1. Texte de l'Ermitage et des Promenades philosophiques.
2. Texte de la première page de la revue Lacerba, Florence, 1er février 1913 (reproduit dans la Nouvelle Imprimerie Gourmontienne, n°1, automne 2000) & et de l' Almanach littéraire Crès 1914.
1. Texte de l'Ermitage et des Promenades philosophiques.
Est reproduit en rouge le passage commun au numéro 7 du 15 juillet 1905 de l'Ermitage et aux Promenades philosophiques, troisième série, de 1909. Ce qui est en gras ne figure que dans l'Ermitage, ce qui est entre crochets ne figure que dans les Promenades.
Savoir ce que tout le monde sait, c'est ne rien savoir. Le savoir commence là où commence ce que le monde ignore. La vraie science aussi est située au delà de la science.
J'estime les animaux. Voyez l'écureuil : il se réveille, broute les jeunes pousses, fait l'amour, guette les noisettes, en croque, en cueille dont il emplit son nid, grimpe aux arbres, redescend, bondit, joue ; venu le froid, il s'endort.
Mais l'homme n'est pas un écureuil !
L'homme est un écureuil prétentieux.
La postérité, c'est un écolier qui est condamné à apprendre cent vers par cœur. Il en apprend dix, bredouille quelques syllabes du reste : les dix c'est la gloire ; le reste, c'est l'histoire littéraire.
L'athlétisme, cela fait de beaux hommes ; voyez les lutteurs.
La tradition ? sans doute, la tradition. Mais, ne croyez-vous pas qu'il y ait commencement à tout, même à la tradition ?
L'anti-cléricalisme travaille au profit de la secte dissidente. En Angleterre, le radicalisme religieux recrute des catholiques ; en France, il recrute des protestants.
L'homme ne peut pas plus voir le monde qu'un poisson ne voit la rivière.
J'ai écrit bien des fois le mot « Beauté », mais presque jamais sans avoir conscience d'écrire une sottise. Il y a des choses belles, il n'y a pas de Beauté : c'est une expression abrégée. On ne peut la prendre en absolu ; il n'y a pas d'absolu.
La civilisation, c'est la culture de tout ce que le christianisme appelle vice, frivolité, plaisirs, jeux, affaires et choses temporelles, biens de ce monde, etc.
Voilà bientôt deux milliers d'années que le christianisme, jouant avec impudence sur le sens des mots, nous dit : La vie est la mort, la mort est la vie. Il est temps de consulter le dictionnaire.
Dieu a ses courtisans, comme les rois, comme les puissants.
Nietzsche nous éclipse tous, nous qui avons voulu penser d'après nous-mêmes, avec ingéniosité et avec contradiction. Il a pensé plus fort ; il était d'une nature plus opulente. Mais qu'on n'aille pas chercher dans Nietzsche, tout ce qu'il y a de nietzschéen dans notre littérature, depuis dix ans, car sa grandeur est précisément que sa pensée était pensée à côté de lui même.
L'observateur est exactement le contraire du sauveteur. L'un se jette à l'eau, à la tête d'un cheval, arrête le bras, etc. ; l'autre regarde comment cela va se passer. L'intervention la plus brave lui semble un peu criminelle.
La politique dépend des hommes d'Etat, à peu près comme le temps dépend des astronomes.
Il y a deux voies pour le prophète : ou annoncer un avenir conforme au passé, ou se tromper.
Un imbécile ne s'ennuie jamais : il se contemple.
C'est précisément parce qu'il n'y a pas de vérité en soi, absolue, que les hommes peuvent se comprendre. S'il y avait une vérité, il faudrait la connaître : supposez que, pour converser avec sa tendre amie, il fallût avoir appris le calcul infinitésimal ?
Rien ne fait plus de bien pour l' « avancement spirituel », le détachement de la chair, qu'une lecture attentive du « Dictionnaire érotique ».
Les femmes ont des manières de ne pas se donner qui sont plus délicieuses que tout.
La plupart des hommes qui disent du mal des femmes disent du mal d'une seule femme.
Sorti de l'alcôve, le lit impudent s'allonge, se déroule, se répand comme une litière.
Les femmes poussent l'hypocrisie assez loin pour que tous les enfants puissent dire de leur mère, avec conviction : « C'était une sainte. »
Sachez bien que, partout où vous allez dans la vie, Tartufe est sous un tapis et Chérubin dans une armoire.
