Emile Laloy : La Langue Française cessera-t-elle dans peu de temps d'être une langue scientifique
François Porché : Symphonie du soir, poésie
Lafcadio Hearn (Marc Logé trad.) : L'Education officielle japonaise
Edmond Pilon : André Vésale (d'après une estampe)
Elsa Koeberlé : Le Double, poésie
Boyer d'Agen : Le Dernier peintre de Montmartre : Fernand Pelez
Fagus : Paysages parisiens
Paul Dermée : Le Révérend Laurence Sterne
Pierre Vergely : Mon enfant, ma sœur (I-VI), roman

REVUE DE LA QUINZAINE
George Duhamel : Les Poèmes
Rachilde : Les Romans
Jean de Gourmont : Littérature
Edmond Barthèlemy : Histoire
Georges Palante : Philosophie
Georges Bohn : Le Mouvement scientifique
Charles Merki : Archéologie. Voyages
Charles-Henri Hirsch : Les Revues
R. de Bury : Les Journaux
Jean Marnold : Musique
Gustave Kahn : Art
Auguste Marguillier : Musées et Collections
Henri Albert : Lettres allemandes
J.-L. Walch : Lettres néerlandaises
Mercure : Publications récentes

Echos


LES POÈMES

Paul Fort : Chansons pour me consoler d'être heureux ; Eugène Figuière et Cie, 3 fr. 5o.

Le lecteur qui, d'un doigt distrait, compulserait ce dernier livre de Paul Fort, cette quinzième série des Ballades Françaises à laquelle un titre charmant fut donné : Chansons pour me consoler d'être heureux, ce lecteur, dis-je, pourrait s'étonner d'y découvrir quatre pièces dont la composition typographique rappelle étrangement celle que les poètes ont accoutumé d'employer depuis des siècles. Il aurait toutefois tort d'en conclure que Paul Port transige avec ses principes après y être demeuré fidèle pendant plusieurs lustres [...].

Georges Duhamel.


LITTÉRATURE

Remy de Gourmont : Le Latin Mystique, I vol. In-8, 15 fr., Georges Crès. — Paul Escoube : Préférences, I vol. in-18, 3.5o, « Mercure de France ». — J. M. Lentillon : A propos de Symbolisme, I vol. in-18, Charles Amat. — Jean de Bossschère : Métiers divins, I vol. in-12, « Bibliothèque de l'Occident ». — Almanach littéraire Crès, 1914, I vol. in-16, Crès.

Le Latin mystique, par Remy de Gourmont. Voici une nouvelle édition de cette étude des poètes de l'antiphonaire et de la symbolique au Moyen âge. Ce livre, qui nous révéla naguère une poésie latine ignorée et méprisée, toute cette poésie vivante qui fleurit du cinquième au treizième siècle, des Confessions de saint Augustin à l'Imitation, — eut son influence secrète sur la poésie contemporaine et initia quelques âmes mystiques à la naïveté de l'inspiration religieuse : nous avons encore nos Prudence et nos Fortunat. Mais cet ouvrage fixait encore une des tendances, un des mouvements du symbolisme, qui voulait, une fois de plus, renouveler la tentative du romantisme : réagir contre la tradition classique et, par-dessus les siècles, rejoindre la vraie tradition française, que la Renaissance avait submergée. On reprenait la poésie française à sa naissance, et cela donnait l'espoir d'une nouvelle courbe : « La poésie classique latine mourut de la perfection virgilienne, la poésie classique française de la perfection racinienne. C'est presque la seule loi certaine de l'évolution littéraire. »

L'auteur dans une nouvelle préface, nous explique les raisons du mépris ou fut enveloppée toute cette littérature mystique du Moyen âge. « Les latinistes, dit-il, sont convaincus, héritage du dogmatisme religieux, qu'il y a une orthodoxie de la langue latine et qu'elle est représentée dans la poésie par Virgile, dans la prose par Cicéron ; qu' après ces deux auteurs, si on eut encore le droit d'écrire en latin, on n'eut plus le droit d'y bien écrire, et ils épluchent les périodes et le vocabulaire, blâmant tout ce qui n'est pas virgilien ou cicéronien, alors que, pour rester dans la logique de leurs conceptions critiques telles qu'ils les appliquent à la langue et à la littérature française, ils devraient prouver que, dans la suite des époques, un auteur latin écrit d'autant mieux, montre d'autant plus d'originalité de pensée et de style qu'il emprunte moins à ses devanciers, qu'il se tient davantage en communion avec l'esprit de son temps. »

Si, par malheur, ajoute-t-il, nous avions entouré la langue française d'une « aussi naïve sollicitude, si, comme cela fut tenté, on avait érigé en modèle impératif telle époque littéraire, celle de Louis XIV, très belle à la vérité et admirable, sans aucun doute, un écrivain de notre temps, qui n'est pas non plus sans valeur, ne serait estimé que dans la mesure où son style se rapprocherait jusqu'au centon, jusqu'à la parodie, de la manière de Bossuet ou de celle de Racine... ».

