Herbert Spencer.
La gloire de Spencer, c'est d'avoir fait entrer l'idée d'évolution dans la philosophie générale. Cette idée, s'il ne l'a pas inventée, il l'a clarifiée, peut-être à l'excès, il lui a donné une très grande valeur au moins dialectique. Elle est ancienne ; elle est primitive ; elle est l'idée normale par quoi les hommes s'expliquent naturellement l'univers présent. Lamarck, le premier, lui donna une forme concrète : elle est la base de sa philosophie zoologique. Lyell, ensuite, y soumet la géologie ; puis vint Spencer, qui tenta d'y plier le monde entier des phénomènes.
Hésiode, Anaximandre, Héraclite, Pythagore, Anaxagore, tous les philosophes d'avant Socrate et Platon sont assez clairement évolutionnistes. La notion récente que la faune terrestre est une transformation de la faune marine est exposée par Anaximandre qui, d'autre part, avait élargi l'idée d'évolution au point d'y faire entrer les destinées du monde sidéral. Platon et les chrétiens détruisirent la science, qui dut être reconquise bribe à bribe, au prix d'efforts constants, et constamment entravés par le despotisme théologique, d'abord, ensuite et jusqu'à aujourd'hui même, par le despotisme rationaliste, plus dangereux encore, à cause du masque d'illusion intellectuelle dont il se pare pour séduire les esprits simples et droits.
Spencer renoue donc, par-dessus les siècles, la science nouvelle à la science la plus ancienne : s'il avait eu conscience de cet acte, cela aurait sans doute réduit son optimisme à des proportions modestes, car, au lieu de contempler le progrès tel qu'une ligne droite, il l'aurait vu s'enfoncer dans l'avenir selon des courbes hasardeuses qui peuvent finalement aboutir, aussi bien qu'à un épanouissement, à une régression définitive. S'il arrêta son esprit sur ces contradictions, ce ne fut que pour un moment ; il n'eut pas la force de regarder avec insistance le sphinx les yeux dans les yeux, de concevoir une évolution indifférente et aveugle, strictement matérielle, dépouillée de toute la friperie sentimentale, hédoniste, progressiste, humanitaire. Il ne peut jamais s'élever à la hauteur d'où le point de vue est purement scientifique ; l'évolution devait satisfaire son cœur, être bienfaisante, avoir pour but l'homme, sa moralisation, son bonheur. Il rêvait sérieusement d'une humanité heureuse, mijotant dans la joie de vivre, comme un ver de farine dans la fleur de froment. Herbert Spencer est certainement responsable, plus encore qu'Auguste Comte, de l'idée de finalité paradisiaque que les hommes d'aujourd'hui se rêvent béatement pour une postérité qui, sans doute, méprisera leur sottise de chiens dressés vers le morceau de sucre qu'ils ne mangeront jamais.
La doctrine de Spencer, réduite à quelques mots stricts, se résume en ceci : l'organisme individuel évolue de l'homogène à l'hétérogène ; et : l'évolution mentale se produit de l'indéfini au défini. Ce sont des formules. Elles n'ont jamais eu de valeur que pour lui-même. Il les crut solides et en fit les bases d'un vaste système, dont on peut dire, du moins, si on ne veut pas le juger, qu'il est monumental.
Des Premiers Principes il reste la célèbre distinction entre le connaissable et l'inconnaissable. Elle est fâcheuse, le grand effort de la science devant être au contraire de se proposer d'intégrer l'inconnaissable dans le connaissable. Poser, comme Spencer, des limites au connaissable, c'est réserver aux religions, aux superstitions, un excellent terrain de construction. Inconnaissable, cela justifie tout : les spirites distingués se vantent de travailler dans l'inconnaissable. Est-ce volontairement que Spencer laissa cette fissure dans le mur principal de son édifice ? Très probablement. Il avait reçu une forte éducation religieuse dans un milieu méthodiste. Ces Premiers Principes n'ont plus aucune valeur ; ils sont d'ailleurs rédigés selon une langue imprécise qui les rend fort difficiles à comprendre.