L'homme de génie peut vivre ignoré ; on reconnaît. toujours le sentier qu'il a suivi dans la forêt. C'est un géant qui a passé par là. Les branches sont cassées à une hauteur où ne peuvent atteindre les autres hommes.
Werther a un grand intérêt, parce que Goethe a fait ensuite Faust, Wilheim Meister et tant d'œuvres, toutes différentes. Le Werther de ceux qui refont quinze et trente fois leur premier livre perd à chaque épreuve nouvelle un peu de sa valeur première ; dès la troisième, il n'est presque plus rien. Mais on ne sait pas d'abord si ce Werther est, l'œuvre d'un cerveau ou le produit d'un moule ; c'est pourquoi le premier livre est sacré.
Un critique innommable note quelques-unes des fougueuses incorrections de Verhaeren, quelques-unes « entre cent autres ». C'est là, vers la faute, vers la tache, vers la plaie, que le médiocre, comme une mouche, vole avec certitude ; il ne regarde ni les yeux, ni les cheveux, ni les mains, ni la gorge, ni toute la grâce de la femme qui passe ; il regarde la boue dont un manant éclaboussa la robe ; il en jouit ; il voudrait voir la moucheture grandir et dévorer l'étoffé et la chair; il voudrait que tout fût laid, sale et méprisé comme lui.
L'histoire qu'on nous récite a de singulières contractions : Byzance, nid crevé, repaire de théologiens frénétiques sans idées, sans langue, sans méthode, et il suffît qu'une douzaine de ces abrutis se répandent par le monde, à la conquête turque, pour régénérer le monde.
« Je suis si frivole que j'aime le style », disait, peut-être sans ironie, la marquise de Créqui.
Dialogue. DIEU : Qui t'a fait homme ? L'HOMME : Qui t'a fait Dieu ?
Les religions roulent éperdument sur des questions sexuelles.
Le conseil moral ou immoral n'est suivi que par celui à qui ce conseil était inutile. Les chastes seuls comprennent le : « Soyez chastes » ; les luxurieux seuls le : « Soyez luxurieux ». La valeur de résonance mentale des mots a été exagérée : le mot n'agit que sur les cellules à son diapason.
Le monde ne pardonnera jamais aux Juifs d'avoir dédaigné la religion qu'ils ont donnée au monde. Il y a là une sorte de trahison intellectuelle qui fait penser à ces marchands suspects qui ne se vêtent pas, ne se nourrissent pas, ne se désaltèrent pas de leur marchandise.
Quand on voudra définir la philosophie du XIXe siècle, on s'apercevra qu'il n'a fait que de la théologie.
Une opinion n'est choquante que lorsqu'elle est une conviction.
Rien ne donne la satisfaction du devoir accompli comme une bonne nuit de sommeil, un repas sérieux, une belle passe d'amour.
Qu'est-ce que la vie ? Une suite de sensations ? Qu'est-ce qu'une sensation? Un souvenir. On ne vit pas. On a vécu. La vie, disait un vieillard, c'est un regret.
Ce qu'il y a de terrible quand on cherche la vérité, c'est qu'on la trouve.
Il y a des choses qu'il faut avoir le courage de ne pas écrire.
Les satires générales sont toujours des mensonges, parce que le sentiment réserve toujours des exceptions.
Posséder la vérité : je songe à ces explorateurs qui ont chez eux un lion apprivoisé, et qui ne dorment que d'un œil.
Les hommes qui vivent avec le plus d'intensité sont souvent ceux qui ont l'air de s'intéresser le moins à la vie.
Avoir un fonds solide de scepticisme, c'est-à-dire la faculté de se reprendre à tout moment, de se retourner, de faire face successivement aux métamorphoses de la vie.
Monter au-dessus de soi-même, pour se regarder.
Apprendre pour apprendre est peut-être aussi grossier que manger pour manger.
C'est singulier : en littérature, quand la forme n'est pas nouvelle, le fond ne l'est pas non plus.
Le nu de l'art contemporain est un nu d'hydrothérapie.
La Vénus de Milo. Qu'elle est belle en chocolat !
L'art doit être à la mode ou créer la mode.
L'écrit de M. Renan, appelé Vie de Jésus, est un petit roman assez agréable dans l'édition où il n'y a pas de notes au bas des pages. On dirait le Premier des Abencerages rédigé par George Sand sur les notes de Michelet.
Michelet, l'éternel blessé.
Vous me dites : « Mais le monde entier admire M. Rostand ! » Je sais, et je répète avec vous : « Le monde entier admire M. Rostand ».