On a appelé ces auteurs latins du Moyen âge des écrivains de la décadence, et, par une apparente analogie, donné la même désignation de décadents aux poètes du Symbolisme. Il y a une sorte d'antinomie, puisque, loin d'être une décadence, ces balbutiements de la poésie latine ecclésiastique sont un renouvellement, un recommencement et qui atteignit sa perfection : « Cette langue est au latin classique ce que Notre-Dame est au Parthénon, ce qu'un poème de pierres et de larmes est à une ode de Pindare, ce que le Calvaire est aux jeux Pythiques, ce que Marie est à Diane. » Décadence ! quels signes de décadence reconnaître dans le Stabat Mater, par exemple, « en ce poème œuvré par une main douloureuse mais sûre », et « en ces récentes années, quel fut l'authentique décadent du poète chercheur de formes, d'images, du poète forgeur de son verbe, d'un Laforgue ou d'un Sully-Prudhomme ; de ce fol ivre d'impossible ou de ce rédacteur de vers, à l'âme polytechnique et morale » ?

Poètes chercheurs d'images et créateurs de leur verbe, tels furent aussi ces poètes mystiques dont on trouvera ici les plus belles hymnes. « Ignorés même de l'Eglise, ces rapsodes sacrés n'ont, en leur vie posthume, qu'une gloire anonyme : à nul, entendant ces hymnes, ces proses ces antiennes, ne vient aux lèvres les noms ni de Raban Maur, ni de Claudien Mamert, ni de saint Bernard, ni d'aucun, et l'on n'est pas loin de croire que de telles odes ont l'origine obscure des Ballades populaires ou des contes de fées. Il faut rendre aux poètes de l'antiphonaire la gloire littéraire que l'ignorance leur a ravie. » Ce fut le but de cet ouvrage qui nous donne encore des traductions exactes et adaptées au rythme de ces proses. Qu'on les lise pour se rendre compte combien les traductions des missels approuvées par les évêques sont aussi inesthétiques qu'inexactes. Mais ce n'est qu'à ce prix qu'on obtient l'imprimatur.

Cette nouvelle édition du Latin Mystique, fort luxueusement éditée, s'orne d'un frontispice de Maurice Denis : la foi nouvelle s'élevant au pied du calvaire illuminé par le Christ, et renversant la dernière colonne du temple païen. Cette composition du peintre, mystique actuel fait songer à un tableau symbolique du XVe siècle qui est au Louvre : la Nativité, par Jean de Gourmont, qui représente la naissance du Christ parmi les débris, du paganisme.

§

Préférences, par Paul Escoube. Ce titre marque le genre de cette critique qui ne veut que nous donner les raisons de ses préférences. Cinq noms choisis s'inscrivent au volet de ce tome : Charles Guérin, Remy de Gourmont, Stéphane Mallarmé, Jules Laforgue, Paul Verlaine.

Charles Guérin qu'il définit : un panthéiste mystique. C'est, dit-il, un Vigny plus sensible et plus confidentiel, un Vigny qui aurait le cœur d'Eloa, sœur des anges... L'état de poète est presque incompatible avec l'état philosophique, qui est par essence état d'examen et d'incertitude, et le travail de la pensée n'est possible qu'au détriment du lyrisme. Poètes philosophes ? Il y a Vigny, mais il n'avait guère d'estime pour la sensation : il y a Charles Guérin.

« Personne n'a exprimé comme lui l'angoisse métaphysique, le besoin de croire, qui, malgré l'effort de la raison, agenouillent les hommes devant une foi quelconque. Cependant, la sensibilité est plus forte en lui que l'intelligence ; sa pensée se laisse entraîner par le sentiment : il est heureusement plus poète que philosophe » Toute angoisse métaphysique n'est-elle pas, par définition même, sentimentale ? Il n y a qu'une philosophie et qu'une métaphysique dans l'œuvre de Charles Guérin : la métaphysique de l'amour.