C'est dans les Principes de biologie que l'on voit exposée son idée de l'évolution des organismes sous l'influence des milieux. C'est du Lamark. Il y joignait les théories que venait d'insinuer Darwin dans son Origine des Espèces, la sélection naturelle, la lutte pour la vie, où il voyait une confirmation de ses idées : la survivance du meilleur, du plus apte, du plus moral lui paraissait assurer finalement la formation d'une humanité parfaitement heureuse.
Sa Psychologie est basée sur les mêmes illusions. Il y fait également usage de la sélection naturelle, dont il croit que le résultat est d'augmenter sans cesse la puissance intellectuelle de l'homme. Il a évidemment confondu le contenant et le contenu, le flacon et la liqueur, ou l'eau, que l'on y enferme : ce qui évolue, ce qui augmente, c'est le contenu ; mais qui sait si le contenant est élastique ? Historiquement, on ne constate aucune évolution du cerveau humain. Spencer, un des plus vastes cerveaux du dix-neuvième siècle, n'est pas supérieur à Aristote ; mais la philosophie d'avant Aristote suppose des cerveaux plus vastes que celui même de Spencer. Il faut réduire les idées en exemples : alors on voit leur vanité, car il y a des exemples pour tout et contre tout.
J'ai été fort séduit, jadis, par cette proposition spencérienne que le plaisir habituel ou la douleur habituelle dont un acte s'accompagne sont des signes que cet acte est ou utile ou nuisible à l'espèce. Mais je n'y crois plus du tout, parce que c'est du finalisme, et aussi parce qu'il serait trop facile de citer plusieurs séries d'actes habituels, qui vont de l'agrément à la volupté, et dont on voit mal la relation avec le bien de l'espèce. La sensibilité est individuelle. Des sociologues se demandent ce que c'est qu'un individu ; je puis leur répondre : un individu, c'est une surface de sensibilité.
Les vues de Spencer sur l'origine expérimentale des vérités rationnelles sont généralement admises aujourd'hui, sans que toutes les objections que l'on peut faire à cette théorie soient encore résolues. Il en est de même de sa conception de l'esthétique : l'art est un jeu. Cependant, il y a bien des réserves à faire sur cette formule. Elle doit, tout au moins, être complétée par celle-ci : l'idée de beauté est d'origine sexuelle.
C'est à Herbert Spencer, enfin, que l'on doit la comparaison de l'organisme social à l'organisme animal, idée qui a faussé, et pour très longtemps, sans doute, toute la sociologie, exemple excellent de l'influence des mots sur la manière de considérer la réalité. On a abusé de ce parallélisme jusqu'au ridicule.
Quant à ses idées sur la morale, elles sont naïves. Il croit, toujours selon l'évangile optimiste, que la moralité tend à se fixer dans l'homme, à s'incorporer à l'organisme même. Quelle moralité ? Notre morale, la chrétienne, serait-elle donc la morale absolue ? Il est visible, au contraire, que les hommes tendent, non pas à s'assimiler organiquement la morale socratico-chrétienne, mais à s'en débarrasser comme d'un obstacle à l'activité normale. On cherche une autre morale ; en attendant qu'on la trouve dans la biologie, il n'y a plus que des usages.
En politique, Spencer était libéral, ce que les Anglais disent aussi radical ; il l'était très nettement, comme Stuart Mill et, comme lui, aussi éloigné de l'anarchisme que du socialisme. Personnellement, c'était un tyran ; il n'admettait aucune contradiction, n'estimait que lui-même, se croyait une sorte de grand lama intellectuel. C'était, à la vérité un grand esprit, bien supérieur encore à son œuvre, dont l'optimisme autoritaire et systématique finit par provoquer, quand on y séjourne, un véritable sentiment de révolte.