L'homme est un animal arrivé, voilà tout.
Un hasard a donné à l'homme l'intelligence. Il en a fait usage : il a inventé la bêtise.
La conscience n'est peut-être que la sensation d'un effort, un état consécutif à un mauvais travail. C'est la lampe qui fume.
Et pourquoi n'aurais-je pas l'idée d'un harem ? Un harem c'est un b..... sans ouvrage.
La pudeur sexuelle est un progrès sur l'exhibitionnisme des singes.
Sixte disait :
« L'intelligence des femmes, leurs droits, le féminisme, sans doute... Mais moi, mâle, ce qui m'intéresse dans la femme, c'est l'appareil reproducteur. »
La pudeur est la forme délicate de l'hypocrisie.
Une femme pieuse disait des plaisirs de l'amour : « Ce sont les gâteries de la Providence. »
Sur une jeune femme, déformée par la bicyclette, marchant comme un écuyer :
Et vera incessu patuit anas.
La femme qu'on aime sent toujours bon.
Sixte disait :
« Je résume en un mot les droits de la femme : Subagitare. »
Rien n'amollit la dureté des cœurs chastes comme la certitude du secret.
Les chiens donnent la patte ; les femmes donnent la croupe.
Les femmes poussent l'esprit d'imitation jusqu'au délire.
Madame *** dit de vous un mal ! Qu'allez-vous lui faire ?
La cour. Il y a, contre les femmes, une vengeance unique...
Les...
Vous l'avez dit.
On s'indigne de la conduite d'Elisabeth à l'égard de Marie Stuart. Il faut lui savoir gré de ne pas l'avoir fait écorcher vive.
Toutes ces épines?...
Ce sont les hampes des roses que j'ai désarmées pour elle.
Les gens qui ont des convictions ne sont pas à mépriser pour cela. C'est une maladie de l'esprit. Mais il est de mauvais goût de la cultiver, de s'en glorifier. On ressemble alors à ces jeunes viveurs qui se parent d'une sensibilité dorsale.
Au nom de la loi. Dites son nom, pour voir ?
Sixte disait :
« C'est très intéressant, quand une douleur vous a brisé le cœur, d'observer les mouvements comme ceux des tronçons d'un serpent des morceaux qui veulent se recoller. »
L'idée que les morts ne sont pas morts revêt, dans le vulgaire, des formes comiques. Je lis dans un roman (1901) : « Madeleine relut cette lettre : Monsieur Piot était mort, le pauvre homme !... Comme il devait avoir froid avec ce vent du nord ! Les hommes sont bêtes. »
Vous avez des doutes ? Sur quoi, sur qui ? Sur Dieu ? Mais c'est bien simple : écrivez-lui. Je n'ai pas son adresse. Telle est en effet l'état de la question.
La colère est un moyen de défense, analogue aux diverses sécrétions de guerre des animaux : civette, sèche, scarabée à bombarde, lézard à larmes de sang, etc. Il s'agit de faire peur.
C'est le malheur de ceux qui ne prennent pas parti dans la politique, qu'ils sont également dégoûtés par toutes les factions et qu'ils ont le sentiment de vivre chez des bandits ou chez des fous.
M..., jouant avec le chien, un beau colley, abondait en mots enfantins : joujou,bonbon, colat, susucre, feufeu, lolo, etc.
Vous parlez chien ?
Oui, je me figure que je suis M. A... F... haranguant le peuple.
Les [socialistes] révolutionnaires me font penser à celui qui, ayant un piano désaccordé, dirait : « Brisons ce piano et jetons-en les morceaux au feu ; à la place, nous installerons une harpe éolienne. »
Les pacifistes, de braves gens à genoux, près d'une balance et priant le ciel qu'elle s'incline, non pas selon les lois de la pesanteur, mais selon leurs vœux.
Un franc-maçon qui s'encolère contre la congrégation, cela fait songer aux vieilles querelles des ordres religieux, à leurs schismes : un récolet injurie un capucin.
Le christianisme a déjà remporté trois grandes victoires : Constantin, la Réforme, la Révolution. On en attend une quatrième, le Collectivisme, après quoi, il est assez probable que les Forts en ayant assez d'être brimés, se révolteront contre les Faibles et les réduiront en esclavage, encore une fois.
C'est beau, un coup d'Etat, cette grande main qui descend dans la nuit.
[C'est beau, une révolution, cette grande faux qui passe, un matin de soleil.]
