N° 40, 4e année, octobre 1922 :

- « Pour Remy de Gourmont », Charles-Théophile Féret.

- « Les fêtes de Coutances en l'honneur de Remy de Gourmont », Charles-Théophile Féret.

- « La philosophie : Remy de Gourmont », Constant Bourquin.

Belles-Lettres, octobre 1922.


La Philosophie

REMY DE GOURMONT

Remy de Gourmont — avec Jules de Gaultier et Julien Benda — m'aura guéri d'un absurde préjugé, auquel j'ai sacrifié un temps, qui veut que le philosophe s'exprime nécessairement dans une langue barbare, dans des systèmes plus pesants, au fond, que rigoureux et dont l'apparente cohérence n'est le plus souvent qu'un jeu triste de pédants solennels et ennuyeux. Hors quelques-uns, qui ont du génie et sont capables d'embrasser l'univers en des synthèses harmonieuses et profondes, combien peu de philosophes intéressants dès qu'on les sort de leur petite spécialité ! Que d'esprits médiocres parmi eux, que d'âmes de ronds-de-cuir ! Et comme c'est peu drôle de voir ces théologiens déguisés jongler avec de pauvres clichés idéologiques pour fabriquer des recettes de vie qu'ils ont l'audace parfois d'exprimer en termes de connaissance, moralistes honteux qu'ils sont Ces gens-là confondent ce qu'ils appellent la « technique philosophique » avec les idées et prennent pour de la pensée le patois dont ils se grisent. Ils ne desservent qu'eux-mêmes au demeurant. La philosophie, elle, demeure ce qu'elle est : la plus haute des disciplines humaines. La langue philosophique, les systèmes, c'est entendu, on sait leur valeur. Mais n'oublions pas que ce ne sont que des moyens et dont il est élégant de n'être point dupe. Un squelette, c'est beau, mais un corps...

Que ces fantoches de la pensée juxtaposent les concepts selon ordre dicté par leurs passions morales, comme on enfile des perles guidé par le hasard, cela est fort innocent. On voudrait toutefois qu'ils eussent le bon goût de ne point considérer avec hauteur d'authentiques penseurs, de purs philosophes sous prétexte que ceux-ci répugnent à leur dogmatisme d'écoliers. Je voudrais savoir combien des deux mille bouquins poussiéreux du catalogue d'Alcan peuvent soutenir une comparaison avec ces œuvres « littéraires » que sont Une nuit au Luxembourg ou le Dialogue d'Eleuthère ? Il est permis à certains de mépriser les richesses, parce qu'ils les possèdent.

Remy de Gourmont ne figure pas dans les Histoires de la philosophie contemporaine. Quand on y signale Jules de Gaultier, c'est fort négligeamment et d'une façon qui montre comme on attache peu d'importance à son œuvre, Julien Benda est vaguement nommé pour des critiques (que l'on n'estime pas toujours « sérieuses » !) du Bergsonisme. Par contre, on consacrerait volontiers des pages nombreuses à un Jean Finot, champion d'anti-alcoolisme et chevaucheur de chimères politiques, surtout considérable par sa sottise. Cela est dans l'ordre. Et ce serait manquer à la philosophie que de protester. Peu importe d'ailleurs que trois des plus forts esprits de ce siècle ne soient pris que pour de paradoxaux penseurs et de séduisants hommes de lettres. La bêtise est un hommage aux vertus de l'intellect.

Parlons de Gourmont.

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Quand paraîtront ces pages, on aura inauguré, à Coutances, un buste de Remy de Gourmont. Des discours auront été prononcés en présence d'hommes que rassemble un pieux souvenir. La République elle-même aura donné sa bénédiction à l'esprit le plus anti-social qui fût. Puis ce sera de nouveau le silence relatif autour de cet écrivain qui n'a pas parlé pour les foules. Et cela est mieux ainsi.