Né à Derby, le 27 avril 1820, Herbert Spencer est mort à Brighton, le 8 décembre 1903.
Le meilleur ouvrage sur Spencer est celui de Howard Collins, Résumé de la philosophie de H. S., trad. française, Paris, 1891. Tous les ouvrages de Spencer y sont analysés, sauf Faits et Commentaires, trad. française, 1903.
Paru dans La Revue des Idées n°1, 15 janvier 1904, p. 60-62 & dans Promenades philosophiques, Mercure de France, 1905, p. 138-144 [les deux derniers paragraphes n'ont pas été repris] .
Dr PAUL SOLLIER, les Phénomènes d'autoscopie. Paris, F. Alcan.
L'autoscopie, c'est la faculté qu'auraient certains individus, en état spécial, de voir le fonctionnement interne de leurs organes. Par état spécial, il faut malheureusement entendre l'hystérie, et cela jette un doute sur la complète réalité de quelques-unes des observations. Généralement cette autoscopie se manifeste, chez les hystériques, au moment où se rétablit leur sensibilité, générale ou locale, abolie. Cette rénovation est accompagnée d'une conscience si nette des faits, qu'ils sont vus comme si le sujet les avait devant les yeux ; d'autres disent que cette vision est plutôt une sensation d'ordre particulier et qu'ils voient, en somme, comme verrait un aveugle. Une femme, en ces conditions, voit son cœur, ses veines, toute sa circulation ; une autre, ses organes génitaux internes. La description est faite avec des mots usuels et vagues. Les muscles, les tendons sont des cordes ; les vaisseaux d'abord des cordes, puis des tuyaux dans lesquels il coule quelque chose ; l'ovaire est un petit sac avec des grains ; les trompes sont encore des tuyaux ; le vagin est un gros tuyau, et l'utérus aussi. Il y a des images plus curieuses : une branche de corail, pour les bronches ; une grappe de raisin, pour les poumons; une éponge, pour le foie et la rate ; les seins aussi sont des grappes. Il n'est pas jusqu'aux cellules cérébrales qui ne soient aperçues ; elles le sont sous la forme de petites cases avec des pointes, et, dedans, quelque chose de mou ; d'autres fois, sous la forme de petits cônes.
Reste à examiner le parti que l'on peut tirer de ces faits, en grande partie nouveaux, pour la psychologie humaine. M. Sollier considère comme acquis « que nous pouvons avoir des représentations de tous nos organes, dans leurs plus petits détails, dans l'intimité même de leur structure ». Possibilité intéressante, certes, mais dont l'intérêt diminue un peu quand on considère que sa première condition est l'état hystérique très prononcé. Il diminue aussi quand on considère la qualité assez médiocre des réponses. Cependant, que « les sujets qui ont eu conscience autoscopiquement de leurs cellules cérébrales aient indiqué un état vibratoire correspondant à l'évocation des images », cela n'est peut-être pas à dédaigner. Ce qui semble plus important, c'est que cette conscience de la vie organique ne s'observe presque jamais qu'au moment du réveil cérébral, en même temps que se rétablit la sensibilité.
M. Sollier s'occupe aussi de l'autoscopie externe, qui, quoique connue, n'en est pas moins fort curieuse. La plus ancienne mention qui en soit faite se trouve dans les Météorologiques ; Aristote y parle d'un homme qui voyait sa propre image venir au devant de lui quand il se promenait. Ces hallucinations sont également liées à l'état hystérique.
Paru dans La Revue des Idées n°1, 15 janvier 1904, p. 63.
Bibliothèque de philosophie scientifique. A. DASTRE, la Vie et la mort. Paris, E. Flammarion.
Ce livre est précédé d'un avant-propos, dont il sera utile de reproduire ici le passage essentiel, car il expose un but tout pareil à celui qui est poursuivi, dans le domaine scientifique, par la Revue des Idées.
