Notice |
S'il y a des morts qu'il faut que l'on tue, comme le disait je ne sais plus quel fougueux romantique, il y en a d'autres qu'il faut ressusciter tous les trente ans : tel Saint-Evremond. Exilé de la France, de son vivant, il est périodiquement, depuis sa mort, exilé de la littérature française, cependant que des amis, qui ne lui manquent jamais, le réintègrent, à sa véritable place, dans sa patrie littéraire. Le dix-septième siècle donnait aux libres-penseurs un très joli nom ; il les appelait des libertins, et cela impliquait, en même temps que l'indépendance de l'esprit, l'originalité des mœurs. Le libertin n'était aucunement un sacripant, c'était seulement un homme qui se réservait de ne pas suivre servilement les idées ni les coutumes du jour. Sa première condition était l'incrédulité religieuse, où il mêlait parfois un peu de forfanterie, par esprit de fronde. Ensuite, il aimait les femmes, si cela lui disait ; mais cela ne lui disait pas toujours, tandis qu'il ne reculait jamais devant la bonne chère et les savantes buveries. Un vrai libertin devait se connaître en poulardes et en vins de Bourgogne, aussi bien qu'en arguments d'impiété : sa cuisine n'est jamais loin de sa bibliothèque. Saint-Evremond fut un libertin. L'épithète n'avait rien de désobligeant : des abbés, des évêques la portaient allègrement, comme Bois-Robert, qui faisait le bouffon pour se concilier Richelieu, difficile à dérider, comme Lavardin, cet évêque du Mans, qui ne célait pas « qu'il n'était pas bien convaincu des vérités de la religion ». Lavardin était un des compagnons de table de Saint-Evremond, et l'un des membres d'une petite confrérie gastronomique où l'on faisait parade du goût le plus fin et le plus délicat, au point de ne vouloir manger que les perdrix d'Auvergne, du veau de Normandie, des lapins de la Roche-Guyon. « M. de Saint-Evremond, dit Des Maizeaux, son ami, son éditeur et son biographe, se fit bien plus connaître par son raffinement sur la bonne chère que par l'attachement qu'il avait pour les dames. » Voilà une des marques du vrai libertin. Pour ce qui est de ses croyances, Des Maizeaux insinue prudemment : « Les reproches qu'on lui a faits du côté de ses sentiments sur la religion ne paraissent pas tout à fait sans fondement. » La vérité est qu'il n'était point chrétien, mais bien épicurien, et que l'immortalité de l'âme ne lui semblait pas tous les jours un incontestable fait. Il n'en parlait pas sans ironie, et comme il avait l'esprit le plus rare et le plus malin, la religion sortait rarement de sa conversation sans quelques bonnes piqûres d'épingle. C'est pour cela, ainsi que pour son penchant à l'épigramme, mais non pour ses mœurs, qui furent toujours des plus calmes, que son amie, Madame Mazarin, l'appelait le Vieux Satyre. Il était en effet déjà très âgé, aux années de sa liaison avec cette capricieuse dame, qui mourut en 1699. Lui-même s'éteignit en 1708, plus que nonagénaire, toujours spirituel et presque de bonne humeur. Il manifesta une présence d'esprit bien rare à cet âge en refusant à plusieurs reprises la visite des prêtres. On peut donc être certain que les ménagements pour la religion que l'on trouve dans ses écrits ne sont que de la bienséance, de la prudence, ou de la courtoisie pour ceux de ses amis qui ne partageaient point son scepticisme. Saint-Evremond fut d'abord soldat et exerça quelques commandements importants sous le duc d'Enghien et sous le maréchal d'Hocquincourt, mais il fut disgracié en 1661, pour avoir blâmé la paix des Pyrénées, et bientôt après exilé. Il se réfugia en Hollande, puis en Angleterre, où il devait passer plus de quarante ans. C'est là qu'il écrivit presque toutes ses œuvres, ses spirituelles ou éloquentes dissertations, ses comédies, ses charmantes lettres à Ninon de Lenclos, avec qui il s'était lié pendant son séjour à Paris. L'exil lui fut clément. Il trouva en Angleterre, à la cour et à la ville, un accueil empressé. La langue française était si répandue, alors, en Grande-Bretagne, du moins dans les milieux cultivés, que Saint-Evremond ne crut pas devoir se donner la peine d'apprendre l'anglais. Il n'en retint que ce qui est nécessaire pour la vie quotidienne et les relations avec les paysans, quand il habitait la campagne. De fait, on ne trouve dans ses écrits nul anglicisme. Quarante ans de vie anglaise n'eurent aucune influence ni sur le style ni sur la pensée de ce ferme esprit. Parfois il regrettait Paris, mais il ne fit jamais, pour rentrer en grâce, de bassesses. Louis XIV lui permit de revenir en 1689 : il était trop tard. Après ce long séjour en Angleterre et à l'âge de soixante-seize ans, c'est la France, comme il disait, qui lui eût paru une terre d'exil ; il n'y eût retrouvé aucun de ses anciens amis, il n'eût été à l'aise dans aucun salon, même pas dans celui de Ninon, qui n'avait cessé de renouveler ses amis et qui, toute vieille, s'entourait de jeunes gens et faisait encore des passions. L'Angleterre récompensa la fidélité de l'exilé en lui ouvrant les portes de son panthéon : Saint-Evremond est, je crois, le seul écrivain français qui repose à Westminster. Voici donc, et d'après les meilleurs textes, la réimpression, non des œuvres complètes, assurément, mais d'un choix des meilleurs et des plus piquants écrits de Saint-Evremond. Le volume s'ouvre par un chef-d'œuvre, par un morceau que Sainte-Beuve égalait à l'une des Lettres Provinciales de Pascal. Cela s'appelle « Conversation du maréchal d'Hocquincourt avec le Père Canaye », et c'est une merveille d'esprit et de persiflage. Il y a là un type de vieux soldat et un type de jésuite d'un relief rare. Aucun des bons pères de Pascal n'est plus vivant que le P. Canaye ; et ce qu'il y a de singulier, étant donné ce nom équivoque, c'est que ce Jésuite exista vraiment. Saint-Evremond avait fait sa rhétorique, sous la régence du P. Canaye, au collège de Clermont ; il le connaissait bien et l'avait bien observé. On a là un jésuite pris sur le vif, avec sa bonhomie inquiétante, ses restrictions, son adresse, ses feintes et son ridicule. Le P. Canaye n'est qu'une statuette, mais précieuse : au musée de types, on la mettra aux pieds de Tartufe. Sans doute, les autres écrits de Saint-Evremond ne sont pas de la valeur de celui-là, mais ils sont tous bien pensés, bien écrits, en un mot, de bon aloi. Les réflexions sur l'histoire romaine n'ont pas été inutiles à Montesquieu et, dans ses dissertations, dans ses lettres, il apparaît tel que le plus ancien peut-être et l'un nos plus avisés critiques littéraires. Enfin, par sa liberté d'esprit, Saint-Evremond est un contemporain de notre scepticisme. On lui a élevé, il y a une cinquantaine d'années, un agréable monument au lieu de sa naissance, le petit village de Saint-Denis-le-Guast, près de Coutances. C'est une fontaine rustique, que surmonte son buste, sa large figure épanouie, spirituelle et railleuse. Le monument est bien : il honore un écrivain. Cependant les œuvres sont mieux : elles le font connaître. R. G. |