Ce qu'il cherche par delà la vie, c'est toujours l'amour :

Et je dois à l'amour dont la beauté m'enivre
Mon regret de n'avoir qu'une existence à vivre.

Remy de Gourmont, dont l'œuvre est analysée ici sans que le critique y ait ajouté aucun dogmatisme : « L'esprit qui aime les simplifications, dit-il, et veut classer les hommes ne sait en quelle catégorie classer celui-ci... Cet esprit veut être ; et il change afin de se différencier constamment des autres, de lui-même, et d'éviter toute cristallisation... »

D'autres pages nous diront les subtilités de l'œuvre de Jules Laforgue, mélange peut-être unique de spontanéité et d'analyse. Que serait-il advenu de cet art ? se demande M. Escoube. « Les Deux Pigeons marquent déjà une autre étape. Laforgue savait qu'il lui fallait beaucoup oublier. » Peut-être, en effet, allait-il, refermer les livres où il avait puisé une philosophie un peu artificielle, il venait d'entrer dans la vraie vie : « Il sait maintenant qu'il est bon de vivre : la philosophie et l'art, il va les animer de ce génie que la souffrance a nourri, et qui porte la joie comme une rare fleur. Exalté par le bonheur d'être aimé, il va donner toute sa lumière. Alors Elle comprit que cette heure était belle pour achever ce destin, et, d'un revers de la main, éteignit cette flamme.

Ce qu'il faudrait encore rechercher chez Laforgue, c'est cette ferveur, cette acuité de sensation et de sentiment que lui donna la tuberculose, qui, en même temps qu'elle brûle la chair, illumine le cerveau. Nous voyons Laforgue déjà touché par la mort écrire : « Si l'idée de la mort me reste si lointaine, c'est que je déborde de vie, c'est que la vie me veut quelque chose ! » Il fait des rêves d'amour et de gloire... Chez les phtisiques, écrit le Dr Paul Moreau (de Tours) en son ouvrage sur les Aberrations du sens génésique, « toutes les fonctions sont surexcitées : l'intelligence brille souvent d'un éclat inusité Les plans, les projets se succèdent à l'infini ; ils ne doutent de rien... Cette suractivité des organes intellectuels se retrouve dans l'exercice des fonctions génésiques... » Cette note médicale expliquerait la précocité intellectuelle de Laforgue, l'intensité de ses sensations artistiques, et cette sentimentalité ironique qui fait le fonds de sa nature ; s'il avait pu guérir, on se demande, cette fièvre physique et intellectuelle tombée, ce qu'aurait donné, ce qu'aurait produit l'auteur des Moralités légendaires ; on n'en sait rien. Peut-être n'eût-il su que développer les notes hâtives qu'il avait prises, durant ses accès de fièvre et de génie.

§

M. J -M. Lentillon, lauréat de la Société Nationale d'Encouragement au Bien, est un homme, prudent, qui ne se laisse pas prendre, en fait de poésie, aux nouveautés déjà vieillies.

Répondant à l'invitation de M. Buche, président de la Société littéraire historique et archéologique, membre de l'Académie de Lyon, M. Lentillon défenseur « de nos traditions poétiques essentiellement nationales », nous présente ici ses « réflexions personnelles » sur cet art des vers qu'il aime et qu'il cultive : A propos de Symbolisme. Pour donner plus de poids aux jugements du critique, faisons d'abord connaître le poète, défenseur des traditions nationales. Voici justement à la fin du volume quelques poèmes à dire : ce sonnet, dédié à « Monsieur le comte A. de Mun » à propos de la réception de M. de Régnier à l'Académie.

Oui, quoi qu'on puisse faire et quoi qu'on puisse dire,
L'art d'écrire est surtout un art éducateur :
Epopée ou Roman, Tragédie ou Satire,
Doivent en le charmant tendre au bien du lecteur.

Ces deux « quoi qu'on » sont vraiment inimitables. Il faudrait tout citer de cet admirable poème, qui stigmatise l'art immoral de M. de Régnier. Mais voici un autre sonnet d'une facture plus classique encore et qui fait songer à la perfection de Malherbe : il immortalisera le nom de Guy d'Aveline,« nommée officier d'Académie ».

L'honneur que l'on vous fait, aimable directrice
D'un grade académique est aussi notre honneur.
La « France littéraire » et son inspiratrice
Vont donc collaborer en un commun bonheur.