« Le public instruit et curieux de notre temps adresse aux savants de chaque spécialité la même demande que le roi Ptolémée Philadelphe, protecteur des lettres, adressait jadis à Euclide. Rebuté des difficultés et des lenteurs que présentait l'étude des mathématiques, le roi voulut savoir du célèbre géomètre s'il n'y avait pas quelque route royale qui conduisît d'un trait au but. Le savant grec se récusa. Ces routes royales, qui rendraient accessibles aux esprits cultivés tous les domaines de la science, n'existaient pas au temps de Ptolémée et d'Euclide ; elles existent aujourd'hui. Leur ensemble forme la Philosophie scientifique.
La philosophie scientifique ouvre des percées lumineuses dans l'inextricable fouillis des phénomènes naturels. Elle éclaire les faits ; elle met à nu les principes ; elle sabre les détails contingents pour faire place aux faits essentiels. Elle rend ainsi la science accessible et communicable. Intellectuellement, elle remplit une fonction très haute.
Il y a virtuellement une philosophie de chaque science. Il y en a donc une pour celle qui s'occupe des phénomènes de la vie et de la mort, c'est-à-dire pour la physiologie. J'ai voulu, dans cet ouvrage, en donner un aperçu. Je l'ai écrit pour deux espèces de lecteurs. Ce sont d'abord tous ceux qui, possédant seulement une culture générale, ont la curiosité de connaître le mouvement des idées en biologie... Ces lettrés et ces curieux pensent, avec Bacon, « qu'il n'y a de science que du général » ; ce qu'ils veulent connaître, ce n'est pas notre outillage, nos procédés, notre technique, les mille détails d'expérimentation où nous consumons notre vie dans nos laboratoires. Ce qui les intéresse, ce sont les vérités générales que nous avons acquises, les problèmes dont nous poursuivons la solution, les principes de nos méthodes, la marche de notre science dans le passé, son état dans le présent, son orientation probable dans l'avenir. »
Voilà un programme général excellent. M. Dastre en a appliqué les principes avec beaucoup de bonheur à la biologie générale. Rien ne semble plus clair que ces mots, qui sont en même temps des idées et que nous croyons des faits, la Vie, la Mort ; et rien n'est, au contraire, plus mystérieux, plus insaisissable. La Vie, qu'est-ce que la vie ? On n'en sait rien ? Quelle est son origine ? Même réponse. En quoi la matière vivante se distingue-t-elle de la matière inorganique ? Réponse difficile, car « il n'y a pas de doute que certains phénomènes de vitalité puissent s'accomplir en dehors de l'atmosphère cellulaire ». Les cristaux se comportent à peu près comme des êtres vivants ; on les voit naître, se reproduire, mourir quand le milieu leur devient hostile. En 1867, pendant l'hiver, un tonneau de glycérine, faisant le voyage de Vienne à Londres, arriva à l'état cristallisé. C'était la première fois que l'on voyait des cristaux de glycérine. Non seulement ce corps ne s'était jamais cristallisé spontanément, mais aucun moyen artificiel n'avait eu plus de succès. Il en est d'ailleurs de même aujourd'hui ; et si l'on possède des cristaux de glycérine dans les laboratoires, c'est qu'ils proviennent par génération naturelle, de ceux qui vinrent au monde en 1867. Crookes en avait recueilli quelques individus ; on les sema sur de la glycérine en surfusion et cela donna toute une génération nouvelle. Une fabrique de produits chimiques, à Vienne, se livre à l'élevage en grand des cristaux de glycérine. Cet élevage demande des soins particuliers, car la glycérine cristallisée fond à dix-huit degrés. Si on l'abandonnait à elle-même, un été suffirait à en éteindre l'espèce. La cristallisation est-elle cependant un phénomène vital ? Sans doute, les cristaux cicatrisent leurs plaies, leurs écornures, ils prennent de l'accroissement, ils se reproduisent, à peu près comme les microbes, dans un milieu favorable, et cependant ? M. Dastre ne tranche pas la question ; mais il l'expose avec assez de détails pour que les esprits inquiets de ces nouveaux mystères puissent y réfléchir sans se perdre dans le vague.
