N°261 Tome LXXIII 1er Mai 1908. |
EMILE MAGNE : Le Jeu de massacre, 5 Revue de la Quinzaine : REMY DE GOURMONT : Epilogues : Dialogues des Amateurs : LX. Nudités, 98. RACHILDE : Les Romans, 100. JEAN DE GOURMONT : Littérature, 104. EDMOND BARTHELEMY : Histoire, 108. GEORGES BOHN : Le Mouvement scientifique, 113. JOSE THERY : Questions juridiques, 117. CARL SIGER : Questions coloniales, 121. JACQUES BRIEU : Esotérisme et Spiritisme, 129. CHARLES-HENRY HIRSCH : Les Revues, 134. R. DE BURY : Les Journaux, 140. JEAN MARNOLD : Musique, 143. CHARLES MORICE : Art moderne, 147. AUGUSTE MARGUILLIER : Musées et Collections, 152. HENRI ALBERT : Lettres allemandes, 159. HENRY-D. DAVRAY : Lettres anglaises, 164. MARCEL MONTANDON : Lettres roumaines, 167. E. SEMENOFF : Lettres russes, 173. FELIX DE GERANDO. Lettres hongroises, 177. WILLIAM RITTER : Lettres tchèques, 184. MERCVRE : Publications récentes, 188 ; Echos, 189. LES JOURNAUX Les courtisanes de Corinthe (Le Journal, 8 avril). Madame Bovary et son éditeur (L'Intermédiaire, 3o mars). La dernière Incarnation de Dieu (Le Matin, 29 mars). M. Pierre Louys, dans une très curieuse esquisse donnée au Journal, nous a décrit les courtisanes de Corinthe, qui étaient de pieuses filles vouées à Aphrodite, comme nous en avons de vouées à la Vierge Marie, les unes et les autres avocates de choix près les puissances célestes. Corinthe renfermait aussi des courtisanes profanes, et en fort grand nombre. Profanes, mais qui avaient conscience, aussi bien que les autres, d'exercer une vie, non de vice, mais de piété. C'est difficile à comprendre pour des civilisés du christianisme. Il y faut toute l'érudition dissimulée et toute l'adresse de M. Pierre Louys : Corinthe fut leur cité par excellence. Rien de ce que nous offre le monde actuel ne saurait nous représenter un exemple comparable. C'était la ville des femmes, comme aujourd'hui Dawson est la ville de l'or, et le Creusot la ville de l'acier. L'amour était le fruit du pays. On venait là, de tout l'empire hellène, sans autre but que d'y acheter le plaisir de la chair et de se concilier la déesse qui le dispensait à ses fidèles. Ville de volupté, mais d'abord de pèlerinage, Corinthe offrait au voyageur deux ordres de courtisanes, les laïques et les religieuses, qu'il vaudrait peut-être mieux nommer les séculières et les régulières, car les unes n'étaient pas moins pieuses que les autres, et toutes se croyaient également agréables à leur divinité nue. Les courtisanes religieuses étaient cloîtrées, au nombre de dix mille, dans l'enceinte d'un temple magnifique, sur lequel nous savons malheureusement peu de chose, d'abord parce qu'il a été incendié par les Romains, et ensuite parce que les moines chrétiens qui nous ont conservé (qui ont surtout détruit) les trésors de la littérature antique, ont mis au feu presque tous les traités célèbres composés par les Grecs sur leurs hétaïres. Aphrodite, pour les moines, était le diable en personne. Depuis les origines jusqu'au seizième siècle, Satan fut représenté, comme Vénus, sous la forme d'une femme nue, portant la tête d'un bouc, son animal sacré. Les cénobites qui recopiaient l'histoire des courtisanes se faisaient donc les historiographes de l'enfer et de ses ministres. Il ne faut pas s'étonner s'il ne s'en est trouvé que deux ou trois pour s'y résoudre. Néanmoins, nous en savons assez pour nous figurer l'ensemble, sinon les détails, de ce colossal monastère amoureux. Les dix mille femmes qui couchaient là étaient des ex-voto vivants donnés par les fidèles en reconnaissance d'une grâce accordée. Une fille esclave coûtait cher surtout quand on la choisissait digne d'être offerte à la déesse de la beauté ; il la fallait âgée de 12 à 15 ans, parfaitement belle de corps aussi bien que de visage. De pareils ex-voto n'étaient pas à la portée de toutes les bourses ; et pourtant on voyait des citoyens promettre deux ou trois ou parfois dix hiérodules au temple en échange d'une faveur céleste. Un athlète ambitieux, Xénophon de Corinthe, promit un jour à l'Aphrodite de lui offrir cent courtisanes s'il était vainqueur à la course et à la lutte des cinq arts gymnastiques. Aphrodite l'entendit, il n'en douta pas, puisqu'il eut partout la victoire, et il paya sa joie de toute sa fortune. Ces filles n'étaient pas précisément des prêtresses, puisqu'elles ne sacrifiaient pas d'autres victimes qu'elles-mêmes ; et de tels sacrifices n'ensanglantaient qu'une fois l'autel de leur couche ; mais leur fonction était sacrée. On attribuait à leur intercession l'influence la plus directe sur la déesse maîtresse des dieux et des hommes, et par conséquent sur les destinées. Les Grecs ne croyaient pas que les Olympiens fussent doués d'omniscience et d'ubiquité. Quand ils priaient, ils n'étaient jamais sûrs d'être entendus ; ils n'auraient pas dit à l'Aphrodite : « Souvenez-vous qu'on n'a jamais entendu dire qu'aucun de ceux qui ont eu recours à votre protection, imploré votre assistance et demandé votre intercession, ait été abandonné. » Mais ils ne