SOMMAIRE

ce numéro double, exceptionnellement : 120 frs.

Lettres à Alfred Vallette de Guillaume Apollinaire, Edmond Barthélemy, François Coulon, Adolphe Retté, Alphonse Daudet, Alfred Douglas, Paul Gauguin, Rémy de Gourmont, J.-K. Huysmans, Alfred Jarry, Louis Le Cardonnel, Pierre Louys, Stéphane Mallarmé, Dr. Mardrus, Alfred Massebieau, Stuart Merrill, Charles Morice, Marcel Proust, Pierre Quillard, A. Remacle, Jules Renard, Jehan Rictus, Saint-Pol-Roux, Marcel Schwob, Laurent Tailhade, J. de Tinan, E. Verhaeren, Willy et T. de Wyzewa.


LETTRES A ALFRED VALLETTE

GUILLAUME APOLLINAIRE. L'artilleur Guillaume de Kostrowitzky.

Nîmes, le 19 octobre 1914.

Cher directeur et ami,

Que deviennent Paul Léautaud, Rouveyre, André Billy, Morisse, Dumur et tous nos amis du Mercure ? J'ai eu de vos nouvelles et de celles de Rachilde par votre fille et son mari Robert qui m'a paru être mieux à mon départ de Nice.

Je mène ici la vie de l'artilleur monté ; elle est rude et n'a rien d'héroïque. Cheval, tape-cul, pansage, manœuvre à pied, étude du canon. J'ajoute que je suis le peloton d'élèves brigadiers, ce qui veut dire que tout mon temps est pris.

Je vis, au demeurant, une vie anecdotique perpétuelle. Nîmes est une belle ville, mais j'en vois peu de chose, les promenades à cheval ayant lieu dans la campagne nîmoise qui m'a l'air assez grecque.

A Nîmes le jasmin, chantait Moréas ; je n'en ai point vu mais beaucoup de lauriers, gage de victoire et beaucoup d'oliviers, gage de paix.

Je pense partir pour le front vers février.

Je suis heureux au possible qu'on m'ait trouvé digne d'être soldat dans cette bagarre titanique et je ne céderais pas ma place pour un empire, surtout celui d'Allemagne.

J'espère après la paix retrouver toujours vivace notre très cher Mercure de France.

Je vous prie, si vous avez le temps de m'écrire, de me faire savoir l'adresse de Remy de Gourmont (1).

Votre dévoué

GUILLAUME APOLLINAIRE.

Adresse : Guillaume KOSTROWITSKY
2° canonnier conducteur
38e rég. d'artillerie de campagne
70e batterie
Nîmes (Gard)

(1) Son adresse de Coutances. Dans cette lettre, comme dans les suivantes, nous avons supprimé l'accent de "Remy", mis systématiquement par le Mercure de France (note des Amateurs).


[...] PAUL GAUGUIN. Départ. Mauclair. Tahiti. Le dessin.

Paris, 31 mai 95.

Cher Monsieur,

Toujours désireux de contribuer à la bonne marche du Mercure de France j'aurais voulu vous porter moi-même les fonds que vous réclamez au nom de la Société (75 francs pour 3 actions). Malheureusement sur le point de partir cette fois pour toujours je n'ai pas une minute à moi et je vous serais obligé de faire toucher à mon domicile le matin jusqu'à 10 heures.

J'ai cru un moment votre revue purement d'art et je tremblais pour mes futurs dividendes. Je vois heureusement qu'il n'en est rien et que la porte est toute grande ouverte à la polémie (sic).

Nous lisons avec plaisir, Bernard, Mauclair, etc...

Avec mes remerciements, mes adieux.
Croyez-moi, cher Directeur, tout vôtre.

PAUL GAUGUIN.

Juillet 96, Tahiti.

Mon cher directeur,

Dans un hôpital colonial je suis pour guérir mon pied redevenu très malade ; dans cet hôpital je vous écris pour vous remercier tout d'abord m'envoyer le Mercure. En lisant chaque mois votre revue, je ne crois pas être dans la solitude, et si je ne suis pas au courant des potins de la politique et du boulevard (dont je n'ai que faire) je suis avec grand plaisir au courant du travail du monde intellectuel. Je lis dans ce numéro de mai aux épilogues :

« Ce fut en vain : stylé par les éternels Wolff, Sarcey..., Giraudin, le public hurla et la pièce tomba, « malgré, dit Villiers, toute cette jeunesse enthousiaste et qui avait le courage de sa pensée, comme devant toute la « bêtise au front de taureau » j'avais le courage de la mienne. »

Nous n'aurions à choisir, tout bonnement, qu'entre les deux phalanges et entre les chefs des deux phalanges, entre Richard Wagner et Francisque Sarcey, entre Leconte de Lisle et Albert Wolff.