Dans la première partie de son ouvrage, M. Dastre fait l'exposé historique des doctrines explicatives des phénomènes vitaux, doctrines toujours représentées, et qui sont l'animisme, le vitalisme et l'unicisme ou monisme. Les deux premières diffèrent peu ; l'une donne pour principe à la vie, l'âme, la vieille âme classique et métaphysique ; l'autre, une sorte d'âme subalterne, le principe vital. Bichat, quoique vitaliste, porta le premier coup à cette entité, en répartissant la force vitale dans l'ensemble des tissus, en la décentralisant, selon l'heureuse formule de M. Dastre ; mais il continue de considérer les propriétés vitales de la matière comme entièrement distinctes de ses propriétés physiques. Il établit même entre ces deux ordres de forces un perpétuel état de guerre, en définissant la vie « l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Claude Bernard est encore vitaliste, mais sous une forme très atténuée, puisqu'il n'admet plus une différence essentielle entre le fait vital et le fait physique ; la vie et la chimie font également du sucre, mais leurs méthodes et leurs buts ne sont pas identiques. Il croit, en somme, « que le mystère de la vie ne réside pas dans la nature des forces qu'elle met en jeu, mais dans la direction qu'elle leur donne ».
La troisième doctrine, unicisme ou monisme, est aussi la plus ancienne. Son nom vulgaire est le matérialisme, mais le matérialisme scientifique n'a que peu de rapports avec le matérialisme vulgaire. La matière, telle qu'il faut la concevoir pour être véritablement matérialiste, n'est autre chose qu'un assemblage de forces, ou, selon la définition du P. Boscovich, « un système de points indivisibles et inétendus ». Cette matière est parfaitement insaisissable en sa réalité ; c'est un tissu idéal, une glaise dont chaque particule est un pur concept. Finalement, idéalisme et matérialisme deviennent synonymes, et le matérialiste est celui pour qui la matière n'existe pas, pour qui la seule réalité est la pensée.
La science, cependant, ne peut s'accommoder de ce nihilisme plus propre aux méditations d'un bouddhiste fervent qu'aux travaux biologiques. Il lui faut une réalité ; d'accord avec les sens, elle la trouve dans le monde extérieur, auquel elle incorpore la pensée, au lieu de laisser la pensée absorber le monde extérieur. Il n'y a qu'une force, dont les jeux produisent l'immense diversité des choses : c'est cette diversité qui fait l'objet de la recherche scientifique, l'unité fondamentale étant un postulat admis une fois pour toutes et qui tend d'ailleurs à se vérifier expérimentalement.
Ce qui domine aujourd'hui les théories sur la vie, c'est la doctrine de l'énergie. M. Dastre fait dériver la notion d'énergie de l'idée de liaison des phénomènes. Il n'y a pas de phénomènes isolés dans le temps ni dans l'espace. Tout se suit, s'enchaîne, se précède et se succède dans la nature. Un phénomène n'est donc qu'une mutation et il existe un lien entre le phénomène présent et le phénomène antérieur ; en d'autres termes, le fait nouveau contient quelque chose de permanent qui existait déjà dans le fait ancien. « Ce quelque chose de constant, dit M. Dastre, qui s'aperçoit sous l'inconstance et la variété des formes et qui circule, en une certaine façon, du phénomène antécédent au suivant, c'est l'énergie. » Mais que l'on dise l'énergie, ou la force, ou le mouvement, ou simplement la matière, cela revient au même ; c'est toujours la vieille loi de constance. Il faut attendre, pour affirmer qu'elle est toujours valable, que le radium ait dit tout son secret.