[La propriété est nécessaire ; mais il ne l'est pas qu'elle reste toujours dans les mêmes mains.]
Améliorer, embourgeoiser la condition sociale des ouvriers, c'est créer une race d'esclaves contents de leur sort, une caste de parias confortables.
La pensée fait mal aux reins. On ne peut à la fois porter des fardeaux et des idées.
Un homme avec une trompe d'éléphant, c'est Ganéça, dieu de la science, dans l'Inde : ce n'est pas si mal trouvé. (1)
Sixte disait, en une phrase pessimiste :
« Ne croire à rien, pas même au métier que l'on pratique, pas même à la main que l'on caresse, aux yeux où l'on se trouble pas même à soi, surtout pas à soi. »
Le vrai philosophe ne désire pas voir ses idées appliquées. Il sait qu'elles le seraient mal, déformées, médiocrisées. Au besoin même, il s'y opposerait ; [:]cela s'est vu.
La modestie est un timide aveu d'orgueil.
Les malades sont toujours optimistes. Peut-être que l'optimisme lui-même est une maladie.
Les prêtres sont d'une grande indulgence pour les péchés secrets des filles et des veuves, les complaisances solitaires qui ne mettent point d'hommes entre la femme et le confesseur Comme ils la caressent et la choient dans ce chapitre de leurs manuels ! Que de charmants détails, et ce qui se lit entre les lignes, et ce qui se dit à l'oreille! Mais le mâle est l'ennemi parce qu il est l'empreinte.
Le catholicisme laisse nue la beauté païenne, détourne la tête et dit : « Ne la regardez pas, c'est un péché ». Le protestantisme la fourre dans un sac.
En France l'esprit est tellement à fleur de peau, tellement jaillissant, tellement naturel, qu'il ne fait même pas rire, à peine sourire. Ce qui ferait éclater un Teuton, s'il comprenait, ici, parmi nous, va de soi, est de règle.
[ Il y a une simulation de l'intelligence, comme il y a une simulation de la vertu.]
Des gens disent que M. Waldeck-Rousseau était un homme qui faisait semblant d'être intelligent.
M... disait : « Des gens ont besoin de beaucoup pour retenir un peu ; à moi, il me suffit d'un peu pour retenir beaucoup. »
Faugère veut que l'on considère avec respect l'amulette de Pascal. Je ne le considère pas avec respect, mais avec un mélange de honte et de terreur.
La science vaut ce que vaut le savant.
Des savants font courir le bruit que la science est impersonnelle. Des savants ? Ils le sont, comme les compagnons maçons sont des architectes.
Dès qu'une idée tombe dans le peuple, elle devient peuple.
[ Le peuple, c'est tous ceux qui ne comprennent pas. Il y a des ducs parmi le peuple ; il y a des académiciens. Le peuple, c'est très bien composé. ]
Apprendre à jouir du présent, de l'aujourd'hui, de l'heure, de la minute où nous passons dans ce qui passe.
La poésie, matériellement, c'est la continuité d'un rythme, simple ou complexe, continuité directe ou par reprise. C'est au dixième vers, c'est à la seconde ou à la troisième strophe que s'affirme pleinement le plaisir rythmique.
La vérité est dans les faits et non dans la raison. Les sciences historiques ne peuvent aboutir qu'à prouver la légitimité de ce que fut, de ce qui est, de ce qui sera.
Il n'y a quelquefois pas d'autre moyen de juger d'une opinion politique que de considérer la qualité de ceux qui la professent.
La croyance à la vie future fut un des plus grands actes d'énergie de l'espèce humaine ; mais l'intelligence y a brisé ses forces et en est encore toute dolente.
Le paradis, selon les classes sociales : un salon où l'on est présenté au roi, la cour ; un théâtre où l'on fait, dans les coulisses, connaissance avec les acteurs du destin ; un cirque sans façons où l'on fraternise avec les héros des fresques ; une « société » où l'on chante en chœur les éternels refrains, etc.
Le peuple peut faire des émeutes ; des révolutions jamais. Les révolutions viennent toujours d'en haut.
Les mêmes cuistres humanitaires qui méprisent les sacrifices des armées modernes (brutes, esclaves, assassins), bavent à Léonidas et à ses trois cents Spartiates.
Les démocraties font penser à ces bals de domestiques, profitant, pour s'ébattre, de l'absence des maîtres.