Sans vouloir en aucun point faire de comparaison entre Villiers et qui que ce soit, qu'il me soit permis de faire un rapprochement et de vous poser cette question. Que dites-vous d'une œuvre qui a d'un côté pour admirateurs des hommes comme Degas, Carrière, St. Mallarmé, J. Dolent, Alb. Aurier, Remy de Gourmont et comme antagonistes des Camille Mauclair et autres Machines quelconques.

Ceci pour vous dire qu'entre les critiques littéraires si fines, si savantes de Viélé-Griffin, de Gourmont et autres et les critiques picturales de Camille il y a une telle distance que je ne comprends pas le Mercure si éclairé en toutes choses. La clientèle payante du Mercure est composée d'autant de peintres que de littérateurs. Que Mauclair fasse la critique dans la Revue des Deux Mondes ou dans le Journal de la Mode, je comprends, mais dans le Mercure ! Je ne dis pas cela parce qu'à chaque numéro, à chaque exposition de peintres, il me cogne. Oh non, je vous l'ai dit plus haut, l'estime de Degas et autres me suffit. Mais parce qu'à tort et à travers, sans aucune des connaissances voulues pour juger peintures, il dit du mal de tout ce qui a le courage d'une idée, de tout ce qui n'est pas officiel, pas salonier. Mauclair est un Albert Wolff futur. A l'entendre, tout écrivain qui ne sort pas de Normale est un ignorant vaniteux, etc... Mais attention, Mauclair est là qui veille à la sécurité artistique. Qui es-tu ? citoyen, toi que les jeunes saluent injustement, montre ton passeport. Sors-tu de l'Ecole ? Arrière, orgueilleux, qui ne veux pas faire comme les autres. Si tu es étranger, peut-être nous arrangerons-nous, mais Français...

Je vous assure, mon cher Directeur (c'est comme actionnaire que je vous en parle), Mauclair n'est pas à sa place au Mercure.

Il me reste à vous dire que Tahiti est toujours charmante, que ma nouvelle épouse se nomme Pahura, qu'elle a quatorze ans, qu'elle est très débauchée – mais cela ne paraît pas faute de point de comparaison avec la vertu. Et finalement, que je continue à peindre des tableaux d'une grossièreté répugnante. Malheureux concierge habitué à frotter le parquet, qui s'imagine que le pré garni de gazon et de pâquerettes est grossier ; que le grand arbre de bois de fer qui ombrage tristement ma case est plus brutal que le manche de son balai.

Cet homme sait dessiner, celui-là ne le sait pas. Je vais vous confier un secret, vous ne le direz à personne, puisque cette lettre vous est personnelle. Il n'y a pas de science du dessin. Il y a un beau ou vilain dessin. Raphaël, Michel-Ange, Vinci et tant d'autres ont dessiné déjà dans le sein de leur mère. Tout enfant, Raphaël a bien dessiné - seulement plus son cerveau s'est développé, plus la langue qu'il a créée est devenue riche.

Yes n'est point une faute d'orthographe du mot Oui.

Si je m'étendais longuement sur ce sujet en discutant point par point la théorie que j'énonce plus haut, vous seriez peut-être de mon avis, mais comme cela, brutalement, en quelques lignes, cela ressemble à une gageure folle. C'est que je pense à ces jeunes merdaillons qui en un seul jour ont appris la science du dessin des maîtres anciens. Ils vous examinent un Giotto pendant dix minutes, et vlan ! les voilà au courant du cerveau du maître ; tandis que nous autres dont c'est le métier nous étudions deux ou trois maîtres qui nous plaisent, et modestement nous avouons notre impuissance au bout de vingt ans de labeur acharné. Le baron Gros, qui était cependant quelqu'un, se trouvait en admiration dans le bureau de Delacroix devant le massacre de Scio presque terminé ; il lui dit : « Je ne comprends pas que vous abîmiez un chef-d'œuvre comme celui-là par une faute de dessin comme celle-ci. » Et il lui montrait du doigt sur un visage de profil un œil tout à fait de face. « C'est vrai, répondit Delacroix ; il faut le remettre à l'endroit; voilà trois fois que je le refais, trois fois même résultat. Prenez la palette et essayez. » Le baron Gros se mit à l'œuvre pour corriger la prétendue faute, mais au bout d'un certain temps il effaça sa correction et dit à Delacroix : « Vous avez raison » et la faute resta. Mais tout le monde n'est pas Delacroix direz-vous ; c'est vrai. Qu'importe je ne vois aucun mal à ce que tous cherchent à le devenir.