Après d'intéressants chapitres sur l'énergie et ses transformations, M. Dastre étudie l'unité vitale et l'unité chimique dans les êtres vivants. Il montre que les animaux, y compris la plante, diffèrent beaucoup plus par l'anatomie que par la physiologie ; il y a également une certaine unité physiologique. Comment M. Dastre rapproche des êtres vivants, les cristaux, nous l'avons indiqué tout d'abord. La génération n'est présentée qu'en ses lignes sommaires ; elle est une conséquence de la nutrition ; c'est un accroissement extérieur à l'individu. Un chapitre très curieux à lire est celui sur l'immortalité des protozoaires et aussi des cellules sexuelles, qui partageraient ce privilège des individus les plus simples, composés de cellules non différenciées. La cause de la mort serait la différenciation, qui produit des chocs, des réactions, des usures.
Le livre se termine par des considérations peut-être un peu optimistes, à la manière de M. Metchnikoff sur la possibilité de retarder et de régulariser la sénescence. Comme ensemble, c'est un recueil d'opinions personnelles ou historiques sur des questions dont aucune peut-être n'est soluble. Je crois cependant que les biologistes qui observent directement certains mouvements vitaux ont, sur la vie, des notions plus claires et plus étendues que celles qu'ils parviennent à nous communiquer. On ne pense pas sans mots, et cependant les mots trahissent la pensée. Toute expression verbale d'un fait concret devient de la métaphysique. C'est l'envers de la philosophie scientifique, que ce qui est devenu philosophie n'est déjà plus de la science. Il faut en prendre son parti. Aussi bien, toutes les activités s'équivalent ; il n'y a pas de hiérarchie cinématique.
Paru dans La Revue des idées n°1, 15 janvier 1904, p. 64-67 & dans Promenades philosophiques, Mercure de France, 1905, p. 164-170 [réduit et remanié, avec une note sur Boscovich] .
L’Au-delà des grammaires, par M. PHILEAS LEBEGUE, Paris, E. Sansot, éditeur.
Les divers essais réunis sous ce titre inquiétant sont d’inégale valeur. M. Philéas Lebègue n’a trop souvent rencontré, en son exploration « au-delà des grammaires », que des hypothèses poétiques. Malgré une connaissance réelle des langues et de leurs mécanismes, il ne réussit pas toujours à nous donner l’impression d’un esprit positif travaillant sur une matière positive. La linguistique est une science physique, il ne faut jamais l’oublier.
Le premier essai intitulé les Sons, les mots, les idées, contient de subtils aperçus sur l’impossibilité de traduire, sur le désaccord fatal entre la parole et l’écriture, encore et tout d’abord sur l’origine du langage. Mais ce ne sont que des aperçus ; cela demanderait à être repris et traité à fond. Ces pages trop brèves font rêver plutôt que réfléchir.
Plus loin, toujours en passant, M. Lebègue dit des choses justes et fines sur le style, sur la tyrannie des mots abstraits qui tendent à acquérir une vie métaphysique. « La Justice veut que… ». À force d’entendre cette formule et de le répéter, les hommes finissent par croire que la Justice est une puissante dame, une souveraine, une déesse. On a peur de l’outrager, on redoute son bras invisible, on s’applaudit quand on l’a bien servie et on attend sa récompense. La création des dieux par le langage, telle que l’explique Max Muller n’est pas aussi inexacte que l’on a cru ; inapplicable aux mythologies primitives, cette théorie fait au contraire comprendre admirablement la naissance des mythologies secondaires, celles dont la Raison est la Cybèle, la déesse mère.