pouvaient croire que la déesse n'eût pas les yeux fixés sur le sanctuaire où la piété de la Grèce lui offrait dix mille esclaves, soumises à sa loi aimante et vouées en foule à sa statue. Aussi, quand une cité hellène devait implorer le secours du ciel pour subsister dans sa richesse ou dans son indépendance, elle chargeait de ses prières publiques toutes les hiérodules de Corinthe, qui demandaient en son nom ou le succès de la conquête ou le salut de la patrie. A-t-on quelque idée de la manière dont les courtisanes de Corinthe cédèrent devant le christianisme, lentement brusquement ? Que l'histoire de ce magnifique sanctuaire serait une belle histoire ! Et il n'y a peut-être que M. Pierre Louys qui ait pour cela assez de savoir, assez de talent et assez de tact. § On n'a jamais bien su dans quelles conditions fut éditée Madame Bovary. J'ai lu quelque part que cela avait coûté de l'argent à Flaubert, qu'il avait dû payer pour faire éditer ce livre et que les rentrées n'ayant pas couvert les frais il l'avait cédé à Calmann Lévy pour presque rien. Une lettre de Poulet-Malassis, que publie L'Intermédiaire, donne une version analogue, peut-être encore plus triste, car elle témoigne d'une exploitation intense, à cette époque, de l'auteur par l'éditeur. Voici cette lettre : 23 octobre 1857. Monsieur, Babou me transmet ce matin la lettre que vous lui avez écrite relativement à votre traduction des nouvelles de Cervantès. Je crois, Monsieur, que vous êtes dans l'erreur relativement à la manière de traiter de MM. Lévy. MM. Lévy achètent 400 fr. des exploitations de 4 ans d'un livre. C'est ainsi qu'ils ont acheté les nouvelles de Jules de la Madelène, Mme Bovary de Flaubert, etc., etc. Ces faits sont à ma connaissance. Pour prendre un exemple dans les traductions ils ont acheté à Baudelaire : 400 fr. le tirage à 6000 des Poe. Nous n'opérons pas ainsi. Nous achetons 200 fr. des tirages de 1200 des livres qu'on veut bien nous proposer, s'ils nous conviennent. Si le livre a du succès tant mieux pour l'écrivain qui se trouve bénéficier de 200 fr. à chaque nouveau tirage de 1200. Si M. Flaubert, dont le livre est à sa 3e édition, se fût adressé à nous de préférence à MM. Lévy, son livre lui aurait déjà produit un millier de francs ; dans l'espace des 4 années que MM. Lévy exploiteront pour 400 fr., il aurait pu lui rapporter chez nous 2 à 3000 fr. Si la chose vous agrée, Monsieur, je vous achèterai un tirage de 1200 des nouvelles de Cervantès, payable 200 fr., en un billet à ordre à 3 mois du jour de la remise du manuscrit. Je m'engagerai à l'imprimer dans l'espace de 4 mois à partir du jour de remise du mss. Je vous demanderai 2 ans pour l'écoulement de mon édition (2 ans à partir du jour de la mise en vente). Au bout de ces deux années, vous rentrez en propriété de votre livre, mais vous ne pouvez le donner à un autre libraire que sur notre refus d'en faire une 2e édition aux conditions de notre traité ; c'est-à-dire 200 fr. pour un tirage de 1200. Je vous donnerai 20 ex. compris dans le tirage de 1200. Je ferai sur votre liste le service de la presse. Il va sans dire que si le tirage était épuisé avant ces deux années je m'empresserais de renouveler le traité. Mon intérêt vous le garantit assez. Telle est, Monsieur, notre manière de traiter à peu près invariable. Ainsi ai-je fait avec MM. Maucler, Babou, Asselineau, Baudelaire, etc. Je tiens beaucoup à ces conditions, qui sauvegardent de part et d'autre l'honnêteté et la liberté. Je suis, Monsieur, en attendant votre détermination. Votre bien dévoué A.-P. MALASSIS. § M. Remy de Gourmont nous apprend, dans le Matin, que Jésus, qui s'était incarné, comme on le sait, en Guillaume Monod, a élu, en 1899, un autre habitacle. Cet enfant-dieu, qui a donc aujourd'hui neuf ans, aurait un nom de famille aux initiales de W.-Sp. D'origine suisse, il résiderait en Allemagne. Il ne sait pas qu'il est Dieu. On attend, pour lui en faire la révélation, une heure propice dont les monodistes seront juges. M. de Gourmont prend texte de cette pieuse anecdote pour donner à ce petit Jésus quelques conseils : Pauvre petit Bouddha d'Europe, prends garde à tes adorateurs, qui seront aussi tes tyrans ! Sans doute, il est très beau d'être Dieu, mais il est aussi très beau d'être un homme. Si encore cela conférait l'immortalité ? Mais non, les dieux meurent comme les hommes, et quelquefois plus douloureusement. Souviens-loi de ta première agonie. Voudrais-tu sauver l'humanité ? C'est aléatoire. Tu n'as pas très bien réussi jusqu'ici, et tu n'inspires plus une confiance unanime. Beaucoup d'hommes compétents pensent que ce que l'humanité a de mieux à faire dorénavant, c'est de se sauver elle-même, de se purger des guerres, des crimes, des maladies. C'est très difficile et cela sera très long, mais elle a confiance en elle-même. Veux-tu un bon conseil, mon cher petit Jésus ? Eh bien, remonte au ciel. Là, au moins, on te laissera tranquille. Ce n'est plus la Grèce, c'est la Suisse, qui donne des dieux au monde. Heureux pays ! R. DE BURY. |