Les Monita secreta des Jésuites, c'est l'art de pactiser avec la tyrannie de la conscience moyenne, la conscience des imbéciles.
Quand on parle de réalité, il est bien entendu que cela ne veut pas dire qu'il y ait une réalité en soi, distincte de nos sensations. Le mot s'oppose au mot abstraction.
La loi ne peut pas tenir compte des personnalités, des physiologies. Alors, dans la moitié des cas, elle est criminelle et, dans l'autre moitié, imbécile.
L'univers n'a pas de manière d'être. Il a des manières d'être vu, d'être touché, d'être senti.
Il n'y a qu'un autre « grand écrivain » français qui soit aussi bas que George[s] Sand dans cette catégorie créée par les professeurs, c'est Magdeleine de Scudéry. Il est probable, par surcroît, que les rares lueurs de bon sens aperçues dans les romans de la demoiselle furent posées là par son frère, homme d'esprit, poète de verve.
Que les hommes ne puissent s'assimiler aucune notion qu'à l'état de sentiment, ou enveloppée de sentiment, comme une drogue dans une hostie, on en trouvera une preuve décisive dans l'inefficacité de la morale pure et nue, réduite à des règles intellectuelles, séparée du sentiment qui la rendait alibile, peur, amour, orgueil, religion, ambition, etc.
Quelqu'un écrit : « L'humanité célèbre les conquérants qui l'ont ensanglantée, et elle n'a pas retenu la date de la naissance de quelques-uns de ses plus grands bienfaiteurs intellectuels : Copernic, Colomb, » etc. Opposition facile, mais bien légère, car sans les conquérants, l'humanité, ce serait un tas de petites peuplades sporadiques, sans langues communes, sans liens d'échanges, etc., quelque chose comme l'humanité du Congo.
Le christianisme a maté la chair comme un resserrement de roches mate un fleuve dans son cours : il a obtenu des chutes, des cascades, des bouillonnements, des tourbillons et beaucoup d'écume.
Descartes écrivait à Balzac : « Je me promène tous les jours à travers un peuple immense, presque aussi tranquillement que vous pouvez le faire dans vos allées. Les hommes que je rencontre me font la même impression que si je voyais les arbres de vos forêts ou les troupeaux de vos campagnes. » Toute la faiblesse des métaphysiques est expliquée par ces deux phrases dédaigneuses. Non[-]seulement, pour comprendre quelque chose à la vie, il ne faut pas être indifférent aux hommes, il ne faut pas l'être aux troupeaux, il ne faut pas l'être aux arbres ; il ne faut l'être à rien.
On a voulu, ces temps derniers, réhabiliter M. Homais. C'est tout à l'honneur de Flaubert, car on confond ainsi une création de l'esprit avec un personnage naturel. On a voulu aussi réhabiliter Judas. Ceci ne fait honneur à personne. L'erreur est la même, d'ailleurs, dans les deux cas. On confond les actes ou les paroles avec les mots qui synthétisent ces actes ou ces paroles. Des assassinats se peuvent justifier ; le mot assassinat ne peut changer de signification générale. Judas est Judas et Homais est Homais.
La superstition qui faisait, chez les anciens, regarder comme des signes de la colère divine et immoler les nouveaux-nés, infirmes, boiteux, aveugles, bossus, etc., était plus heureuse que la sensiblerie religieuse ou scientifique qui les tolère, les élève, en fait des demi-hommes, introduit dans la race des germes éternels de décrépitude
La pitié n'est peut-être, au fond, que de la lâcheté. Nous n'avons pitié que de nous-mêmes ou de ceux que nous craignons.
La Rochefoucauld fait les hommes plus malins qu'ils ne sont. Il a mis son esprit au service de l'humanité.
Nietzsche stupéfie. Pourquoi ? A bien réfléchir, on verra qu'il n'exprime presque jamais que des vérités de bon sens.
Nietzsche a été un révélateur, au nouveau sens photographique. Le contact de son œuvre a mis au jour les vérités qui sommeillaient dans les esprits.
Le bonheur, comme la richesse, a ses parasites.
On ne demeure pas dans une maison, on demeure en soi-même.
Mettez un cochon dans un palais, il en fera une étable.
M. Bourget croit encore aux duchesses. Quoi d'étonnant ? Il y a bien des gens qui croient aux revenants.
Le vulgaire n'a aucune idée de ce qu'il faut de sensibilité et d'intelligence pour jouir du parfum d'une rose ou du sourire d'une femme.