Voilà de la vraie poésie ; aussi, fort de sa maîtrise et de son originalité, M. Lentillon s'est-il donné la mission de réagir de tout son pouvoir « contre tes tendances poétiques symboliques et décadentes qui exercent la plus néfaste influence sur l'esprit et le goût de notre jeunesse scolaire contemporaine ». Il nous fait sentir toute l'incohérence de l'art de Rimbaud, de Mallarmé et de Francis Jammes : « Cela paraît si enfantin, écrit-il, si drolatique, que la critique est désarmée en présence de semblables futilités », et il est heureux que de « pareils littérateurs se réclament de l'étranger et que nous n'ayons pas à les compter comme nôtres » ! A tous ces petits poètes trop fantaisistes, de Régnier, Vielé-Griffin, M. Lentillon donne ce sage conseil : « Il faut connaître toutes les ressources de la poétique d'un Malherbe et d'un Boileau avant de rimer. » Et il nous cite tels poèmes de M. de Régnier où il est impossible de trouver des rimes, et ce poète est aujourd'hui membre de l'Académie française ! « Ce qui prouve que ceux qui passent pour les gardiens de la tradition ne s'en soucient que fort peu, puisqu'ils ouvrent le temple, qui devrait être celui du « Goût », aux décadents ! » Le goût n'a plus qu'un défenseur en France, M. Lentillon : en attendant qu'un fauteuil soit libre à l'Académie, je supplie M. Barthou, ministre de l'Instruction publique, qui collectionne avec tant de soin (comme drôleries sans doute) les premières éditions de Rimbaud et autres symbolistes, de donner les palmes à M. Lentillon.

§

Je signalerai particulièrement, pour la rare qualité de son art, ce petit livre de, M. Jean de Bosschère : Métiers divins, qui est dédié à Max Elskamp « mon pauvre frère aîné ». M. de Bosschère me semble en effet le plus pur disciple du poète imagier. Comme lui il burine les images de ses rêves et voici toute une série de bois qui nous donnent la figuration stylisée des métiers divins : le luthier, le potier, le jardinier, le poète, le maçon, l'horloger, l'imprimeur..., etc. Et j'aime cette divine promiscuité de tous les métiers : « Car ne doutez pas, écrit l'auteur, que le poète soit aux métiers, comme le boulanger, le potier et l'horticulteur. Inattendues, ses relations commerciales avec les hommes, mais ses denrées tiennent longtemps leurs propriétés d'épanouissement. »

§

Et voici, pour la nouvelle année qui approche, l'Almanach littéraire Crès. On y trouvera des lettres inédites de Barbey d'Aurevilly et de Jules Renard, des curiosités et anecdotes sur Baudelaire, Flaubert, Leconte de Lisle, Villiers de l'Isle-Adam, des « pas sur le sable » de Remy de Gourmont, quelques pages de Francis Jammes et de Claudel, des critiques de MM. Louis Thomas et Ernest Gaubert.

JEAN DE GOURMONT.


LES JOURNAUX

La Disgrâce de Manon, (Gil Blas, 28, 29, 31 octobre, 1, 3, 4 novembre). — L'Anglomanie d'Alfred de Vigny (Le Figaro, supplément littéraire, 8 novembre). — La Moralité au théâtre. Une lettre de Bernard Shaw (Le Temps, 11 novembre).

Jusqu'ici le roman de l'abbé Prévost : Manon Lescaut, était considéré comme un chef-d'œuvre : non pas un de ces chefs-d'œuvre comme la Nouvelle Héloïse, qu'on ne lit plus, mais un chef-d'œuvre vivant qui émeut et dont on garde toujours l'image émotive. Mais M. Abel Hermant a écrit dans sa chronique dramatique et sur un ton dogmatique : « Manon est un roman médiocre.» Il donne les raisons de son jugement, ce sont des raisons morales : les personnages lui répugnent : « J'aime encore mieux la méchanceté délibérée, le sadisme mort des Liaisons dangereuses. Valmont est un vilain homme, mais c'est un homme. Qu'est-ce que c'est que des Grieux ? Et l'on a qualifié Manon Lescaut de chef-d'œuvre, parce qu'il y a de la grâce et de la tendresse ! J'y suis peu sensible, quand avec cela les personnages d'un livre me répugnent. »

Ce jugement, cette critique n'ont pas autrement d'importance. Cependant M. Abel Hermant passe pour un grand romancier, auteur, lui, de quelques réels chefs-d'œuvre et l'opinion s'est inquiétée. M. Jean Lévêque a interrogé quelques littérateurs : « A votre avis, Manon Lescaut est-il un bon roman ? Vous rangez-vous à l'opinion de M. Abel Hermant ? » Les littérateurs n'en savent généralement rien, ils ne se souviennent plus : ils ne lisent guère et ils ne relisent pas. Cependant voici quelques opinions que publie M. Jean Lévêque dans le Gil Blas : la disgrâce de Manon.

