On a fait ces temps derniers beaucoup de recherches sur l'alimentation rationnelle. Connaissant la composition du corps humain, d'une part, et de l'autre la composition des aliments usuels, sachant ce qu'un homme ordinaire perd de substance en un jour, par le seul fait de vivre, il a paru très facile à des physiologistes distingués de déterminer quelle doit être, scientifiquement, la nourriture humaine. Rien de plus simple en apparence. Nous perdons par jour en moyenne 3.000 grammes d'eau, 30 grammes de matières minérales, 70 grammes d'albuminoïdes, 400 grammes d'hydrocarbones et 50 grammes de graisses. Cet ensemble fournit d'autre part une perte de chaleur que l'on exprime par le mot calorie : nous perdons environ 2.400 calories par vingt-quatre heures. La nourriture rationnelle sera celle qui nous fera récupérer, avec nos pertes en substances, nos pertes en calories. On a donc dressé des tableaux où l'on peut trouver la teneur en albuminoïdes, hydrocarbones, graisses, sels minéraux et eau, des différents aliments utilisés par l'homme. Ainsi, le jaune d'œuf contient 320 grammes de graisse par kilog, et la pomme de terre n'en contient qu'un gramme et demi ; le lait en contient 45 grammes, et le pain n'en contient pas du tout. En revanche, le pain donne 470 grammes d'hydrates de carbone et le jaune d'œuf n'en donne que 8 grammes et demi. Pour les albuminoïdes, les aliments les plus riches sont le fromage de gruyère, les lentilles, les pois secs ; les moins riches sont le lait, le pain, le riz. Quant aux matières minérales, elles sont partout ; la plus importante nous est fournie par le sel. L'eau est également partout et non pas seulement dans les liquides. Les végétaux verts contiennent plus de trois quarts d'eau, et la viande, environ la moitié, de même que le pain. Enfin pour avoir tous les éléments d'une alimentation rationnelle, il reste à savoir qu'un gramme d'albuminoïdes produit 4 calories ; un gramme d'hydrocarbones, 4 calories ; un gramme de graisses, 9 calories. La détermination d'un menu scientifique n'est plus alors qu'un problème d'arithmétique alimentaire.

Maintenant, faut-il prendre au sérieux tous ces tableaux ? Assurément, car ils semblent véridiques. Il faut les prendre pour ce qu'ils sont, pour le résultat du labeur patient d'excellents savants parfaitement dignes de foi. Ils m'inspirent, théoriquement, la plus grande confiance. Pratiquement, ce ne sera pas tout à fait la même chose. La machine humaine est une machine, cela est incontestable, mais c'est une machine animale qui ne ressemble pas à toutes les autres machines. Elle est mue par les hydrates de carbone, c'est entendu, mais elle est mue également par l'imagination, par le plaisir, par divers éléments que l'on peut appeler les éléments psychologiques. A s'en référer aux tableaux de M. Armand Gautier, des légumes secs, du fromage et un verre d'eau peuvent former un excellent menu scientifique ; forment-ils également un excellent menu psychologique, un menu qui donne à l'homme toute satisfaction, qui comble les vides, non seulement de son corps, mais de sa sensibilité générale ? C'est une question à laquelle les savants sans doute dédaigneraient de répondre. Aussi, je ne la leur pose pas. Essayons de la résoudre par un examen extra-scientifique.

Il y a des années que je suis les travaux de M. Armand Gautier, de ses prédécesseurs et de ses élèves. J'ai fait sur moi quelques expériences et j'ai réuni plusieurs observations. Plus d'une fois, selon les avis de la science, j'ai remplacé l'aloyau qui ne contient que 19 pour cent d'albuminoïdes par le fromage de gruyère qui en contient près de 32. L'économie était magnifique et double ; économie d'argent pour la bourse, économie de travail pour l'estomac. J'ai essayé de diverses autres substitutions ; j'ai tâté du végétarisme et même du fruitarisme, c'est-à-dire du régime des fruits crus, frais ou secs. Aucun de ces régimes scientifiques ne m'a réussi. Quelque chose me manquait, et à force de réfléchir j'ai découvert que ce qui me manquait, c'était la satisfaction que laisse un plaisir. Après chacun de ces repas dosés selon les formules rationnelles, je n'avais plus faim et pourtant il me semblait que je n'avais pas mangé. Question d'habitude, m'a répondu un physiologiste, auquel j'avais fait part de mes déboires. Ce qui reste en vous d'insatisfait, c'est la sensibilité et non le besoin. Sans doute, mais voici précisément le point qui m'intéresse. Un repas n'est pas uniquement destiné à calmer notre faim, à réparer nos pertes en substances et en calories. Il a un but plus complexe : il doit satisfaire notre appétit et en même temps combler un désir mal défini, mais qui se localise en grande partie dans le sens du goût. Si le goût n'a pas été satisfait, quelle que soit l'abondance du repas, le repas n'a pas rempli son but. Allons plus loin et osons affirmer ce paradoxe scientifique, que l'on n'a nullement mangé si l'on n'éprouve le plaisir d'avoir mangé. Il ne s'agit plus d'albuminoïdes, ni d'hydrocarbures, il s'agit d'une satisfaction psychologique.