Sixte disait : « Mon aisance à remuer les idées me dégoûte des idées. Je voudrais faire un travail concret : des vers, de la menuiserie ou de la peinture... »
Sainte-Beuve est trop lettré. II ne sait pas se mettre nu devant la statue nue : il lui faut des poches d'où sortir un tas de carnets et de papiers.
Une femme a quelquefois pitié des chagrins qu'elle cause sans remords.
A défaut de l'ami attendu, en voici un autre. A défaut de l'amie, voici une autre amie. Illusion : à défaut de l'amie, il n'y a rien.
La petite fille n'attend pas de sa poupée une déclaration de tendresse. Elle l'aime, et voilà tout. C'est ainsi qu'il faut aimer.
« Maintenant que je n'ai plus ni..., ni estomac, ni jambes, je vais me retirer des affaires, et jouir de la vie, enfin ! »
Les classes, la lutte des classes... Sans doute, mais c'est un classement par couleurs, par grandeurs. Ouvrez les êtres. La hiérarchie vraie se fera d'après le contentement de vivre. Cela donnerait bien des surprises.
Le délire de la décoration est poussé à ce point que les acteurs, dit-on, sont fiers du rôle d'un monsieur officier de la Légion d'honneur.
« Un véritable homme de sport, et intelligent avec cela... »
Balzac n'a pas reculé devant le ridicule.
Sixte disait : « II y a en moi une sorte d'amour de la gloire que je n'ai jamais pu déraciner entièrement. »
Sixte disait : « C'est un grand triomphe pour la religion que la conversion des écrivains et des artistes leur enlève ce terrible talent avec lequel ils séduisaient les hommes. »
J'aime beaucoup à considérer, à l'étal des tripiers, les cervelles de mouton. Nous avons dans la tête une éponge rougeâtre toute pareille et qui pense.
L'amour dispose à la religiosité. J'ai connu un athée qui voulait aller dans une église, le soir, échanger des serments avec sa maîtresse ; elle refusa par scrupule.
Il faut être heureux. On se doit cela, ne serait-ce que par orgueil.
L'intelligence n'est peut-être qu'une maladie, une belle maladie : la perle de l'huître.
En faisant un travail de corrections, fort long et fort ennuyeux, toutes les deux heures, pour me donner du cœur, je lis dix pages des Mémoires d'Outre-Tombe, comme un ouvrier boit un verre de vin.
Sixte disait : « Je ne suis pas du peuple, moi, j'ai une hérédité que je connais. Elle est longue. Mes racines sont là-bas, dans le passé, comme celles des vieux arbres, enfoncées dans la terre profonde... »
II y a des anticléricaux qui sont vraiment des chrétiens un peu excessifs.
Ces lettres de femmes, du temps que les femmes ne savaient pas l'orthographe !
La composition de l'Académie est en partie ridicule, des académiciens spirituels le disent. Mais celle des académies adverses, rêvées on réelles, l'est-elle beaucoup moins ?
Le poète qui récite ses vers devant un auditoire, n'est-ce pas tout à fait le rossignol qui dit sa chanson ? Pas tout à fait. L'instinct s'est dévoyé : mimique sexuelle, mais sans emploi. L'utile est devenu le jeu : et c'est toute l'histoire de la civilisation.
Que de contradictions !
Eh ! si je chargeais ma voiture tout du même côté, je verserais.
Des gens pleins de morale parlent. Tout ce qu'ils jugent criminel, je le pratique ou je le pense. Et pourtant...
L'altruiste est un égoïste déraisonnable ; il voudrait modeler tout les hommes sur sa propre sensibilité.
Aimez-vous les uns les autres. Comme cela, sans se connaître ? Non, non : un peu de pudeur, un peu de dignité.
Non seulement l'âme n'est pas immortelle, mais il n'y a qu'elle de mortelle. Un homme périt : les éléments de son corps survivent et se transforment ; son esprit disparaît.
Il est honteux d'avoir honte de ses plaisirs.
Être au-dessus de tout. Mépriser tout et aimer tout. Savoir qu'il n'y a rien et que ce rien, pourtant, contient tout.
Mépris biblique de la femme : « Tu ne prendras pas la femme de ton voisin, ni son bœuf, ni son âne. »
Mépris administratif de la femme : Dans notre statistique des douanes, les cheveux de femme sont classés parmi les « dépouilles d'animaux ».