M. Tristan Bernard avoue que ses souvenirs ne sont pas très précis.

Madame Colette Willy aussi a oublié Manon Lescaut.

« Il y a très longtemps, me dit-elle, que je n'ai lu ce roman, et je me souviens que ce fut toujours sans passion. Je n'ai jamais eu beaucoup de goût pour l'abbé Prévost, mais je ne me rends pas compte des raisons de ce peu de sympathie... »

Mme Colette Willy reste songeuse un instant ; puis, en riant, elle me dit :

« C'est peut-être de la faute de Massenet. Il a pris trop de place dans Manon... »

M. Henry Bataille :

« M'étant interdit par mesure d'hygiène littéraire toute lecture de critique, je n'ai pas lu l'article dont vous me parlez. Vous ne pouvez attendre de moi autre chose que l'expression de mon admiration pour le chef-d'œuvre de Manon Lescaut. »

M. Pierre Decourcelle :

Je pense que Manon Lescaut tient dans notre littérature la place que tiennent dans la peinture les gouaches de Lavreins, les tableautins de Boucher et de Fragonard. Ce n'est ni Rembrandt, ni Velasquez, ce n'est pas Latour... Manon Lescaut est une œuvre charmante qui nous procure le même plaisir que les Hasards de l'Escarpolette, la Comparaison, Qu'en dira l'Abbé ? ces délicieuses gravures, un peu libertines, mais si tendres. Ce sont les amis du XVIIIe siècle qui sont les amis mêmes de Manon.

M. René Boylesve :

Tous mes amis savent que je pense depuis longtemps ce que vient d'écrire M. Abel Hermant. Le sujet de Manon Lescaut est le plus beau des sujets ; mais l'abbé Prévost ne l'a pas traité. Il n'a tiré parti d'aucune des situations dramatiques qu'il pouvait fournir... et c'est ce qui explique que Manon nous plaise autant au théâtre. Le roman y apparaît dépouillé du fatras.

Enfin, dans un temps où tout le monde écrit bien, l'abbé Prévost écrit mal. Tous ses autres romans sont désœuvrés sans valeur : Manon Lescaut ne fait pas exception. Son sujet seul vaut qu'on le lise.

C'est un roman qui m'ennuie et dont la lecture m'a toujours été pénible.

Ah ! si M. René Boylesve voulait refaire et écrire définitivement Manon Lescaut !

M. Nozière :

Je ne sais pas, nous dit-il, si Manon Lescaut est un chef-d'œuvre, mais je m'étonne de la manière dont on en parle. On dit : « C'est un roman mal écrit, mal composé, ce n'est pas un chef-d'œuvre .. » Est-ce bien le point de vue sous lequel on doit se placer pour juger si un roman est un chef-d'œuvre? Je ne le crois pas. Ce n'est pas la forme qui est essentielle dans un livre d'imagination; sa valeur dépend de la puissance et de la vérité des types qui y sont présentés.

Or, les personnages de Manon Lescaut, du chevalier des Grieux, de Lescaut subsistent, n'est-ce pas ? Ne cherchons pas plus loin. Ils sont éternels. I!s n'avaient pas paru dans le roman français avant l'abbé Prévost. Il les a créés : et ils sont éternels.

M. Remy de Gourmont :

Il y a bien trente ans que je n'ai lu Manon Lescaut. Alors je considérai ce livre comme un chef-d'œuvre. Je ne l'ai jamais relu et il est probable que je mourrai dans cette opinion.

Parmi les réponses que vous avez reçues, quelques-unes m'étonnent, ce sont celles où le style de l'abbé Prévost est critiqué. Je ne comprends pas très bien cette distinction du fond et de la forme.

