Si nous sommes bien informés, sa venue est proche. Elle arrive, la voici qui emplit de ses paniers, de ses bouffettes et de son ridicule la chaise à porteurs que véhiculent M. Cherbuliez et M. Gaston Boissier.

Marlborough, comme un messie, doit toujours revenir à Pâques ou à la Trinité ; Madame la Vertu revient à la Toussaint.

C'est la fatidique époque de la chute des feuilles et de la refrisure des perruques ; les académiciens ceignent leur épée, laquelle – je l'affirme – se compose d'un fourreau à poignée, et se dirigent vers ce Val-de-Grâce numéro trois que d'aucuns dénomment l'Institut et que certains confondent avec l'hôpital de la Charité. On s'assemble, on s'assied, la séance est ouverte, et M. Boissier profère des sons, cependant que M. Coppée, le plus aimable et le plus aimé des Immortels, mais qui n'a jamais su même la première de ses quatre règles (il l'avoue, pour ennuyer M. Bertrand), arrive néanmoins cahin-caha à supputer combien, à trois académiciens par deux siècles, il faudrait d'académiciens pour remonter à l'arche de Noé.

Quand le spirituel Benjamin de l'illustre Compagnie a fini de mettre bout à bout ses collègues, on lève la séance, chacun s'en va chez soi, et, dépouillé de son harnois de guerre, M. Boissier passe lui-même au poli-cuir son sabre des grandes batailles.

Cette séance qui s'ordonne généralement vers la fin du mois d'octobre s'appelle la Réunion annuelle des cinq sections de l'Institut ; elle n'est pas solennelle au-delà de toute expression, mais son but, qui est de prouver que tous les académiciens ne sont pas morts, est atteint par la modeste publicité que lui départissent quelques journaux graves.

A cette réunion, Madame la Vertu s'abstient de paraître ; les capitales niaiseries que l'on y débite ne sont pas spécialement vertueuses, elles ne sont qu'ennuyeuses et, si c'est presque la même chose, il y a pourtant une nuance que le public saisit fort bien et que M. Jules Simon aime à expliquer à ses amis.

Madame la Vertu se réserve pour l'ultérieure séance que préside l'ombre de M. de Montyon, le sinistre fesse-mathieu, l'hypocrite vieillard qui a su déshonorer, en les récompensant de façon médiocre et grotesque, les meilleures tendances de l'âme humaine.

D'ici peu les journaux vont s'encombrer du parallèle éloge de M. de Montyon et de Madame la Vertu, et l'on reproduira à satiété, jusqu'à la titillation vomitive, les bénédictions de l'officiel thuriféraire : Madame la Vertu n'en rougit pas ; d'ailleurs, s'il était besoin, elle a du rouge dans sa poche, une petite glace à main, une patte de lapin et la houpette à poudre. Si les éloges allaient trop loin, en un clin d'œil elle se fait la figure convenant au genre de périphrase que dévide M. le Rapporteur. Elle ne rougit pas, mais elle se rougit ; elle ne pâlit pas, mais elle se pâlit : Madame la Vertu est très dix-huitième siècle.

Le lendemain de cette représentation, où l'on couronna de bonnes paroles et de vingt-cinq louis de vrai or tous les domestiques qui ne volent pas leurs maîtres, qui n'engrossent pas leurs bonnes, l'Académie fait passer cette authentique note dans quelques journaux, mais surtout dans les feuilles pieuses ; je la dis authentique et, bien que ma bonne foi soit insoupçonnable, afin qu'aucun doute ne soit possible, je coupe et je colle sur mon papier – ceci :

L'Académie française prie les personnes qui, par des actes éclatants de vertu ou de courage, ou par la confiance d'un long dévouement ou d'une conduite éminemment vertueuse, pourraient avoir des droits au prix Montyon, de se faire connaître à la préfecture de leur département avant la fin de l'année.

Donc, avis aux vertueux lecteurs du Journal. Ils n'ont qu'à rédiger le mémorandum de leurs mérites — sur papier timbré à soixante centimes — et à l'expédier à M. le préfet, qui s'empressera de le transmettre à M. Camille Doucet, avec, sans doute, une apostille.