Quand ils étaient exemptés du service militaire, les instituteurs et professeurs étaient fervents patriotes. N'étant plus exempts, ils sont devenus non-patriotes. Quoi de plus humain ? Croit-on que le plus honnête forgeron forgerait avec beaucoup d'entrain les chaînes qui lui seraient destinées ?
Pour être vrai, un roman doit être faux. Le roman historique. Il y a aussi la peinture historique, l'architecture historique, et, à la mi- carême, le costume historique.
Être impersonnel, c'est être personnel selon un mode particulier : voyez Flaubert. On dirait : en jargon : l'objectif est une des formes du subjectif.
Proudhon a dit : « Après les persécuteurs, je ne sais rien de plus haïssable que les martyrs. » N'ayant pas trouvé cela, j'ai du plaisir à le copier.
Dispute des sorciers. L'abbé Roussin, vicaire du schismatique évêque Vilatte, disait : « Quoi qu'ils prétendent, je fais descendre Jésus-Christ sur l'autel, aussi bien que les Romains. »
Rousseau écrivait à la marquise de Créqui, au mois de juillet 1764 : « ...Quoique je sois trop bon chrétien pour être jamais catholique. » Osez donc, vous autres, retourner le mot et dire : « Je suis trop bon catholique pour être jamais chrétien. »
Vous admirez Polyeucte, les anti-païens qui renversaient les idoles ? Admirez donc aussi les anti- chrétiens qui incendient les églises, ou bien mettons-nous d'accord et disons : « Polyeucte était un de ces anarchistes militants dont aucun état policé ne peut tolérer les dangereuses fredaines. »
Etre vu. L'homme de lettres aime non seulement à être lu, mais à être vu. Heureux d'être seul, il serait plus heureux encore, si l'on savait qu'il est heureux d'être seul, de travailler dans la solitude des nuits, sous sa lampe ; et il serait tout à fait aise, lorsqu'il a clos sa porte, que sa bonne la rouvrît pour un visiteur, qu'elle montrât à l'importun, par l'entrebâillement, l'homme de lettres heureux d'être seul.
L'homme commence par aimer l'amour et finit par aimer une femme.
La femme commence par aimer un homme et finit par aimer l'amour.
Logique. Le 22 octobre 1789, afin de montrer aux yeux la condition misérable des paysans français, l'Assemblée Nationale se fit présenter un « serf du Jura », âgé de cent vingt ans.
De même, Coquerel, dans ses Forçats pour la foi, cite, pour attester la dureté du régime sur les galères du roi, une douzaine de galériens protestants plus que nonagénaires et qui « ramaient« depuis quarante ans.
Et encore, pour attester leur état de persécutés, les catholiques de notre temps, lassés des églises où ils sont libres, se répandent en pèlerinages, en semaines sociales, en congrès, et les évêques, en conciles.
Mot d'un vicaire de campagne à une dévote fort scrupuleuse : « Dieu n'est pas si bête que ça. »
Sainte-Beuve n'a guère compris ses contemporains. Pourquoi ? Il n'est pas le seul. On comprend rarement ses contemporains. Si nous paraissons comprendre les anciens, c'est peut-être qu'il n'y a plus en eux rien à pénétrer, qu'ils ne sont plus que des surfaces. N'y a-t-il pas de quoi rire en voyant, comme je l'ai vu, enfant, faire à M. Deltour, de vieux professeurs ratatinés se frapper le cœur, lever les yeux au ciel et dire : « Oh ! Racine, cet ami de cœur ! Racine ! La passion de Racine ! » Tout n'est peut-être que geste, imitation, ressouvenir, rengaine.
Elle vous oublie.
Moi ? Les femmes, ça a une âme, une toute petite âme...
Dans l'œuvre de Carrière, trop de Christs, trop de maternités, trop de balivernes religieuses et sociales.
La maternité, c'est beau tant qu'on n'y fait pas attention. C'est vulgaire, dès qu'on admire.
Il a connu Claude Bernard, Flaubert, Barbey d'Aurevilly, Goncourt, Manet, Villiers de l'Isle-Adam, Renan, Taine, Pasteur, Verlaine, Tarde, Mallarmé, Puvis de Chavannes, Marey, Gauguin, Curie, Berthelot ; il connaît Rodin, Ribot, Renoir, France, Quinton, Monet, Poincaré, et il se plaint ! Il crie à la décadence de sa patrie : Ingrat !
Nietzsche a ouvert la porte. Maintenant on entre de plein-pied dans le verger dont il fallait, avant lui, escalader les murs.