Mon bavardage pictural doit vous assommer, vous homme de lettres. Je ne saurais en dire autant ; le bavardage littéraire m'intéresse beaucoup. C'est pourquoi je cesse de vous écrire, et je continue à lire de la Littérature. Je vous serai bien reconnaissant si vous vouliez me rappeler au bon souvenir de M. Remy de Gourmont et de Rachilde.

Cordiale poignée de main d'un actionnaire

PAUL GAUGUIN.


REMY DE GOURMONT. Alfred Vallette cherche un éditeur. Modeste naissance d'une enquête. Une amazone.

Vendredi 18 avril 1890.

Mon cher Vallette,

Hier, avec Huysmans, nous vînmes (comment, je ne sais plus), à parler de vous et d'un roman que divers éditeurs vous ont refusé. Huysmans, à qui vous l'avez fait lire jadis, le considère tel qu'un roman intéressant, bâti sur une originale donnée. Il croit, si vous consentiez à en changer le titre, qu'il serait possible, par une série de combinaisons, de l'imposer à Stock. Stock n'a jamais lu aucun manuscrit (ni d'ailleurs aucun imprimé), mais il a peut-être la mémoire des titres.

(– Je me souviens maintenant de l'origine de cette conversation. Nous parlions de Genonceaux et de la plaquette illustrée qu'il prépare, la Bièvre de Huysmans. Il paraît qu'après avoir fait de folles dépenses en héliogravures diverses, il se refuse au papier de Hollande. Si Mme Vallette le voit, elle devrait bien lui insinuer qu'on ne tire pas un ouvrage de luxe sur du papier mécanique !) –

Mais ceci n'a aucun rapport avec Babylas, que, pour ma part, d'après ce que j'en ai vu dans le Scapin, je serais très content de lire en entier. Si vous pouviez me répondre de façon que j'aie votre lettre demain, Bibliothèque nationale, dans l'après-midi – ou passer vous-même de 12 heures à 4 heures, comme je reverrai Huysmans dans la soirée, je saurais s'il faut insister.

Bien à vous

R. DE GOURMONT.

Nota. – Le P.-S. de la lettre égarée est bien aimable pour moi, – trop. Mais, comme vous êtes bon juge, quoique indulgent, il m'a fait grand plaisir.

29 novembre 91.

Cher ami,

Voici une idée que je crois intéressante pour le prochain Mercure, – et dont je puis prendre la responsabilité quand il s'agira de la signer.

Voici : Pour mesurer la distance qui, je crois énorme, sépare certains « nouveaux » de certains « anciens », faire, par lettres, cette enquête :

« Quelle est votre opinion sur Alexandre Dumas ? Appréciation littéraire. En cas de non-opinion, le dire, – ce qui serait encore une opinion. » – A rédiger. Cela me semblerait important comme mesure d'un fossé d'une génération à l'autre, – surtout après l'universel crocodilisme de la Presse.

Qu'en pensez-vous ?

A vous

REMY DE GOURMONT.

Lundi [2 juin 1913].

Mon cher ami,

J'ai eu mille ennuis avec une folle qui prétendait se reconnaître dans les « Lettres à l'Amazone » et qui m'a persécuté au point que j'ai dû faire intervenir la police. Mais elle a été relâchée par un commissaire timoré et qui n'a vu que de l'exaltation dans ses propos incohérents. Je crois donc qu'il vaut mieux suspendre les Lettres, au moins cette fois-ci. Je suis d'ailleurs assez déprimé par cette histoire et il me semble toujours que cet être infernal va venir carillonner à ma porte. Cette folle est une nommée L... G... N'est-elle pas allée vous trouver ? Elle parle du Mercure comme sa propriété, à elle et à moi ; elle parle de moi comme de son amant, me tutoie, enfin extravagance complète, car je ne lui ai jamais parlé que pour lui prendre ou lui refuser des articles féministes à la Revue des Idées. Je me souviens maintenant qu'elle avait un air un peu singulier. Que ne l'aie-je écoulée en ce temps-là !

Dès que je pourrai, j'irai me reposer à la campagne.

A vous

REMY DE GOURMONT.


J.-K. HUYSMANS. Comment le roman d'Alfred Vallette finit par trouver un éditeur. Jugements sur quelques éditeurs.

15 août 1887.