M. Faguet :

II y a bien un tiers de siècle que j'ai dit que Manon Lescaut est un chef-d'œuvre de vérité et, aussi, de pathétique ; du reste écrit en style de cantinier. Je n'ai pas changé de sentiment. »

M. Paul Adam :

Certainement, écrit M. Paul Adam, on ne peut comparer Manon Lescaut aux romans de Stendhal ni à ceux de Balzac, encore moins à l'immense Guerre et Paix de Tolstoï, à la Salammbô de Flaubert, à sa Tentation de Saint-Antoine, ni au Germinal de Zola. Toutefois, c'est un livre d'apparence vraie. Moins pourvu de psychologie que la Paméla du même abbé Prévost, ce récit est suffisamment vif pour compléter notre évocation du XVIIIe siècle si précieusement documentée par Casanova, Rétif, Choderlos de Laclos et Mercier.

Mme Rachilde, qui a une grande compétence en fait de romans et en fait de chefs-d'œuvre, nous donnera la conclusion de cette contradictoire enquête :

Si je comprends bien, il s'agit de la grande querelle entre le fond et la forme ?

Je crois que certaines œuvres très burinées, très fouillées, très, trop dans l'esprit des belles lettres, seront tombées dans le plus profond oubli alors que Manon Lescaut fera encore la joie des lecteurs sensibles aux cris humains.

Il n'y a pas de bons romans sans un fond d'humanité, et malheureusement ceux que tourmente la forme ne s'inquiètent pas assez de chercher à émouvoir ceux qui les étudient.

§

Dans une étude que reproduit le Figaro, M. Edmond Gosse, le grand critique anglais, nous dit les influences de la littérature anglaise sur l'œuvre d'Alfred de Vigny : l'anglomanie d'Alfred de Vigny. Dans Moïse, écrit-il, on ne saurait découvrir d'autres influences que celles de la Bible et de Milton, mais le Déluge démontre que le poète français venait de lire Heaven and Earth, publié en janvier 1823, une semaine après les Loves of the Angels, de Moore qui lui aussi exerçait déjà une sorte de fascination sur l'esprit de Vigny : « La promptitude avec laquelle il transporta ces éléments dans sa langue est fort remarquable, et on ne l'avait pas relevée jusqu'ici.»

Plus remarquable encore sont les influences anglaises dans Eloa, composé au printemps de 1824. Ce poème est un hymne de pitié, de tendresse, de sacrifice, — de vain sacrifice et de pitié inutile,— et il fut reçu par la jeunesse du temps avec une admiration frénétique. Dans la Muse Française, Victor Hugo en rendit compte en termes aussi redondants que louangeurs et plus tard Gautier proclamait Eloa « le plus beau et peut-être le plus parfait poème de la langue française ». Comme exemple du romancier religieux et idéaliste, ce poème demeurera classique et donnera toujours le même intérêt à la lecture, encore que le temps ait quelque peu terni sa beauté sentimentale. C'est une variante des Loves of the Angels, mais le sujet est traité dans un esprit plus pur et plus éthéré que ne l'ont fait Moore et Byron... Le goût change, et, à nos yeux, Eloa a pris par trop l'aspect d'une figure de cire, mais rien ne nous empêche d'apprécier la magnificence des vers. Le dessin et la couleur peuvent être ceux d'Ary Scheffer, l'exécution est digne de Raphaël...

En 1826, Vigny fut présenté à sir Walter Scott, de passage à Paris, et, enflammé par son anglomanie, le poète eut l'ambition d'écrire, lui aussi, un « Waverlev novel » français. Il en résulta Cinq-Mars, qui, pour avoir été longtemps le plus populaire de ses écrits, n'en est pas le meilleur... Ce roman, minutieuse étude à la manière de Walter Scott, enrichi par la suite de notes et de tout un appareil historique, trahit les tendances anglophiles de son auteur par de fréquentes citations de Shakespeare, de Milton et de Byron...

Ainsi que M. Séché en a administré la preuve, c'est le 3 février 1825 qu'Alfred de Vigny épousa, à Pau, miss Lydia Bunbury, fille de sir Edward Bunbury, officier et politicien non sans importance en son temps. Agée de vingt-six ans, d'une « beauté majestueuse » que la mauvaise santé eut tôt détruite, la jeune fille flattait à tous points de vue l'excessive anglomanie du poète. Elle parlait très incorrectement le français, et même alors qu'elle était depuis de longues années la comtesse Alfred de Vigny, elle continuait à s'exprimer avec un fort accent anglais, — travers, paraît-il, fort agréable au poète qui, peu de temps auparavant, avait écrit que ses seules pénates étaient sa Bible et quelques gravures anglaises, et dont la conversation n'avait pour sujets que Byron, Southey, Moore et Scott.