Le résultat des révolutions est toujours le même : une tyrannie plus forte et mieux établie, mais qui change de mains.
La morale est un talent de société.
L'excuse du christianisme, ç'a été son impuissance sur la réalité. Il a corrompu l'esprit bien plus que la vie.
Se donner un but : quelle fanfaronnade ! Le but que l'on se donnait, c'est celui que l'on a atteint.
Je suis fâché qu'on ait tant pensé avant moi. J'ai l'air d'un reflet. Mais peut-être aussi que je ferai dire la même chose, un jour, à un autre homme.
Je ne garantis pas qu'aucune de ces notes ne se trouve déjà dans un de mes écrits, ou qu'elle ne figurera pas dans un écrit futur. On les retrouvera même peut-être dans des écrits qui ne seront pas les miens.
(1) Dans l'Ermitage, autre ordre pour ces trois aphorismes.
Texte de la première page de la revue Lacerba, Florence, 1er février 1913 (reproduit dans la Nouvelle Imprimerie Gourmontienne, n°1, automne 2000) & et de l' Almanach littéraire Crès 1914.
Ce qui est en gras ne figure que dans l'Almanach littéraire, ce qui est entre crochets ne figure que dans Lacerba .
DES PAS SUR LE SABLE...
Je découvris sur le sable les marques d'un pied nu.
ROBINSON CRUSOÉ
Un homme d'esprit n'est pas un homme intelligent ; c'est souvent le contraire.
Il faut flatter les imbéciles et les flatter dans leurs facultés les moins nocives. C'est peut-être un instinct de conservation qui pousse la société à conférer provisoirement la gloire à tant de médiocres esprits.
Soyez humains : si vous avez un fils qui ne sait pas distinguer les couleurs, faites en plutôt un critique d'art qu'un mécanicien de chemin de fer.
[Si j'avais le temps, j'écrirais Les Grands Ratés.]
Loin de vivifier le style, l'épithète le fige. Les êtres et les choses n'ont pas qu'une apparence, ils en ont mille et dans le même instant.
Dire, comme les classiques : la pensée est tout, ou comme Flaubert : le style est tout : identique. Il n'y a pas de pensée sans forme et de forme sans pensée, et l'un comme les autres le savaient bien.
L'homme est toujours identique à lui-même et par conséquent de mœurs immuables. Ce qui varie, c'est l'expression des mœurs. Il n'y a pas eu des temps chastes et des temps licencieux. Il y a eu des temps diversement littéraires, diversement esthétiques, voilà tout.
Développer une idée m'en fait voir les points faibles et d'ami m'en fait adversaire.
Il y a des écrivains chez lesquels la pensée semble une moisissure de cerveau.
Buffon avait raison. Sauf en science, il n'est rien de tel que les mots trop précis pour rétrécir les idées.
Les plaisirs sont nécessaires à l'équilibre de la sensibilité : il ne faut pas les oublier dans les devoirs envers soi-même.
Les femmes ne sont-elles que volonté ; ne sont-elles que désirs ? Elles confondent toujours je voudrai et je voudrais, j'aimerai et j'aimerais.
On a longtemps cru que la femme était un être plein de pudeur.
La mode est l'impératif catégorique des femmes.
La volupté est le but de la luxure ; elle n'est pas celui de l'amour, bien qu'elle en soit le guide et la limite.
Il est bien fort, celui qui n'est pas diminué par le mariage, les enfants, la vie de famille.
Deux sortes d'amants : les féminins reçoivent et se donnent ; les masculins prennent et donnent.
Le monde : des forces en folie. Partout la difformité, partout le hasard, partout l'équivoque.
Le culte des morts, erreur du sentiment. C'est aux morts à adorer les vivants.
La mort m'inspire une grande curiosité.
Quelle douceur d'entendre son toit bruire sous la pluie.
Gras, lourd, charnel, M. disait : Je n'aime vraiment que l'inutile, le luxe, la fleur, le sourire, le rêve.
Le polythéisme est une constatation du monde. Le monothéisme est une négation du monde.
Ou l'homme conçoit Dieu comme un grand lui-même, ou il ne le conçoit pas du tout.
M... dirait : "J'aime mieux être l'esclave de mes passions que l'esclave d'une morale."
Je n'ai presque jamais copié une citation moderne sans m'apercevoir à la troisième ligne combien c'était mal écrit.
L'homme le plus dénué de préjugés et de vieux respects en a encore assez pour reconstituer tout un folklore.
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