Amours d'animaux (25. 05. 1893) |
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L'extrême dépravation n'est souvent qu'un retour à la candeur première, et des écrivains qui ont fait de la perversité leur carrière en arrivent parfois à nous conter, sous couleur de luxures nouvelles, des histoires dont la fraîcheur était déjà contestable aux temps bibliques. C'est qu'il est fort difficile d'innover en ces imaginations. Le catalogue des plaisirs d'amour est bref, même si on y accueille les déviations de la folie charnelle, et les anecdotes pathologiques, toujours les mêmes, que l'on trouve en nombre presque égal dans certains écrits scientifiques, dans les pamphlets licencieux du siècle dernier (Voir l'Espion du boulevard du Temple) et dans la littérature aphrodisiaque de toutes les époques. Les ouvrages casuistiques des Jésuites sont, en ce dernier genre, à mettre au premier rang. Sans doute, ils y font preuve d'une suprême connaissance de la bête humaine, mais leur sagacité n'est assez souvent que puérile et ils oublient que la vulgarisation des modes secrets du péché de la chair est beaucoup plus dangereuse que n'est probable leur guérison. Dirai-je que ces sortes d'ouvrages seraient utilement étudiés par les romanciers érotiques ? C'est assez douteux, car l'imagination même d'un jésuite, comme le P. Sanchez, ou d'un capucin, comme le P. Sinistrari, est assez vite bornée par les possibilités, sinon par les vraisemblances. Pourtant, de tous ces médicastres de la chair en délire, Sinistrari est peut-être le plus curieux. Son petit livre, qui est assez connu, porte ce titre étrange : « De la Démonialité et des animaux incubes et succubes, où l'on prouve qu'il existe sur terre des créatures raisonnables autres que l'homme, ayant comme lui un corps et une âme, naissant et mourant comme lui et capables de salut et de damnation. » Naturellement, Sinistrari ne prouve rien du tout que sa propre crédulité et son goût pour les obscénités pieuses, j'allais dire édifiantes, mais sa théorie de l'incubat et du succubat n'en est pas moins intéressante en son absurdité si logique, et peut-être vrai, car que savons-nous ? c'est en cet opuscule que plus d'un mage, parmi les plus estimés, puisa sa science de la luxure ésotérique. En passant, et pour préciser ses définitions, Sinistrari distingue soigneusement la démonialité de la bestialité. Comment ? Il est malaisé de répéter ses arguments, et il faut s'en tenir ici aux expressions de la bulle du pape Alexandre VII, qui déclare que « chacun de ces péchés porte avec lui sa turpitude particulière et distincte. » Le second de ces péchés, l'abominable bestialité, est un acte qu'on ose à peine évoquer, en sa triste et douloureuse abjection ; cependant, pour un homme primitif, un homme tout près de la nature et qui vit en frère parmi les animaux, il ne doit pas être si abject que cela. L'Histoire, légendaire ou véridique, le montre à l'origine de toutes les civilisations ; les poètes le chantaient, et les nourrices, sans doute, narraient aux petits enfants, pour les endormir, des histoires d'amour où le jeune prince était un taureau blanc qui enlevait sur son dos, à travers les nues, sa belle, la blonde Europe. La mythologie grecque est pleine d'aventures de ce genre que personne n'ignore et qui ne choquent personne, parce qu'elles sont classiques et qu'on nous les apprend dès l'âge le plus tendre, mais s'il nous prenait envie de réfléchir aux amours de Pasiphaé ? La distinction absolue que nous faisons, depuis la civilisation, entre l'homme et les animaux, n'a pas toujours existé. Beaucoup de peuplades sauvages se croient issues d'un ancêtre animal et c'est même cette croyance qui explique les noms d'animaux que se donnaient les Peaux-Rouges. En Egypte, le culte des animaux avait une origine analogue ; les bêtes sacrées étaient sacrées, non comme bêtes, mais comme parents de l'homme, comme membres de la famille, et on ne devait pas les manger, parce qu'on ne se mange pas en famille. Tels cannibales, qui n'auraient pas mangé de lièvres, mangeaient fort bien les hommes d'une autre tribu. Règle générale : quand un peuple s'abstient de la viande de telle bête, c'est qu'une tradition, souvent obscure, ou même oubliée, lui donne pour ancêtre cette bête elle-même. On comprend qu'avec un tel état d'esprit, la fornication ne fût pas rare entre l'homme et les animaux ; elle était peut-être plus fréquente que nous ne pouvons ou que nous ne voulons l'admettre : et personne ne doit affirmer que des êtres tels que les faunes et les sylvains, et tous les hybrides dont parlent les anciens poètes, n'aient jamais existé. Qui sait ce qu'ont pu produire, pendant des milliers d'années, les amours répétées des bergers et de leur troupeau ? Qui sait ? On avait tant raillé Hérodote pour ses pygmées et Stanley les a retrouvés. En somme, des amours qui nous paraissent monstrueuses, à cette heure, furent, à une époque donnée, « toutes naturelles ». Aussi, sachant bien des choses et ayant lu bien des livres, n'irai-je pas me scandaliser d'un roman récemment paru, sous le titre de l'Animale, et où on nous raconte les amours d'une femme et d'un félin. Ce félin étant un chat (mon Dieu, quel homme, quel petit homme ! comme dit la chanson), ces amours sont assez irréelles, et leur sensualisme assez vague. L'auteur, qui est une femme, Rachilde, est sans doute persuadée d'avoir écrit une histoire plutôt pimentée ; je le veux bien, et aussi que l'histoire soit, d'un bout à l'autre, singulièrement malsaine, mais malsaine et pimentée à la surface seulement. La vraie perversité, comme le vrai sadisme, ne s'acquiert que par un effort d'imagination. L'affreux marquis de Sade se racontait lui-même ; il avait vécu ses « sadismes » avant de les écrire ; il imaginait peu, et le peu qu'il imagina est fort médiocre. Il n'est pathologiquement intéressant que lorsqu'il hurle après la chair et après le sang, sans menteries et sans simagrées. Son livre fameux, la Philosophie dans le boudoir (que d'aucuns croient, sur son titre, une œuvre de galante perversité), est un manuel d'érotisme à la fois effroyable et dégoûtant, mais on y sent vraiment toutes les violences et toutes les audaces charnelles d'un exceptionnel mâle, d'un être tellement organisé pour la sensualité qu'il a probablement été un monstre unique en son genre. Je ne demande à personne d'être le marquis de Sade. Il y en eut assez d'un. Je demanderais plus volontiers aux romanciers qui n'ont ni sensualisme ni perversité naturelles, d'écrire selon leur tempérament : leurs œuvres seraient sans doute moins alléchantes, mais ce qu'elles perdraient en odeur, elles le gagneraient en saveur. Je veux dire qu'elles séduiraient plus profondément ; et puis, quand on a du talent, la vraie perversité, c'est d'être soi-même, en toute sincérité. Mais l'auteur de l'Animale est un pur imaginatif, et, après tout, c'est peut-être un des meilleurs compliments qu'on puisse lui faire. Un dernier mot : ce roman aurait beaucoup plu au capucin Sinistrari. REMY DE GOURMONT. |