Mais, comme, même en ce temps où sont répandus à foison les bienfaits de l'instruction publique, nombre de gens sont demeurés étrangers à la culture de l'orthographe et du beau style, voici un modèle.

L'orthographe est indispensable ; elle est, à elle seule, une présomption de vertu, et l'oubli des règles de la saine grammaire suffirait, au contraire, à éveiller le soupçon de l'oubli, plus déplorable, mais trop souvent corrélatif, des règles de la saine morale. Quant au beau style, comment des académiciens n'en seraient-ils pas touchés ? Le beau style, en ces matières, est un sérieux appoint. Le style, c'est l'homme. Un beau style donne le pressentiment d'un beau caractère, — témoin, le regretté Renan, exemple — vivant hier encore — de la fermeté de la phrase et de la fermeté des principes.

MODELE. — Monsieur le Préfet, j'ai lu dans le Journal l'annonce suivante :

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(Ici, la copie textuelle de la note citée plus haut, car il y a des préfets sceptiques et d'autres peu enclins à subir de mauvaises niaiseries.)

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Si je ne puis me vanter d'actes éclatants de vertu et de courage, si je n'ai abattu aucun chien enragé, si je n'ai arrêté aucun cheval emporté, si je n'ai repêché aucun noyé, c'est que je vis très retiré, dans une petite maison isolée, à ..., avec une seule bonne, qui me sert en même temps de maîtresse, par économie. Je sors très peu, satisfait de mon modeste bonheur domestique, et l'occasion, non le désir, veuillez le croire, Monsieur le Préfet, m'a manqué de me signaler à mes contemporains et à l'Académie française par des actions à la fois vertueuses et courageuses. Néanmoins, je prends la liberté de soumettre à votre haute compétence l'appréciation de quelques faits qui dénotent chez moi la présence d'une vertu bien rare : la modestie...

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(Ici les faits, qu'il est préférable de ne pas copier dans la Morale en actions ni dans le Petit Journal de M. Jules Simon. Une grande sincérité est recommandée, mais on peut enjoliver, selon les procédés connus de la rhétorique universitaire : consulter l'instituteur primaire de sa commune.)

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Je suis tellement modeste, Monsieur le Préfet, que j'ignore la vraie valeur des vertueux traits que vous venez de lire, mais je la crois immense, et je ne doute pas de votre impartiale approbation. Vous voudrez donc bien, afin d'honorer, au moins par une tentative, les bonnes actions, d'autant plus méritoires qu'elles sont plus ignorées, transmettre ce mémento à M. le secrétaire perpétuel de l'Académie française.

Daignez agréer, etc.

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Nous avons quelques motifs de penser qu'une telle requête ne serait pas improductive : l'Académie ne verse guère moins de cinq cents francs aux mains des personnes dont la vertu avérée lui est signifiée par l'un de nos honorables préfets ; de plus, on est payé en or : donnant, donnant.

Maintenant, nous croyons savoir que l'un des prix de cette année a été réservé à la patriotique demoiselle de la rue Colbert qui subventionna de ses humbles deniers, du produit de ses humbles bas noirs, l'antisémitisme :

« Pour mes sœurs de là-bas ! » M. Camille Doucet, qui prononcera cette simple phrase, prépare déjà « la voix mouillée de larmes » qui lui sera nécessaire à cette occasion.

La bonne fille sera là, parmi les belles dames trop bien habillées, qui font à la Toussaint, des dettes chez leur petite couturière ; elle sera modeste, elle aussi ; elle sera émue ; elle sera tendre, — et il faudra l'empêcher de manifester à M. Sardou, dont elle connaît le répertoire, une reconnaissance effective, mais déplacée.

Madame la Vertu trônera, souciante et subrepticement ravie, tapotant, par contenance, son élégant demi-deuil, regrettant l'absence de M. Renan, qu'un tel spectacle eût charmé et ravigoté.

Enfin, et depuis un siècle et plus, grâce aux dieux et à M. de Montyon, la vertu sait à quoi s'en tenir ; elle connaît le tarif des bonnes actions et agit en conséquence : prix fixe !

REMY DE GOURMONT.