J'ai terminé. Monsieur, la lecture que vous avez bien voulu me communiquer et que je vous restitue. J'ai connu, aussi, de pauvres diables, timides, disgraciés de corps, nés pour n'aboutir à rien et - du côté femme – pour tout rater. Je puis donc reconnaître la parfaite véracité de vos analyses et savourer l'horreur de ce train-train de vie que vous avez si placidement peint dans le milieu de ces villes de province.

Quant à la préface que vous me demandez, vous m'embarrassez fort, car, pour de longs motifs dont le plus décidé est le côté prétentieux et emphatique, ou alors faussement bonhomme de ce genre de prose, je me suis depuis longtemps résolu à n'en point faire. Je suis donc obligé de vous refuser et cela m'ennuie, car j'eus voulu vous être agréable, puisque votre livre veut qu'on le loue.

Croyez donc à mes regrets et à l'assurance de mes meilleurs sentiments.

J.-K. HUYSMANS

Paris, 25 août 1887.

Mon cher confrère,

Votre lettre me pourfend, car si je n'avais pas traité, le premier, cette question d'éditeur, c'est que je redoutais pour des motifs trop longs à écrire une désillusion pour vous et un nouveau four pour moi.

Lorsque vous aurez achevé l'inutile corvée qu'on vous inflige, venez me voir, un soir, nous en causerons – mais quant à la question de la préface, je persiste absolument à croire que ce serait et inutile et ridicule. Laissons donc cela, je vous prie, de côté.

Je vous envoie ce bout d'épistole à Paris, à votre adresse ; je pense qu'on vous la fera parvenir à Versailles où les indications régimentaires me manquent.

Recevez, je vous prie, mon cher confrère, l'assurance de mes meilleurs sentiments.

J.-K. HUYSMANS.

Lundi soir [18 octobre 1887].

Cher Monsieur,

J'ai vu ce matin celui des lecteurs de chez Quentin dont je vous ai parlé. Il m'a formellement promis de se faire attribuer Babylas et de le rendre à May avec un avis agréable.

La seule question douteuse reste telle : la maison qui n'a pas eu à se louer de ses romans – au point de vue vénal – serait dans des dispositions de parcimonie redoutables, c'est-à-dire qu'elle serait disposée à restreindre le plus possible le nombre de romans qu'elle veut lancer.

J'espère pourtant qu'on la décidera à donner vie au mélancolique Babylas.

Si j'ai quelque renseignement à ce sujet, je vous le communiquerai aussitôt – si, de votre côté, vous apprenez quelque chose, dites-le-moi, pour que nous puissions jouer la partie de notre mieux.

Bien à vous

J.-K. HUYSMANS.

Samedi [1890].

Mon cher confrère,

Stock s'est enfin décidé. Votre livre est pris. Il a fait lire le manuscrit par une personne qui n'a pas été hostile, ce qui a savonné les choses. Je l'ai tâté sur les prix. Il imprimerait le livre mais ne voudrait payer de droits d'auteur qu'après l'édition vendue. J'ai tenté d'obtenir mieux mais j'ai radicalement échoué !

Voyez donc si ces conditions vous semblent acceptables.

En somme, votre livre serait une entrée chez Stock – et comme nous sommes là plusieurs qui nous tenons, Hennique, Descaves, Guiches et qui vous sont sympathiques, ça vous permettrait de vous en faire prendre d'autres.

Allez donc voir Stock qui vous attend et ne soyez pas étonné de trouver un homme dénué de tout génie, en sa personne.

Bien vôtre, mon cher confrère.

J.-K. HUYSMANS.

[1890.]

Mon cher confrère, avalez, hélas ! tous les crapauds que vous tend au bout de sa pincette d'éditeur la maison Stock. Tout cela n'a qu'un temps. Le titre est plus que médiocre et ne vaut certes pas le vôtre, mais passez encore là-dessus.

Je vous parle en homme qui en a gobé, plein une tinette, jadis chez un sieur Charpentier qui me gardait un manuscrit un an et demi, sans me l'imprimer. Et celui-là était accolé à une femme qui disait partout que mes livres étaient un déshonneur pour sa maison !

J'ai dû tout supporter jusqu'à ce que j'aie pu filer de leur boutique et aujourd'hui, très vexés, ils m'accusent d'être un Ingrat !

Tout cela, pour vous soulager un peu, par le récit des misères d'un autre ; ah ! si le volume se vend seulement un peu vous aurez d'autres conditions, allez !

Ce souhaitant, je vous envoie, mon cher confrère, une bonne poignée de main.

J.-K. HUYSMANS.


ALFRED JARRY. Cambriolage. Pêche à la ligne. Service de presse.

Dimanche matin, après le premier express.