Après qu'il eut quitté l'armée, en 1827, Alfred de Vigny voyagea en Angleterre avec sa femme, et c'est au retour, à Dieppe, qu'il écrivit l'un des plus splendides de ses poèmes : la Frégate « la Sérieuse »...

§

Voici une curieuse réponse de Bernard Shaw à une lettre que l'évêque de Kensington adressait il y a quelques semaines à lord Chamberlain et où il protestait, en son nom et au nom de ses confrères, contre l'indécence et l'immoralité d'une petite pièce en un acte, jouée au Palace Théâtre par Mlle Gaby Deslys. Cette lettre, parue dans le Times, est reproduite dans le Temps.

L'évêque de Kensington, dit-il, emploie le mot « choquant » comme si tout le monde était d'accord sur ce qui est choquant et sur ce qui ne l'est point et en dépit du fait, facile à constater, que le spectacle en question, qu'il trouve choquant, a été trouvé fort inoffensif par beaucoup de gens dont l'opinion est digne d'autant de considération que la sienne... Son initiative se base évidemment sur la conviction qu'il a, sur ce genre de question, des lumières que n'ont point les autres personnes qui vont au Palace Théâtre et que le spectacle ne choque pas. Mais si cela était suffisant pour que l'évêque de Kensington pût fermer le Palace Théâtre, les non-conformistes pourraient avec autant de raison demander qu'on fermât toutes les églises anglicanes : la persécution, il ne faut jamais l'oublier, est une arme à deux tranchants.

L'évêque de Kensington prétend que la pièce en question était « suggestive », c'est-à-dire suggestive d'émotions sexuelles; mais un évêque qui, entrant dans un théâtre, déclare qu'il faut en bannir l'émotion sexuelle est aussi digne d'être écouté qu'un auteur dramatique qui, entrant dans une église, prétendrait en bannir l'émotion religieuse. La suggestion, la satisfaction, l'éducation de l'émotion sexuelle est l'un des buts les plus essentiels, les plus glorieux de l'art du théâtre : c'est une fonction qui lui est commune avec les autres arts. S'il y a dans nos musées tant de belles figures nues, c'est justement pour que les jeunes générations associent des idées de beauté à l'émotion sexuelle...

Voyons maintenant quels seraient les résultats de la suppression de toute « idée voluptueuse » dans l'art. Cette soi-disant moralité qui ne vise qu'à étouffer ou à dégrader les émotions les plus vitales, qui sans pitié poursuit tout ce qu'il y a de divinement gracieux dans l'instinct sexuel lorsqu'il n'est pas délibérément perverti ou empoisonné, qui vit dans une perpétuelle obsession, qui est en réalité morbide et abominable, supposons pour un instant, et comme le voudraient certaines bonnes âmes, qu'on puisse l'imposer à une communauté pendant toute une génération : eh bien, je déclare que l'évêque de Kensington lui-même, au risque du martyre, enverrait sa bénédiction épiscopale au directeur du Palace en lui demandant de rouvrir son théâtre et supplierait la jeune femme, aujourd'hui l'objet de ses foudres, de reparaître sur la scène, n'eût-elle plus l'ombre d'un vêtement...

Je ne peux m'empêcher de faire remarquer à l'évêque de Kensington que si le goût des spectacles voluptueux est parfois morbide, le sentiment religieux ne l'est souvent pas moins ; si j'avais une fille aux nerfs un peu malades, j'aimerais mieux l'envoyer au Palace qu'à certaines cérémonies religieuses; les manifestations de l'émotion politique, de l'émotion sexuelle ont toutes besoin d'être modérées, mais elles ont un droit égal à la tolérance. Je ne demande pas qu'on ferme les églises ; je ne demande même pas qu'on interdise les réunions politiques, bien qu'à mon avis rien ne soit plus absurde et démoralisant que ces manifestations ; je réclame seulement un peu de tolérance réciproque; je demande simplement qu'on observe un peu mieux le vieux principe : « Laissons à ses erreurs celui qui se trompe ; laissons à ses impuretés celui qui est impur ; et celui qui est juste laissons-le à sa justice ; et celui qui est saint à sa sainteté », car personne d'entre nous ne sait dans quelle catégorie il sera rangé lors du jugement final, et Mlle Gaby Deslys a droit au bénéfice du doute autant que l'évêque de Kensington.

S'il y a dans nos musées tant de belles figures nues, c'est pour que les jeunes générations associent des idées de beauté à l'émotion sexuelle! voilà la vraie moralité de l'art qui est de ne pas en avoir.

