Contrairement à l'opinion commune qui ne voit les régions arctiques que comme une région morne, la vie y est d'une extrême intensité. Dans la mer, les poissons y abondent. Sur terre, ce sont les oiseaux. On dirait que le pôle Sud est un laboratoire d'oiseaux, tellement ils y sont nombreux. Ils semblent également plus intelligents que dans les autres régions. Celui dont j'ai parlé est le Pingouin Adélie. Il en est un autre, le Pingouin Papou, dont les mœurs, quoique peu différentes, sont peut-être plus curieuses encore. Il a été décrit, d'après les notes de la première expédition Charcot, par M. Mennegaux. Tandis que M. Gain insiste très souvent sur le caractère individualiste, au moins en certaines occasions, de l'Adélie, M. Mennegaux a été frappé par l'esprit de solidarité extrêmement développé du Papou. Ce sont d'ailleurs deux espèces très voisines. Régulièrement on devrait les appeler Manchots, pour les différencier des Pingouins de la région septentrionale, qui seraient seuls de vrais Pingouins, mais l'usage a prévalu de donner aux uns et aux autres le même nom vulgaire. Dans la monographie de Mennegaux, on rencontre les deux termes. On trouve d'ailleurs les espèces très souvent installées dans les mêmes îles et les mêmes rochers et il serait assez facile de les confondre, car elles vivent en si bonne intelligence qu'elles se mêlent volontiers les unes aux autres : « Les divers individus se rendaient de fréquentes visites, s'arrêtaient de temps en temps pour se saluer et échanger quelques paroles. » Remarquez le mot paroles. M. Charcot, en effet, est persuadé que les Papous et les Adélie usent d'un véritable langage. M. Gain n'est point aussi affirmatif. Voici l'opinion de Charcot : « Le Pingouin étant doté d'un organe puissant, chacun veut dans une discussion ou même dans une simple conversation placer son mot. Les sons qu'ils émettent sont extrêmement variés et il est bien difficile de ne pas admettre qu'ils communiquent entre eux par signes phonétiques équivalant presque à la parole. C'est en général une sorte de caquetage ou le coin-coin du canard apparaît fréquemment, mais diversement modulé. Puis il y a des signaux très variés ; les espèces d'ordres donnés en diverses circonstances, notamment quand, par exemple, une bande de ces oiseaux est groupée sur le bord de la mer et que le chef décide qu'il faut s'y jeter. » M. Gain a noté aussi la répugnance des Pingouins à se mettre à l'eau, d'où ils tirent pourtant toute leur nourriture, à cause des phoques crabiers, qui, eux, la tirent en grande partie des Pingouins. Chaque fois qu'ils vont pêcher ils risquent leur vie. D'autres fois, il est vrai, selon le même observateur, ils se livrent à mille jeux, plongent, nagent, sautent. Cela montre qu'il est plus facile d'observer que d'interpréter des observations. Et puis, ils peuvent éprouver de la peur au premier moment et n'y plus penser ensuite, l'instinct de la pêche et du jeu l'ayant emporté sur tout. Il faut noter à ce propos que c'est le sort de la plupart des espèces animales de ne pouvoir conquérir leur nourriture qu'au milieu du danger. N'est-ce pas un symbole du fait que la vie est une lutte perpétuelle contre la mort ?

Pendant les heures de repos, au milieu du silence, continue Charcot, la plupart des pingouins étant couchés, souvent un ceux qui veillent encore sa tête en arrière, ouvre le bec et pousse une série de notes bizarres, qu'on ne peut mieux comparer qu'au braiment d'un âne, un autre pingouin, à une certaine distance, répond de même, et le cri passe d'un veilleur à l'autre comme un cri de sentinelle. Et l'on voit, sur les photographies si pittoresques qui accompagnent le texte, la figure d'un pingouin papou dressé de toute sa hauteur, le bec pointant en haut, poussant son long cri monotone, qui est une sorte de braiment. Ils aiment la promenade, car dans ses excursions Charcot a parfois rencontré des manchots à quatre cent mètres d'altitude. On se demande ce qu'ils viennent faire à ces hauteurs, étant donné les médiocres moyens de locomotion dont ils disposent et les difficultés qu'ils éprouvent pour y arriver. Mais c'est peut-être la difficulté même qui les excite. On pourrait de même se demander ce que viennent faire des hommes sur le flanc et le sommet des montagnes neigeuses, eux qui ne sont pas mieux armés que des pingouins pour l'ascension. Je crois que les uns et les autres grimpent par jeu, par besoin de mouvement, mais il est très possible aussi que les pingouins montent là comme à un observatoire, d'où ils scrutent le ciel et la venue des neiges, amenées par les vents du Nord-Est. Ils vont toujours à la pêche par groupes de la même espèce. Après avoir dégringolé de rocher en rocher, ils se mettent sur une seule file si la distance à parcourir est longue et ils ressemblent parfaitement à de petits hommes encapuchonnés, plutôt encore qu'à des enfants, car leur gravité est très grande. Comme ils suivent toujours les mêmes routes, ils finissent par tracer de véritables chemins sur la neige bien tassée. Quand ils hésitent sur la direction, ils se groupent, semblent discuter et finalement emboîtent le pas derrière un chef temporaire. Au retour, les éclopés, les traînards tiennent naturellement la queue de la file et les autres de temps en temps se retournent pour les surveiller. S'ils les voient à bout de forces, un mot d'ordre passe le long de la colonne qui s'arrête pour laisser reposer les plus fatigués, attendre les retardataires. Dans ces circonstances, note M. Charcot, ils font preuve d'une solidarité remarquable. « Un pingouin suivait péniblement une colonne en tombant à chaque pas. La compagnie dont il faisait partie finit par s'arrêter longuement. Voyant l'invalidité durable de ce compagnon, elle se remit en marche, mais après l'avoir confié aux soins de cinq pingouins bien portants, qu'on vit rester près de lui jusqu'au lendemain matin, et tous les six ne reprirent le chemin que le soir, en faisant de courtes étapes espacées par de longs repos. » Autre trait bien curieux et qui rapproche les mœurs pingouines de ce qu'il y a de meilleur dans les mœurs humaines : « Lorsque la journée de travail (la journée de pêche) est terminée, les manchots se reposent en caquetant et vont parfois se rendre des visites à de grandes distances. Souvent on en voit se saluer fort cérémonieusement. Ils s'inclinent l'un devant l'autre, puis se redressent en allongeant le cou, levant haut la tête et le bec, avec les positions bien parallèles : ils répètent ces mouvements plusieurs fois. »

Voilà quelques-uns des traits qui différencient, dans leurs mœurs, dans leur caractère, les pingouins Adélie des pingouins Papous. Ceux-ci sont un peu plus petits. Ils sont aussi plus sociables, doués d'instincts plus élevés, connaissant la bonté ! Quel peuple charmant et comme on aimerait à pénétrer dans leur intimité ! Hélas ! le voyage est un peu lointain. La plupart d'entre nous, et tous, on peut dire, ne les connaîtront jamais que par des récits ou par des images. Il y a bien longtemps que je m'intéresse aux pingouins, mais cela ne m'a pas encore mené au pôle Sud et le seul individu de l'espèce avec qui je sois un peu familier est, je crois, un Adélie, si l'artiste l'a figuré exactement. Il est en porcelaine de Copenhague et a vraiment bonne tournure. Je l'ai regardé souvent pendant que j'écrivais ces lignes, sur ses frères, je l'ai même manié. Je crois que je m'entendrais très bien avec les pingouins.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]