Mon cher Vallette,

Il a été fort providentiel que vous ne soyez pas venu hier chercher des chevelures de fourneau : vous avez évité une émotion désagréable qui est échue à Mme Hanotaux : en rentrant à 5 heures elle a trouvé sa porte forcée de fort ingénieux essais de descellement de volets. Requis par elle, nous avons constaté individuellement que la porte de votre escalier est venue sans effort dans notre main ; et nous étant permis de gravir ledit escalier nous avons eu sous les yeux, trait pour trait, le même spectacle que vous eûtes du panneau en mille morceaux. Il nous a paru bon de nous introduire par l'orifice, le revolver en avant, et avant tout soyez informé qu'il ne nous a pas paru que Dupré II (ou le même que précédemment) ait touché à quoi que ce soit. Il y a un petit buffet rose ouvert dans votre chambre et un peu de linge et de lettres par terre, ainsi que le chapeau de la petite fille. Aucun objet volumineux et mobilier ne nous paraît manquer : il y a des glaces, des lits, les tasses et l'armoire noire semble intacte. Il est fort probable que les Invités effracteurs ont été dérangés et n'avaient eu le temps que de préparer leur retour. Il n'est pas impossible qu'ils l'aient été par nous-même, vu que nous avons acquis un énorme timbre de bicyclette ou plus exactement de tramway électrique, et avons « grêlé » avec fracas devant la maison en rentrant vendredi. Ou ont-ils été troublés par [...].


[...] STÉPHANE MALLARMÉ. Le Poème, le Roman, le Théâtre. Clarté.

Valvins, 28 septembre 1891.

Cher Monsieur Vallette,

Voulez-vous transmettre à M. Minhar et garder pour vous l'expression du plaisir entier que j'ai pris à lire A l'écart. Que c'est net et franc et comme vous arrivez presque incidemment à toucher des choses multiples et vastes ! et ce livre indique exactement la scission qui s'opère entre le Poème et le Roman, marquant chacun de son caractère originel et rendant à celui-ci, tandis que l'autre regagne sa région pure, toute l'aisance française des Mémoires.

Au contraire, dirait-on, Mme Rachilde éclaire de merveilleux psychique son Théâtre et rachète l'erreur qu'il y eut à traiter la modernité en simples tableaux de genre, sur le lieu appartenant aux prestiges ! Je suis, si intéressé, sa tentative rare. Voulez-vous lui présenter mes hommages cordiaux et respectueux et me croire

tout vôtre

STÉPHANE MALLARMÉ.

Paris, mardi 2 mars 1893.

Mon cher ami,

J'ai voulu vous remercier, mais j'étais au lit ; or vous insistezde façon si amicale, que re-voici l'occasion. Vous êtes de ceux qui me trouvent clair, dont je fais un peu partie aussi ; et vous sentez très bien que c'est une transparence particulière qui est en jeu si vive qu'elle doit aveugler le mauvais lecteur... Tout ceci pour vous presser la main, affectueusement; et vous charger de mon hommage à Mme Rachilde,

Votre

STÉPHANE MALLARMÉ.


Dr. MARDRUS. Rahat-loukoum pour les poètes.

Marseille, le 21 novembre 1897.

Cher Monsieur Vallette,

Retour d'une petite promenade au Caucase. L'Erbrouz Prométhéen ne manque pas, ma foi! d'une certaine dose de suggestion. Oui, pas mort du tout le Caucase... Mais bast! tranquillisez-vous, je ne vais pas vous réciter le Baedeker, très mal renseigné entre parenthèses, sur nos amis les Russiens de là-bas.

Mes projets ! très simples pour le moment : me reposer quelques jours ici avant que de d'entreprendre quelque nouveau tour de circumnavigation sans importance, en des contrées simplement méditerranéennes, en attendant un voyage plus consistant, par exemple, celui dorloté vers les Australies.

Pas manqué, pour le plaisir de l'évangélisme, de semer, de-ci de-là, quelques germes d'abonnements à ce cher « Mercure ». Je ne sais pas, mais je crois avoir un tantinet réussi. Ainsi vous avez dû recevoir une adhésion d'un M. G. Arié, directeur d'un Collège à Smyrne, et une autre d'une comtesse Mirzoeff à Tiflis (Caucase). Non ?

Et maintenant, cher Monsieur Vallette, faites-moi donc le plaisir d'accepter les quelques rahat-loucoums (bonbons orientaux) que je vous envoie par colis postal. C'est dans cette amicale intention que, passant par l'Hellade, non loin de l'Hymette, j'en ai cueillis. Oui ! Tel est le produit de l'art grec contemporain... Cette Grèce de Georges Périclès ! comme dirait M. de Gourmont, c'est là tout ce qu'elle élabore pour l'instant, le rahat-loucoum !... C'est avec ça comme projectile qu'on s'est battu contre le Turc. M. Pierre Quillard doit en savoir quelque chose.

