Les femmes de M. Larroumet (23. 02. 1893) |
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M. Larroumet vient de faire parler de lui, un peu. On l'avait oublié. Il est de ceux auxquels il faut une fonction notoire pour émerger : sans cette ceinture de liège, ils plongent. Il fut directeur des beaux-arts ; il présidait à l'élaboration des tapisseries et des opéras, des fresques et des balais ; les ballets, surtout, l'amusaient, et surtout les ballerines, trop : il en mourut. Mort, il redevint professeur et enseigna les « belles-lettres ». C'est un fort en thème et un fort en gueule ; je veux dire qu'il parle ore rotundo, la bouche en cul-de-poule, ainsi que les petits Cicérons que nous connaissons. Il est abondant : c'est une sorte d'orateur, comme un robinet d'eau chaude est une sorte de geyser. Sa voix est tiède, en effet ; elle est tiède et fausse, cloche où il y a trop d'étain. Elle est fausse, tiède et grasse ; elle est onctueuse, elle est ointe de confitures, elle se charge de miel en passant sur les lèvres, des lèvres de paysan qui saigne des ruches, décante des rayons et se suce les doigts. Paysan, et des plus patauds, ce successeur de l'éolien Caro, mais sa musculature est solide ; il est grand, non sans aplomb ni sans feu, ni sans grâce la grâce du taureau. Les génisses l'adorent, et même celles pour qui ce nom n'est qu'une aimable métaphore. Il est le chéri des aspirantes à tous les brevets, supérieurs et inférieurs, des maigrelettes filles en robes reteintes, dont le chapeau ressemble à un jardinet de pauvre ; il est aussi le chéri des Madames en dentelles et à discrètes fourrures, des Madames à coupé armoirié (d'argent au cuistre de sable), qui écrivent sur leur carnet : « Jeudi : Corset... Larroumet... jarretières. » Celles-là sont excusables ; elles font leur métier, leur triste métier d'apprenties pédantes. Celles-ci, les Madames, sont affligeantes. Ce sont, pour la plupart, d'anciennes envoûtées de feu Caro, qui vont là parce que « on y va » ; c'est admis, c'est reçu. Pourquoi est-il « reçu » d'aller au cours de M. Larroumet et pas au cours de M. Crouslé, par exemple, car M. Crouslé et quelques autres anonymes récitent également des cours ? M. Larroumet, qui assemble les jupes comme Jupiter assemble les nuages, est fort différent de M. Caro, lequel était encore plus attractif. Feu Caro était tendre et sentimental ; c'était le bichon de la philosophie morale : il aimait les caresses et les compliments ; il faisait le beau quand de beaux yeux le contemplaient langoureusement ; il fondait sous le magnétisme de ces regards vaguement pâmés. De cela, les femmes lui étaient reconnaissantes. C'était un perpétuel et universel amoureux, un doux illusionné et un sincère. Il voulait plaire ; il flattait pour être flatté. Entre lui et son auditoire féminin, des fluides s'échangeaient, des courants magnétiques s'établissaient, hypnotisation réciproque. Caro était si naïf et si sincère que les femmes eurent le dernier mot sur lui. Le sentant de trop bonne pâte, elles se mirent à le dévorer, poussées par leur naturelle méchanceté, par leur invincible penchant à se montrer fortes aux dépens de la faiblesse. Comme il les aimait et l'avouait manifestement, elles commencèrent à le berner ; on feignit, pour le duper, des passions, folles et quasi tragiques ; puis, on éclatait de rire. Un jour, il en pleura. Ayant pleuré, il parla très noblement, reprocha leur ingratitude et leur manque de cœur à ces élégantes harpies ; ayant parlé, il se tut, repleura sans doute et mourut de chagrin. M. Larroumet n'est pas guetté par ce triste sort. Il est même possible que la manifestation de l'autre jour consolide son exquise situation dans le cœur de ces sorbonniques dévotes. Les femmes, même celles qui suivent le plus la mode en esclaves, ont assez volontiers l'esprit de contradiction, et elles compenseront en applaudissements gantés et en sourires approbatifs, et en regards penchés, les misères que des méchants ont faites à leur Larroumet. Il deviendra leur, de plus en plus ; elles en feront leur prisonnier. De plus en plus, il deviendra « professeur pour dames et demoiselles », remplissant avec joie ces fonctions qui tiennent le milieu entre le métier de masseuse et celui d'accordeur de pianos. Pour réussir dans cette carrière, que l'on ne choisit pas, que l'on commence par subir et qu'on finit par aimer, il faut exciper d'une qualité essentielle et sans laquelle toutes les autres seraient mésestimées à l'égal d'indélébiles tares, il faut être médiocre. Feu Caro, prototype éternel du « professeur pour dames et demoiselles », l'était à un degré « éminent », mais M. Larroumet l'est à un degré « suréminent ». Il n'est pas loin d'avoir atteint ce qu'un chroniqueur célèbre et mort (Lugete, Veneres... mais peu, je vous en prie) appelait élégamment « le point culminant de la platitude ». Médiocrité ! Médiocrité ! Rien de trop ! N'exagérons rien ! La vertu se tient entre les extrêmes ! Une bonne moyenne ! N'allons pas trop loin ! Restons en de sages limites ! Ne nous emballons pas ! Prenez garde de dépasser la mesure ! Un peu de sagesse ! Doucement ! Modérez-vous ! Soyons médiocres ! Cette dernière apostrophe, Saint-Marc-Girardin la lançait avec véhémence aux auditeurs de son cours de littérature dramatique et la jeunesse d'alors, si prompte aux nobles enthousiasmes, applaudissait avec la même véhémence, trépignait, saluait comme un inspiré celui qui avait si bien deviné et proféré la formule de leurs plus secrètes aspirations. M. Larroumet a repris cette formule ; il la développe avec toute l'éloquence dont il est capable, et c'est peut-être là le secret de son succès, de la fascination qu'il exerce sur les femmes oisives. La « femme du monde » est fanatique de médiocrité. Elle protège tout art et toute littérature qui se tient dans les bornes d'une honnêteté moyenne, sans répugner à une hardiesse moyenne, à une gauloiserie moyenne, à une ironie moyenne. Tout ce qui est moyen la ravit ; elle est assoiffée de règles, de modes, de mesures. Elle aime à être mise comme tout le monde, à penser comme tout le monde, à aimer comme tout le monde ; toute originalité l'effraie, la trouble. Cela se fait-il ? Cela se porte-t-il ? M. Larroumet se porte ; il est moyen ; il est honnête ; il est médiocre. Les paroles qu'il profère à son cours ne contredisent pas l'idéal intellectuel de ses auditrices ; elles veulent avoir une « teinture » de science, une teinture de littérature, et de quelques autres couleurs. M. Larroumet les plonge dans une bassine de médiocrité ; elles sont ravies : c'est leur élément. Ah ! pauvres inconscientes qui allez traîner vos jolies robes sur les bancs de l'étudiant, allez donc aussi les traîner ailleurs ! Soyez donc étudiantes jusqu'au bout, et puisque vous acceptez les afflictions de cet état, l'audition de Larroumet réclamez-en donc les compensations. Amusez-vous donc un peu, à la sortie, pauvres ennuyées ; enlevez donc dans votre coupé armoirié quelque Marot, pauvres Marguerites en simili-chair ! REMY DE GOURMONT. |