« Il y a deux sortes d'écrivains, disait Sigalion : ceux qui écrivent et ceux qui n'écrivent pas. » Cet aphorisme, bu par un auditoire attentif à secouer sa chevelure, évoqua un murmure heureux, le bruit de la vague qui se gonfle et se brise ; puis, ce fut le silence des ruisselets qui redescendent sur le sable, de la pensée qui s'en va rejoindre la pensée montante et mourir en elle. « Il y a deux sortes d'écrivains qui n'écrivent pas, dit encore Sigalion : les impuissants et les dédaigneux. » Le jeune océan résonna sous une tempête de joie ; les flots, fous d'ironie, sautaient comme des chèvres et crevaient comme des nuages. Les dédaigneux manifestaient leur contentement quotidien d'avoir entendu, une fois encore, le verbe définitif. Dans sa jeunesse, à l'heure des fleurs, Sigalion avait vécu de longues et tristes nuits à lutter contre la rébellion de son génie muet ; il avait douté de sa destinée, songé à d'autres métiers. Enfin, fuyant vers les pays où la vie est douce, où l'air est pur, où la pensée s'enivre de l'exaltation de la nature il avait entendu, un soir de paix solitaire et grave, la voix délicieuse de la Parole intérieure : « Dédain ! Dédain ! » Quand il revint vers ses amis, il leur montra ses mains vides, avec simplicité. Jadis, que de fois il avait dû expliquer au doute anxieux d'une jeunesse ardente, les mystères de son œuvre future ! Que de soirs passés doucement au commentaire du vers suprême : Demain marche dans l'ombre avec des roses plein les mains !... flamme de gloire érigée à la cime hypothétique de la Tour ! Soirs d'enfance, soirs d'illusion : maintenant, il se taisait et souriait. Parfois, on l'entendait murmurer : « Rien ! Rien ! » Un jour, il se dévoila : « Rien ? Non ! J'admets le distique, mais ciselé par le poète lui-même sur les lames d'or d'un coffret royal. » Plus tard, il compléta sa confession oraculaire. « L'art véritable, c'est la vie ! » La troisième de ses paroles, proférée après un nouveau silence de plusieurs semaines, acheva de livrer au monde la pensée de Sigalion : « Les sens sont les vrais et les seuls outils de l'artiste. » Il ajouta :« Vous possédez dorénavant mon évangile. Je me tais. Je me consacre tout entier à l'art, c'est-à-dire à la vie ! ». La gloire de Sigalion franchit la porte étroite des cénacles. Il était beau. Les femmes le voulurent ; elles aimèrent le poète de la vie ; l'art leur parut très facile à comprendre. Cependant, il resta fidèle à ses disciples, et pas un jour ne s'écoulait qu'il ne les eût assemblés et fortifiés dans le noble dédain du détestable labeur de l'écriture, « par lequel les plus neuves et les plus audacieuses pensées sont toujours trahies ». Quoiqu'il parlât peu, il permettait la parole. Trop légère pour déterminer des contours précis, elle n'enserre pas l'idée dans une prison ; elle trace un vaste cercle où l'imagination joue avec plaisir, sans être dominée par la peur des gestes définitifs irrévocables. Les dédaigneux parlaient. En moins d'une soirée, des poèmes, petits germes soufflés par le vent, prenaient racine, grandissaient à la taille des plus beaux arbres ; alors, à coups de hache, on en faisait des tronçons et chacun en emportait un morceau chez soi. Forts des livres qu'ils auraient pu faire, les dédaigneux acquéraient les droits du critique absolu et négateur. Ils haïssaient tout, enfouissaient tout dans les catacombes d'une nécropole grandiose ; ils avaient une manière de refaire un livre en quelques phrases méprisantes, qui abolissait à jamais l'œuvre échouée sous leurs pieds. Avant tout, ils se montraient impitoyables pour celui de leurs frères qui rompait le pacte du silence. Pour un petit « jeu allitératif » en prose limitée, Sigalion, terrible et dur, chassa