Dans la caisse vous trouverez cinq boîtes : la justice veut que se fasse comme suit la distribution dont vous serez assez aimable de vous charger :

Deux boîtes pour M. et Mme Vallette ;

Une boîte pour M. Mallarmé ;

Une boîte pour M. Schwob.

Une boîte pour l'ami Paul Valéry.

Et à eux tous mes amitiés, par-dessus le marché.

N'oubliez pas, et dites-le bien à Mme Rachilde, qu'il sied, et les rites de Scyros l'exigent, de boire un verre d'eau fraîche après l'absorption de chaque loucoum : d'ailleurs M. Schwob, qui est averti sur tous usages, vous confirmera cette assertion. – Ainsi devront s'exécuter vos hôtes du Mardi ; et Mme Rachilde ne s'en plaindra pas, qui fera des économies de sirop de groseille. A quelque chose malheur est bon.

Je serai heureux d'avoir des nouvelles concernant la santé de ce très cher M. Schwob.

Mes respects à Mme Rachilde, et veuillez agréer, cher Monsieur Vallette, avec tous mes remerciements l'expression de mes meilleurs sentiments.

Votre tout dévoué

DR MARDRUS.

Et pardon pour ce rôle forcé d'ambroisophore...


[...] SAINT-POL-ROUX. Brouter du thym. Le pâtre Verlaine.

Ce 10 avril 1891.

Mon cher ami,

Vous devez me taxer d'oubli. Des caresses à épandre, des visites à rendre, des sites à revoir, des pages à sculpter : voilà mon bilan jusqu'ici.

Les arguments de votre lettre sont trop justes pour que je ne m'y rende point. Ma recommandation était pour, seulement, éviter que le typo ne serrât trop mes vers multiples – sans vouloir le faire à la pose, n'est-ce pas ?... Trop carcanés, on s'y perd. O ces pauvres profanes, je ne souhaiterais pas leur place pour le Pactole !

Que c'est exquis de boire de l'air et de manger des spectacles ! Hier je me suis surpris à respirer un son de cloche comme un parfum d'immense fleur. C'est bizarre comme le citadin venant à la campagne est envahi du panthéistique désir de manger du foin et de brouter du thym !...

Vous félicite de votre article au Figaro. Il me fut impossible de me le procurer. Si moyen, adressez-le-moi, vous le renverrai.

Oui, ai lu Huysmans. Suis très flatté de sa pensée et de mon voisinage avec l'excellent de Gourmont. Bizarre cette Enquête ! mais attendons sa fin pour mieux connaître de l'ensemble de ceux qui ont des idées et de ceux qui n'en n'ont pas. Une corbeille de souvenirs à Mme Rachilde ! A vous un sleeping-car de cordialités.

SAINT-POL-ROUX.

[Erquelines], dimanche soir [18 nov. 1895].

N'y a-t-il pas un volume de Verlaine (Confessions, par exemple) où il soit question de la nationalité, du lieu d'origine familiale, etc., du grand poète ? M'obligeriez de vous occuper de ce point et d'ajouter au besoin le livre en question. Je crois fort que le petit hameau d'ArvilIe dont je dépends soit le berceau de la race des Verlaine. Vous aidant, je pourrais éclaircir ce détail intéressant. Si je réussissais, vous enverrais une lettre ad hoc qu'il serait curieux d'insérer au Mercure. Sauriez-vous le prénom du père de Paul Verlaine ? Est-ce pas Auguste ? Une revue l'an passé fit paraître un portrait des père et mère du poète, auriez-vous cette revue sous la main ? Pilon m'a bien envoyé une Revue Encyclopédique où se trouve un portrait de Verlaine enfant, mais ça ne me suffit pas. C'est le père qu'il faudrait avoir. Un vieux pâtre du nom de Verlaine vient paître ses vaches devant ma demeure, c'est un copain, je l'ai fait poser. C'est sûrement un cousin de Paul. Il m'a expliqué toute sa race, et j'ai retrouvé dans les aïeux tout le caractère de notre poète. Il serait curieux et neuf de démontrer Paul Verlaine par généalogie, ataviquement ! mais pour cela il est indispensable que je sache le nom du papa. Est-ce que le père de Verlaine n'était pas officier du génie au service de la France ?

SAINT-POL-ROUX.


