Les dieux méchants (08. 11. 1892) |
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Qu'un homme ayant rempli sa destinée et parachevé son œuvre, disparaisse, cela est sensible aux autres hommes qui ont l'effroi du vide et qui sentent qu'un trou formidable vient de se creuser au centre du cercle. Mais enfin, de celui-là on peut écrire ce que [d]es vieux disent impitoyablement les paysans : « Il a fait son temps. » Faire son temps ! Cela n'est pas accordé à tous ceux qui sembleraient avoir droit à l'indulgence des dieux, si les dieux étaient indulgents. La sélection à laquelle ils s'amusent est le plus souvent cruelle et aggravée encore par une transcendante ironie. Ils les aiment, croyaient les anciens, ceux qui meurent jeunes ; ils les aiment comme les nymphes aimaient Hylas, pour les étrangler et pour les noyer. Les dieux sont méchants. Voilà sans doute une impiété stupide mais il est de moments où l'on veut être stupide, où l'on se refuse à toute raison, où l'Infini même n'arrêterait pas sur vos lèvres la montée virulente des blasphèmes. Les dieux sont méchants et ironiques : nous crions et même nous hurlons ; eux continuent leur œuvre dans le silence de l'éternité. Renan, qui passa toute sa vie pour l'homme heureux, ne s'est pas démenti quel hasard ! en ses derniers jours : il est mort avec sérénité, ou plutôt il s'est évanoui dans une suprême lassitude. Sa part de pré, il l'avait broutée jusqu'au dernier brin d'herbe, jusqu'au ras des racines, sans laisser debout ni fleurs, ni hampes grenues ; il a eu tout le temps de parfaire le désert qu'il voulait après lui. Comme Renan et plus encore que lui, Tennyson a bénéficié d'une relative immensité de vie, et si, poète et grand poète, il n'a tondu la prairie que de la sommité de ses fleurs, c'est que tel était son plaisir ; il fut libre dans le temps et l'espace lui fut concédé : il eut des plaines entières où s'ébattre et où jouir de son intelligence. Morts, qu'importe ? Ils étaient déjà de l'histoire ; on n'a même qu'à les féliciter d'avoir évité le ridicule de vivre centenaires et de figurer, avec des recettes d'hygiène, dans les naïfs almanachs dédiés à la Famille et à la Morale. Il est moral, en effet, de mourir vieux, comme il est moral de mourir riche ou académicien, ou poète lauréat ; mais s'en aller en pleine jeunesse, quel mauvais exemple ! Ceux à qui ce malheur advient manqueront au catalogue des héros modernes. Car, si les dieux sont impitoyables, le public est féroce pour qui ne lui a donné ni plaisir, ni espoir de plaisir, pour qui ne lui a pas enseigné, en vivant longuement et joyeusement, la joie de vivre longtemps. Parmi ceux-là, dont l'apothéose ne sera ouvragée que par un petit nombre de mains, un vient de disparaître, qu'il m'est si cruel d'évoquer que je crains de le faire bien maladroitement. De tous les jeunes écrivains de sa génération et de sa foi littéraire, Albert Aurier était peut-être le mieux doué, celui qui avait l'avenir le plus sûr, celui qui marchait le plus vite vers la plénitude du talent et de la réputation. C'était un critique d'art incomparable, le seul qui, en ces temps derniers, ait trouvé du nouveau en un genre qui semblait stérilisé. On sait qu'en ce moment une école de peinture se développe et s'affirme, qui, rompant avec la plus récente tradition cherche à renouveler l'art par un retour à la simplicité de moyens et aussi par le vouloir d'exprimer, par la couleur ou par la lignes, non pas seulement la beauté ou la vérité des choses, mais aussi les idées et les symboles qui dorment dans les choses. Ce mouvement concorde avec le mouvement analogue que l'on a signalé dans la littérature et qui se peut exprimer d'un mot : l'antinaturalisme. Il ne s'agit plus de copier la vie telle quelle ou selon de vains arrangements mélodramatiques, ni de raconter, ni de transcrire, par n'importe quel procédé, des anecdotes, même monumentales, même suivies en plusieurs tomes ou en plusieurs rectangles de toile peinte ; il faut que l'œuvre s'élève jusqu'à la signification, qu'elle dise un peu d'éternel, qu'elle proclame un idéal humain de tous les temps et de tous les pays. Aurier était le théoricien de ces tendances nouvelles, et sa critique était sûre. En un mot, il faisait autorité, et, même avec une publicité insuffisante, il créa des réputations qui furent aussitôt ratifiées. Les artistes de la génération montante, les « Indépendants » et quelques autres groupes, font, en lui, une perte qu'il n'est pas excessif de qualifier d'irréparable ; on pourra continuer la critique synthétique qu'il avait inaugurée, mais lui seul savait ce qu'il y fallait dire, et nul ne le remplacera. Il avait publié, il y a deux ans, un roman, Vieux, œuvre de prime jeunesse, où, comme le Journall le disait, le lendemain même de sa mort, on avait noté un don très spécial d'observation et d'humour. Ecrit sous l'influence directe de Balzac, ce qui est bien rare à notre époque, ce roman était surtout une promesse ; il ne faudrait pas y chercher la valeur vraie de l'écrivain, mais il contient des pages excellentes et quelques-uns de ces traits merveilleux, qui échappent, souvent, au lecteur distrait, mais qui sont un sûr indice de talent. Ne pouvant et ne voulant donner sur mon ami que des indications, je ne dirai rien de ses vers qui, prochainement réunis en volume, vont nous révéler un des poètes originaux de ce temps où ce qui manque le plus aux poètes est peut-être précisément l'originalité. Ne fallait-il pas, en ce journal qui se tourne vers l'avenir, psalmodier le chant funèbre sur la tombe de ce pauvre poète auquel l'avenir, en vain, tendit les bras ? Des indifférents seront ainsi forcés de s'affliger un instant et il y aura peut-être autour de lui, avec un peu de gloire, quelques larmes de plus. Corrotto : ainsi les Italiens appellent les plaintes rythmées qu'en certaines provinces les parents et les amis profèrent sur les morts. Ce mot veut dire « cœur rompu, cœur brisé », et il dit vraiment ici tout ce que je ne puis pas dire. Ah ! méchants dieux qui n'avez pas voulu être propices à l'art et qui avez desséché l'arbre avant sa floraison ! REMY DE GOURMONT. |