mais cette fois, fort de ses droits, excité par sa compagne, qui regarde la lutte, il a presque toujours raison de l’intrus, qu’il met en fuite et poursuit à coups de bec. Alors on voit les deux oiseaux, debout l’un à côté de l’autre, célébrer leur victoire par des mouvements de la tête accompagnés d’un long croassement, et c’est, paraît-il, très curieux. Les femelles sont plus craintives et aussi plus petites que les mâles ; leur cri est plus sourd et plus faible. La cérémonie capitale du mariage a lieu selon un rite singulier. La femelle étant couchée sur un nid, le mâle s’approche d’elle lentement et saute debout sur son dos où il a beaucoup de mal à se tenir en équilibre. Souvent il le perd, tombe, recommence. Ayant enfin réussi, il se balance comme pour bien affirmer sa prise de possession et la manifestation terminée, il se laisse glisser à terre. Les deux oiseaux restent alors un bon moment face à face, les yeux dans les yeux, immobiles. Enfin la femelle remue la queue, secoue ses plumes, tandis que le mâle se tient immobile, debout près du nid. Les pingouins pondent deux œufs, rarement trois. Leur population peut donc s’accroître lentement, mais sûrement, d’année en année, et faire face aux causes de destruction qui les menacent, et dont la principale est devenue l’attaque des hommes. On a dû prendre des mesures pour protéger ces oiseaux trop faciles à massacrer. Le gouvernement des îles Falkland, dont dépendent les terres arctiques les plus riches en rookeries s’en est chargé : les pingouins sont devenus des protégés anglais. Leurs autres ennemis sont le goëland et le mégalestris, oiseaux de ces parages qui se nourrissent de leurs œufs et même de leurs petits. Ceux qui, malgré tout viennent à bien, sont l’objet d’une éducation très minutieuse, qui se donne en commun. Les jeunes poussins sont surveillés par la colonie tout entière, le rôle des parents est fini, celui de la pingouinie commence. Les élèves sont parqués par groupe sous la surveillance de quelques adultes, cependant que les autres vont à la pêche, d’où ils rapportent toute la nourriture nécessaire à cette jeunesse. Le jeune pingouin est fort turbulent et les surveillants ont beaucoup de peine à le faire tenir tranquille. Les nouveaux citoyens sont capables d’aller à la mer, cependant que les parents surmenés par ce pénible élevage, prennent quelque repos. Il y aurait bien d’autres détails à relever dans l’histoire si curieuse du pingouin, mais ceux que j’ai donnés suffisent peut-être à montrer l’intérêt que peut offrir cette étude. Ils forment assurément une des sociétés animales les plus intéressantes et qui se prêtent le mieux à l’observation. REMY DE GOURMONT. [texte communiqué par Mikaël Lugan] |