MARCEL SCHWOB.« Le Vierge. » Mallarmé. Théâtre.

Paris, dimanche [22 février 1892.]

Mon cher confrère,

Je viens de terminer Babylas et je tiens à vous dire que votre livre m'a particulièrement saisi par différents points. Si j'en regrette le début, qui cadre fort bien avec le reste, mais qui est peut-être un peu moins original, j'en apprécie très vivement le développement bien personnel. Ces jours de Babylas sont mornes comme la plaine de la vie : ce sont des pénitents gris qui vont en longue file depuis le collège jusqu'au cimetière.

Votre sobriété de description est tout à fait remarquable; je discuterais peut-être l'emploi fréquent des verbes péjoratifs en asse, mais ce sont des vétilles en comparaison de votre langage ferme et nerveux.

Savez-vous qui vous m'avez rappelé par votre composition ? Un de vos aînés que j'aimais beaucoup et qui est mort au moment où il touchait au succès. C'était Robert Caze, l'auteur de L'élève Gendrevin et de La semaine d'Ursule. Il serait arrivé, à n'en pas douter, à la considération de l'existence que vous venez de développer.

Je regrette que les habitudes actuelles de journalisme ne me permettent pas d'étudier votre livre spécialement, mais soyez persuadé que je saurai y revenir incidemment à l'occasion, pour dire ce que j'en pense.

Veuillez recevoir, mon cher confrère, l'assurance de ma meilleure sympathie.

MARCEL SCHWOB.

Valvins, par Avon, Seine-et-Marne.

[19 juillet 1897.]

Cher ami,

Je reçois votre lettre et je me hâte d'y répondre. D'abord merci pour avoir remis mes livres à M. Mardrus. Ensuite je me suis dès ce matin mis à la négociation. Je crains que ce ne soit difficile, malgré la grande envie qu'en a Mallarmé. Il est à peu près engagé vis-à-vis de Fasquelle qui ne lui a pris Divagations que sur la promesse à peu près qu'il publierait les Poésies complètes. De plus, ces mêmes poésies sont vendues depuis longtemps à Deman – mais en édition semblable à Pages. Je crois que ce ne serait pas là un obstacle bien sérieux. Le dur, c'est Fasquelle. Néanmoins ce n'est pas désespéré et Mallarmé m'a promis de faire tout son possible afin de trouver un joint et de se dégager. Ce serait très bien. – Si maintenant « Mercure » pouvait vous prêter ses ailes, à Rachilde et à vous, pour venir passer une journée à Valvins, vous nous feriez grand plaisir. Vous savez qu'on descend à Fontainebleau – et en nous prévenant on viendrait vous chercher. Je me remets ici tout doucement; mais j'ai été bien éprouvé d'abord par le grand air. Marguerite, malheureusement, est obligée d'aller presque tous les jours à Paris répéter les Erinnyes. Elle va partir pour Orange le 31. Pourriez-vous, cher ami, m'envoyer au reçu de cette lettre 150 francs qu'elle vous remettrait le 31 ? Merci d'avance.

J'ai trois actes finis de ma traduction d'Hamlet. Sarah a appelé Morand à Londres par deux dépêches successives pour qu'il la lui lise et a été enchantée. Il paraît que nous passons en décembre ? Ce serait aussi très bien. Toutes nos amitiés à Rachilde. Je vous serre les mains de tout cœur. Dites à Rachilde que Mallarmé adore littéralement « Hors Nature » ; il m'en a longuement parlé.

A vous de tout cœur

MARCEL SCHWOB.


LAURENT TAILHADE. Léon Bloy. « Non posso più ». Réimpression.

Mercredi [9 mai 1895.]

Mon cher ami,

Le catholique Bloy auquel je viens de faire l'aumône m'injurie, selon sa coutume, par façon de remerciement. Je voudrais mettre sous les yeux des lecteurs du Mercure la correspondance échangée à ce sujet. Il est instructif, me paraît-il, de montrer aux gens le ton de ce maniaque, sorte de chien enragé eucharistique qui aboie d'ailleurs plus qu'il ne mord.

A vous de cœur

LAURENT TAILHADE.

Nice, le 24 octobre [1915].