C'est un fait, je crois, incontestable, que le plaisir et le chagrin influent, chacun à leur manière, sur l'alimentation. Même composé d'éléments d'égale valeur nutritive, un repas morose n'a pas le même retentissement dans l'organisme qu'un repas joyeux. De même, dans un autre ordre, une fatigue agréable a-t-elle les mêmes effets qu'une fatigue ennuyeuse ? Partout, au cours de notre vie active, nous voyons intervenir cet élément psychologique. Il est tout naturel qu'il joue son rôle dans l'alimentation, qui est une de nos activités les plus importantes. Du reste, M. Armand Gautier lui-même l'a reconnu, l'homme s'habitue à toutes les nourritures. L'organisme accepte ce qu'on lui donne et, pourvu qu'il l'accepte avec plaisir, l'alimentation est assurée. Sait-on d'ailleurs bien exactement ce qui se passe dans le mystère de notre corps et connaît-on toutes les transformations que les éléments y peuvent subir ? La machine animale est un formidable laboratoire. Les éléments dont elle a besoin, si on ne les lui donne pas, elle les crée. Qui sait, d'ailleurs, si tout ne contient pas tout ; si, après que nos analyses en ont dissocié les éléments, il ne reste pas encore des corps protéiques dans les corps ternaires, et réciproquement. Le sang des vertébrés terrestres contient des sels que la nutrition n'a pu lui fournir ; sa teneur en chlorure de sodium est très supérieure à la teneur moyenne des végétaux, base de toute l'alimentation, puisque le carnivore ne subsiste qu'en s'assimilant l'herbivore. Il faut donc supposer, comme le croyait Bunge et comme l'a démontré Quinton, que la richesse de notre sang en chlorure de sodium est un témoignage des origines marines de la vie, ou admettre que le laboratoire animal fabrique lui-même les éléments dont il a besoin et que son milieu nutritif lui refuse. Le radium se transforme en hélium, et hier Ramsay annonçait qu'il avait changé du lithium en cuivre. Il n'est donc pas absurde d'affirmer qu'il est très probable que l'organisme arrive à trouver dans n'importe quelle alimentation les éléments qui lui sont nécessaires. L'estomac est un laboratoire de transmutation. Comme conclusion pratique, je crois que l'on peut manger n'importe quoi de mangeable, de savoureux. Tout ce qui agrée possède sensiblement la même valeur nutritive. Il faut s'en rapporter à l'instinct, lequel est bien plus sûr que les plus belles analyses scientifiques. Un médecin distingué, quoique peu connu, si peu que son nom m'échappe, a écrit un excellent traité sur l'instinct des malades, en thérapeutique. Le malade a, bien plus souvent qu'on ne le croit, l'intuition non pas du remède, sans doute, mais du régime qui lui convient. De même, l'homme bien portant se sent porté par son instinct vers tel ou tel aliment. Nos caprices culinaires ne sont parfois que les ordres très sages de notre raison inconsciente. Ne nous faisons pas les esclaves des hydrocarbones ou des calories. Récemment, M. Tribot, de l'Institut Solvan, de Bruxelles, et M. Alquier nous ont donné de curieux tableaux montrant à la fois le prix des aliments ordinaires et leur valeur nutritive. Ils prouvent que la quantité de calories que l'on paie un franc en hareng, il faut, en sole, la payer quinze francs. C'est fort consolant pour ceux qui mangent plus souvent du hareng que de la sole, mais je ne pense pas ni que cela fasse baisser le prix des soles, poisson sans valeur nutritive, ni que cela fasse monter le prix du hareng-saur, fécond en calories. Le même travail fait sur les viandes montre que quatre sous de boudin ou six sous de fraise de veau valent deux francs de gigot et trois francs de rognons. Les bouchers et les charcutiers tiendront-ils compte de ces magnifiques découvertes ? C'est peu probable. Et quant à l'homme qui mange, je crois qu'il continuera de cultiver à la fois le plaisir de manger et le besoin de se nourrir. Le plaisir, lui aussi, est un besoin, et ce n'est pas un des moins impérieux parmi ceux que ressent la nature humaine.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]