R. DE BURY.


THÉÂTRE

COMÉDIE-MARIGNY : Les Anges gardiens, comédie en 4 actes, tirée du roman de M. Marcel Prévost, par MM. Jean José Frappa et Dupuy-Manuel (29 octobre). — RENAISSANCE : L'Occident, pièce en 3 actes, de M. Henry Kistemaeckers (4 novembre). — THEATRE DU VIEUX-COLOMBIER : Les Fils Louverné, drame en 4 actes, de M.Jean Schlumberger (11 novembre). — Barberine, pièce en 3 actes, d'Alfred de Musset (18 novembre). — Mémento.

Les Anges gardiens, de MM. Frappa et Dupuy-Manuel, qu'on joue à Marigny, sont une bonne comédie. Elle est tirée d'un Roman de M. Marcel Prévost, et, s'il faut en croire son auteur lui-même, elle est « construite, claire, et suffisamment fidèle aux données du roman : aucun de ses personnage n'est trahi ». Vous savez ce que sont les anges gardiens ? Ce sont ces demoiselles, nourrices, institutrices, gouvernantes étrangères, que certaines familles trou- [...]

MAURICE BOISSARD.


ÉCHOS

Société anonyme du Mercure de France. Assemblée générale ordinaire annuelle. — Une lettre de M. Cornélio Hispano. — Pour M. Fernand Baldensperger.— Sur Camille Lemonnier.— Les Lectures de Benjamin Constant. — Chateaubriand et La Fontaine. — Le Monument Stendhal. — La Bibliothèque Thiers. — Henri Brisson et le Tango.— Un récital. — Publications du Mercure de France. — Le Sottisier universel.

Société anonyme du « Mercure de France ». Assemblée générale ordinaire annuelle. — Les actionnaires de la Société anonyme du Mercure de France sont convoqués en assemblée générale ordinaire le dimanche 7 décembre prochain, à cinq heures, au siège social.

A. VALLETTE.

§

Une lettre de M. Cornélio Hispano.

Bogota, le 24 octobre 19l3.

Monsieur le Directeur du « Mercure de France », 26, rue de Condé,

Paris.

Monsieur le Directeur,

Je relève, dans l'article que publie le Mercure à la date du 16 septembre dernier, sous le titre de Bolivar jugé par un officier de Napoléon, deux phrases qui contiennent des inexactitudes à mon égard et que je vous saurai gré par conséquent de bien vouloir rectifier de la façon suivante :

1° Le Journal de Bucaramanga a été copié par mes soins sous le contrôle et avec l'assentiment personnel du Bibliothécaire de l'Académie d'Histoire Vénézuélienne, qui m'en avait confié gracieusement l'original ;

2° A l'époque où j'ai publié à Paris le journal de M. Peru de Lacroix je n'étais fonctionnaire d'aucun gouvernement, ce qui démontre suffisamment à mon avis que je n'ai pu être déplacé, comme veut bien l'affirmer l'auteur de l'article en question.

Je fais appel aux sentiments de traditionnelle courtoisie du Mercure de France pour vous prier, monsieur le Directeur, de bien vouloir insérer cette petite rectification dans un de vos prochains numéros, et je vous présente, avec tous mes remerciements, l'assurance de ma considération distinguée.

CORNELIO HISPANO.

§

Pour M. Fernand Baldensperger.— M. Fernand Baldensperger me fait beaucoup d'honneur. Mais un peu à la façon de certain personnage des [...].

CAMILLE PITOLET [...].

§

Publications du « Mercure de France » :

PROMENADES LITTÉRAIRES, 5e série, par Remy de Gourmont. Vol. in-18, 3,5o (5 japon, 3 chine, 43 hollande).

SYLLA, tragédie en 4 actes, en vers, par Alfred Mortier. Préface d'Eugène Lintilhac. Vol.in.-18, 3,5o.

LA VIE UNANIME, poésies, par Jules Romains. Vol. in-18, 3,5o (7 hollande).

RÉGNER, poésies, par Léon Deubel, avec un portrait de l'auteur. Préface de Louis Pergaud. Vol. in-18, 3,5o (5l hollande)

LE SILENCE DES HEURES, poésies, par Henry Spiess. Vol. in-18, 3,5o.

§

Le Sottisier universel.

Anvers, 18 novembre. — Un vol de 3oo.ooo tonnes de diamants a été commis cet après-midi dans une taillerie de diamants de la rue- du Pélican. — Eclair, 19 novembre [...].