Il y a un chapitre qui traite du Sexe des mots. Moins savant que l’essai de M. de La Grasserie, dont nous avons parlé ici même, il est moins prétentieux aussi. Mais j’ai le regret de dire qu’il ne fait pas avancer d’un pas cette question obscure. L’hypothèse de M. van Gennep sur les doubles langues des hommes et des femmes présente au contraire une tentative logique d’explication : reste à savoir si elle est applicable aux langues indo-européennes. On n’en sait rien. Aux mots nouveaux ou étrangers, le français modernes semble attribuer l’un des deux genres pour des motifs purement phonétiques et analogiques. Il en fut peut-être toujours de même. On ne fera jamais dire au peuple une auto, parce que tous les mots de la langue en o, ot, eau, etc., sont masculins. D’autre part il dit une omnibus (busse), parce que, la terminaison usse étant très rare en français pour les substantifs, il a fixé son choix d’après la liaison un' o. L’analogie masculine ne donnait rien, parmi les noms familiers à tous ; obus, le seul à citer, était alors peu en usage. Les lois de l’analogie, s’il y en a, sont d’ailleurs infiniment complexes.
Laissons le chapitre bizarre intitulé l’Ame des sons vivants. C’est la question de l’audition colorée. Elle est résolue. Ce trouble des sens, association pathologique de sons et de couleurs, est trop instable pour prêter à des discussions sérieuses et surtout à des théories esthétiques.
On lira plus volontiers l’essai sur les lois de la parole. Cette idée que la phonétique des langues est l’œuvre combinée de la race et du climat, mais surtout du climat, du sol, est des plus originales. Voici quelques lignes qui feront bien comprendre l’idée de M. Philéas Lebègue :
« Quelles que soient les violences exercées et les radicaux de langage imposés par conquête ou par pression intellectuelle, les mêmes sons continuent généralement de s’engendrer, grâce aux mêmes conditions de race et d’origine. Ainsi le français moderne reproduit presque intégralement les sonorités du bas-breton, lequel est un dialecte kymrique proche parent des dialectes de l’ancienne Gaule : seule la gutturale aspirée c’h s’est trouvée éliminée, et encore on pourrait çà et là en retrouver les traces en certains patois, dans celui du Beauvaisis, par exemple (1). »
Cette idée m’intéresse particulièrement, car elle corrobore la théorie que j’ai plusieurs fois exposée que le caractère des habitants d’un pays est nettement déterminée par les conditions physiques de l’habitat, climat et sol ; on peut transporter des Anglais dans l’Amérique du Nord, mais non faire qu’ils y resteront Anglais ; ils prendront peu à peu la physionomie des races qu’ils sont venus évincer. Que le même phénomène se produise pour les langues, cela est fort logique.
M. Philéas Lebègue, cependant, n’a pas très bien développé son principe ; il s’égare dans les onomatopées, dans les rapports des sons et des idées, dans l’harmonie imitative et autres chimères. Il n’est pas sérieux de nous dire que l’i est le signe de joie, du rire, et, par antiphrase, des pleurs ; que ou, voyelle passive, indique la souffrance, la plainte, la malédiction. M. Lebègue paraît croire encore aux racines primitives. Cela n’est plus permis. Les racines sont des conceptions de l’esprit, de purs produits analytiques.
On trouvera ensuite une étude sur les lois organiques du vers, pleine de vues ingénieuses et basée sur une érudition linguistique très étendue. Il ne faut pas cependant parler des diphtongues françaises ; il n’y a plus de diphtongues en français.
Le chapitre sur la réforme de l’orthographe contient beaucoup de petites remarques très fines sur la prononciation populaire et qui montrent que l’auteur a bien une linguistique, ce qui est rare. Quelle satire du phonétisme que les cris de Paris ! Ecrire comme on prononce : la Preusse ! Plet des Curses !
Le Problème de la langue universelle est la dernière étude importante de ce livre curieux et riche d’hypothèse. M. Philéas Lebègue n’en retirera pas encore la réputation d’un esprit solide. Cela viendra. Il est en train de se constituer. C’est une originalité en formation. Mais, dès maintenant, on lui accordera une réelle valeur d’ingéniosité.
(1) Ce c’h existe en basse Normandie (environ de Coutances) ; le latin flagellum, fr. fléau y est devenu c’hié.
Paru dans La Revue des Idées n°14, 15 février 1905, p. 163-16( [entoilé par Vincent Gogibu, janvier 1912] .
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