Merci, mon cher ami, pour votre bonne lettre. Elle m'a un peu réconforté, ce dont j'ai grand besoin, comme vous l'imaginez sans peine. La mort de Gourmont – si peu attendue ! – a renforcé le « noir » que je broie à dire d'expert depuis un an. Jusqu'ici j'avais enduré, peut-être avec une certaine vaillance, les misères quotidiennes, les dénis de justice, la pauvreté, la bêtise même de mes contemporains. Et je ne m'indignais pas comme Léon Bloy – ce Timon de brasserie – quand le percepteur me déléguait ses huissiers, mais, à présent, no posso più. La chape de plomb est trop lourde ! Je me demande s'il n'aurait pas mieux valu achever le coma qui m'a tenu plus d'une semaine en rejoignant « le père Aeneas et le riche Tullius ». Depuis la guerre, je n'ai même pas l'amusement d'écrire et d'apporter aux miens la provende chichement disputée par les directeurs de journaux. Que dire ? A qui parler, dans ce débordement de grossièreté, de bêtise et de lâche complaisance pour les instincts nauséabonds de la crapule ? Or, sous la réserve de quelques nobles exceptions, la crapule, c'est la France tout entière ! Et les Allemands vont à coups de trique nous ramener aux temps du bon plaisir, des castes, de la religion d'Etat. Et les pitres de l'Action Française tomberont à genoux devant Guillaume II. Et Barrès demandera une clef de chambellan, à défaut d'un portefeuille, dans le royaume d'Austrasie reconstitué. Ils ont bien fait de mourir, tous ceux qui nous aimâmes, de quitter cette latrine, cet égout collecteur de toute bassesse et de toute stupidité que devient chaque jour notre belle Patrie .

Ils partent, nos rangs s'éclaircissent. Notre légion thébaine se fait moins nombreuse. « Aimons nous », comme chantait cette vieille bête de Pierre Dupont. C'est encore le seul moyen d'oublier le soir qui tombe et les vides que laissent à chaque étape les compagnons disparus. Vous savez, mon vieil ami, combien vivace, profonde et chaleureuse est mon affection pour vous. Je ne suis guère démonstratif, ayant quelque pudeur à montrer mes sentiments intimes ; cependant vous comptez sur moi, je l'espère comme avec raison, en tout temps, j'ai compté sur vous. Il faudrait nous voir ailleurs que dans votre bureau où je ne pénètre guère que pour gueuser quelque argent. Pourquoi ne pas fonder un dîner, trouver un prétexte à réunion, le premier venu – et donner quelques soirs aux amis de notre jeunesse ? L'idée est bonne, à coup sûr. Elle m'est venue plusieurs fois. Mais cela ne veut pas dire qu'il soit commode, possible même de la réaliser. Je ne peux pas rentrer à Paris, tant que se prolongera la guerre, si je peux faire venir avec moi Laurence et ma femme, aux pays du soleil. Il se peut même que je m'expatrie et m'en aille au Maroc où le médecin à qui je dois de vivre compte s'installer après la guerre. Je trouverai sans doute à vivre là-bas pendant les années de sursis que la mort a bien voulu m'accorder.

Puisque vous remettez sous presse les Poèmes Aristophanesques, j'ai à vous soumettre quelques desiderata :

Primo : ajouter au texte :

a) supplique à Cyprien Pintat ;

b) Les rayons rapides sentent le chien et l'Houbigant

c) Un petit poème sur le jour de l'an, sur le mètre de Ronsard (3 vers de six et 1 vers de quatre syllabes) dans l'Election de son sepulchre, que vous trouverez dans mes pages choisies chez Messein ;

d) le prologue de La Marmite qui précède (toujours chez Messein) ma traduction – enterrée vivante chez Antoine – de la comédie plautinienne chère à tous les Petdeloup.

Secundo : substituer à l'infâme dessin de Torent une photographie un peu propre, celle-ci par exemple, que je ferai soigneusement tirer. Ajouter à l'appendice la préface que Ledrain a mise en tête de Terre Latine.

Tertio : enfin et si ma dette envers le Mercure vous autorisait à cette libéralité nouvelle, toucher un peu d'argent sur la réimpression. J'aurais besoin de revoir ladite réimpression pour mettre en place les additions que je vous propose et biffer un ou deux poèmes petitement venus. Un billet de cent francs par télégramme et le reste, si vous voulez, par la poste, me comblerait d'aise, car vous vous représentez sans peine à quel point je suis désargenté. Même cette nouvelle addition des P. A., venant à l'heure présente, me fait songer au mot connu de Chamfort : « La Providence est plus grande à Paris qu'ailleurs ». Je sais que si la chose est faisable elle sera faite. Sinon mettez que je n'aie rien dit. Et si demain je ne vois pas le facteur du télégraphe, je saurais à quoi m'en tenir.

De cœur et d'esprit à vous, mon cher, mon vieil ami.

LAURENT TAILHADE.

Je vais rechercher immédiatement dans une malle de paperasses et dossiers les quatre feuillets que vous voulez bien me demander.