L'Hémicycle |
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L'HEMICYCLE
Revue Mensuelle d'Art (Dir. L.-Didier des Gachons. Rédacteur en Chef : Pierre de Querlon. 3e Année N°26 Février 1902 pp. 21-23 ACTUALITÉS VICTOR HUGO ET LA PAIX On a rappelé que Victor Hugo fut, au déclin du second Empire, l'un des fondateurs d'une ligue de la paix. C'est bien ; à condition que l'on n'ajoute pas un mot de plus. A ceux qui voudraient faire de cette participation à une œuvre généreuse, mais naïve, un nouveau titre de gloire pour le grand poète, on serait forcé de répondre avec quelque dureté. Ce qui justifie et ce qui condamne les moyens, c'est la fin. Mais il y a des moyens qui sont déjà des fins provisoires. La propagation inconsidérée des idées de paix universelle, moyen d'amener la paix, n'amène pas la paix ; elle ne contribue pas non plus à désarmer le plus fort, c'est-à-dire le plus matériel, le moins accessible aux idées. C'est le moins fort, le plus spirituel des deux adversaires futurs, le plus enclin aux chimères sentimentales, qui subit le premier les influences débilitantes. Si donc des idées de désarmement furent jetées à travers l'Europe vers 1869, et si elles eurent quelque effet sur quelque peuple, ce peuple ne peut être que la France. Le reste n'a besoin d'être exprimé. Ce n'est peut-être pas avoir eu un sens très exact de la réalité que d'avoir contribué, en 1869, à amoindrir, fût-ce de la valeur d'une batterie d'artillerie ou d'un escadron, les forces défensives ou offensives de la France. Il faut rentrer le compliment. Les ligues de la paix, quand elles font trop parler d'elles, aux veilles des grandes collisions, se préparent une place odieuse dans l'histoire. La guerre n'a rien de désirable ; mais la défaite l'est encore moins. Tous les vieux lieux communs sur la question sont excellents. On me dispensera de les consigner ici, même rajeunis. A mesure qu'ils ouvrent plus volontiers leur intelligence aux idées, les hommes perdent la faculté de confronter ces idées avec la réalité dont elles sont les enfants. Une idée en l'air, qui n'est pas le signe abréviatif d'un fait ou d'un groupe de faits réels, ce n'est pas autre chose qu'un son, qu'un dessin, qu'une note de musique. L'idée de paix universelle est de celles-là. A quelle réalité correspond-elle à ce moment de l'histoire ? Aux guerres hispano-américaine, chinoise, anglo-boer ? Singulier appareil qui photographie un tigre et obtient l'image d'un agneau ! Il y a escamotage. L'opérateur s'imagine qu'en montrant au tigre son portrait « idéal », un mouton, il le ramènera à des sentiments doux. Mais je crois que si le tigre pouvait comprendre, cela exciterait au contraire son appétit. La force morale est une invention des moralistes. Il n'y a pas de force morale derrière laquelle il n'y ait une très sérieuse force matérielle. Si deux ou trois des grandes puissances de l'Europe, sans mobiliser un soldat, ni un bateau, ni se fâcher, voulaient user en souriant de leurs forces morales en faveur des Boers, cela pourrait avoir un résultat très prompt ; tout dépendrait de la qualité du sourire. Mais la force morale des ligues, la force morale du Tribunal de La Haye ! Qu'on lui donne donc, à cette cour arbitrale, deux ou trois cents bateaux excellents, grands et petits, avec beaucoup de canons et d'obus à la dernière mode, et alors elle pourra citer l'Angleterre à sa barre. La guerre à la guerre se fait comme les autres guerres, avec des muscles, de l'acier et des explosifs. Propager l'idée de paix, ce n'est peut-être, hélas ! que propager l'idée de lâcheté. C'est parce que personne en Europe ne veut plus la guerre, que tout le monde la laisse faire. Le résultat final de l'appel à la force morale sera le règne absolu de la force brutale. La guerre du Transvaal est, en grande partie, l'œuvre même du Congrès de La Haye. Quelle fut la part des rêveurs internationalistes dans la guerre franco-allemande ? Des historiens le savent sans doute. Ils savent aussi que Victor Hugo ne figurait sur les prospectus de M. Frédéric Passy qu'à titre de vignette romantique. REMY DE GOURMONT. Note : « Victor Hugo et la Paix » sera recueilli dans la 7e série des Promenades littéraires, amputé des 3e, 4e et 5e paragraphes, sans doute trop ancrés dans l'actualité de l'époque [Mikaël Lugan]. A consulter : Tablettes. Les Livres |