de l'Eglise un des Dédaigneux les plus abstraits et les plus hautains. Des années s'écoulèrent. Le Maître vieillissait. Selon un mot si heureux mot d'un soir de fête et d'abandon : « L'alcôve est le cabinet de travail du poète de la vie », Sigalion avait beaucoup travaillé. Le poème de sa vie se fanait. Il commença d'avoir des soirées moins diaprées ; ses aphorismes, sortis trop vite des lèvres indécises, tombaient sur leur queue immédiatement, couleuvres endormies. Ses galanteries se faisaient discrètes ; piquées au vif, elles défaillaient. Il cessa d'être désiré ; on finit par le craindre. Un jour, il fut évident que Sigalion vivait sa dernière strophe. Sa mort fut belle. Il dit, sur le ton de dignité triste qui convient aux aveux suprêmes : « Etant tout jeune, avant de connaître ma vocation... un livre... un tout petit livre... oh ! sous un pseudonyme... quelques vers... trente, quarante, peut-être... pardonnez-moi ! » Cette confession émouvante troubla tous les cœurs présents ; des femmes pleuraient : des jeunes gens se serraient les mains fiévreusement. Sigalion répéta : « Pardonnez-moi !... Mais surtout vivez ! Vivez le poème de la vie ! » On l'entendit encore murmurer dans le frisson de la dernière minute : « Je meurs étouffé par les idées ! » REMY DE GOURMONT Il n'y a jamais eu autant de poètes qu'aujourd'hui, ni d'ailleurs autant de gens qui méprisent la poésie, la dédaignent ou simplement ne la peuvent comprendre. Les réflexions faites un peu partout à propos de Paul Fort le montrèrent bien. Pour beaucoup, cependant, il y a un certain charme dans l'art du rythme et de la rime ; peut-être sont-ils flattés qu'on ait pris tant de peine à agencer des phrases et à les faire résonner comme de la musique. Mais la poésie, l'essence de la poésie leur échappe absolument. Elle n'est pas dans la virtuosité, elle n'est pas dans le talent, ou plutôt ce n'est là qu'un de ses éléments, et le moindre : elle consiste presque uniquement dans l'originalité et dans la sincérité du sentiment, une originalité qui s'ignore, une sincérité très consciente. Verlaine est le type de ces poètes-là ; ils sont très rares. Hier, en ouvrant un paquet de livres, j'en pris un au hasard, que depuis je ne fais guère que de relire. Je connais à peine l'auteur que j'ai aperçu trois ou quatre fois. Rien ne m'avait attiré que le hasard vers les Fêtes quotidiennes de Guy-Charles Cros, rien, pas même le nom de son père, et je puis lui affirmer que c'est sa poésie seule qui a fait sur moi une impression si profonde que j'en suis comme harcelé. Je ne sais si c'est admirable pour tous, mais c'est admirable pour moi et cela me suffit. Ce petit volume me semble depuis deux jours la poésie même. Je m'y baigne, je m'y regarde, je m'y retrouve, j'ai vécu ces sentiments, c'est un miracle et c'est l'effet naturel d'une sensibilité ingénue. La vraie poésie se reconnaît à ce signe, qu'on croit toujours qu'elle a été écrite pour vous seul, que vous en êtes le héros, et je comprends les femmes qui s'y laissent prendre et qui crient : « Mais, c'est moi ! » Voilà la récompense d'avoir été sincère. Oui, je l'aime, ce poète qui ose dire : Mon art ne m'a jamais consolé de la vie. Le créateur de beauté, le créateur de bonheur ne travaille jamais pour lui-même. Mais ceux à qui il a donné une heure éternelle de fête, une heure belle, une heure émue, une heure heureuse, ne doivent pas passer près de lui sans le nommer tout haut. Vous qui ne savez pas, initiez-vous à la poésie avec les Fêtes quotidiennes ! REMY DE GOURMONT Mon Dieu, je vous prierai ce soir Mon Dieu, je vous prierai pour tous ces pauvres gens, Je ne vous ai rien demandé et je ne vous demande rien, Je vous prierai ce soir, Seigneur, GUY-CHARLES CROS |