Malgré son scepticisme, ou peut-être à cause de son scepticisme, Remy de Gourmont aura été un vrai philosophe, pour qui la pensée est l'unique intérêt dans l'existence. Ne lui prêtons pas ce scepticisme qui n'est qu'une pose de snobs. Son scepticisme, à lui, procède d'un esprit hanté par la passion de connaître, qui ne crut à l'absolu sous aucune forme, parce qu'il dépassa tous les systèmes. Rien de commun avec l'instantanéisme intellectuel de tel romancier huguenot. Gourmont ne se contredit pas pour épater le bourgeois, et s'il se contredit, ce n'est qu'apparemment. Affirmer plusieurs vérités sur un même sujet, ce n'est point se contredire si l'on se place chaque fois à un nouveau point de vue. Le scepticisme gourmontien sauvegarde l'idée de vérité, au sens purement phénoménal de ce mot.

Contrairement à ce que d'aucuns pensent, il n'y a pas plusieurs philosophies interchangeables à tirer de l'œuvre de Gourmont, mais une seule et parfaitement cohérente, comprenant divers stades, plusieurs étages. Je ne m'amuserai pas à l'établir ici.

Remy de Gourmont est l'homme qui a le mieux compris son temps, encore qu'il lui ait été, presque en tout, opposé. Si les circonstances de sa vie furent telles qu'il ne put laisser beaucoup d'œuvres qui se puissent défendre seules devant la postérité, il n'y aurait guère que Les chevaux de Diomède et Une nuit au Luxembourg — toute son œuvre mérite néanmoins de demeurer comme celle d'un témoin dans la mesure où notre temps comptera pour nos descendants.

En un siècle complètement livré au judéo-christianisme, sous toutes !es formes, Gourmont, après Nietzsche, aura incarné l'Antéchrist. Cet esprit libre, imperméable à l'idée de péché, se sera révolté toute sa vie contre les idéologies asiatiques. Ce qu'il lui reproche, au christianisme, c'est d'avoir corrompu l'esprit plus encore que la vie. Car le christianisme fut impuissant sur la réalité. « Il a maté la chair comme un resserrement de rochers mate un fleuve dans son cours : il a obtenu des chutes, des cascades, des bouillonnements et beaucoup d'écume. » Les Grecs, eux, avaient compris la vie et savaient être heureux. Pourquoi faut-il que nous subissions depuis vingt siècles cette morale d'esclaves issue d'une peuplade de Bédouins ignorants qui s'est crue appelée à dominer le monde ? La hantise du péché nous a rendus impropres à jouir librement de la vie. Le monothéisme, l'infinitisme ont vicié nos intelligences. Les nuées ont envahi nos esprits et bousculé l'économie sociale. Et Gourmont nous dit : « Peut-être que les hommes ne guériront jamais de la blessure que leur a faite le christianisme. » Nous ne sommes en tout cas pas sur la voie. Le christianisme n'est pas qu'une religion. En introduisant dans le monde l'idée d'infini, il y introduisit le messianisme, la course vers le mieux, vers l'idéal inattingible, à travers le sang et les révolutions. Aujourd'hui c'est le féminisme, demain c'est le collectivisme... Car, comme le dit encore Gourmont, il y aura longtemps que le christianisme aura disparu comme religion, comme philosophie et comme morale quand il se réalisera pratiquement.

Aucun temps, à ce point de vue, ne fut plus chrétien que le nôtre, malgré la Laïcité, les Lumières et le Progrès. Le poison chrétien poursuit son action. Il nous tuera. Nous marchons, hallucinés, vers l'Avenir sans nous apercevoir que nous portons nous-mêmes le flambeau que nous suivons et que la chimère que nous voulons atteindre n'est qu'une fantasmagorie d'imagination malade. Et c'est finalement vers la barbarie que nous marchons.

Qu'importe au philosophe, après tout ? Pourquoi ne se permettrait-il pas d'oublier parfois qu'il est homme et qu'il a des intérêts aussi dans la mêlée sociale ? Que peut une faible minorité contre la folie ? Rien, sinon la regarder, en décrire les effets.

Et c'est le point de vue d'un Gourmont qui ne put rien prendre trop au sérieux, même les choses les plus « sacrées ». C'est une position, unique et qui n'est accessible qu'à peu d'individus. C'est pourquoi il ne faut pas souhaiter de disciples à un tel esprit. Le contre-poison gourmontien risquerait d'être trop violent pour eux.

« Le vrai philosophe, au reste, comme il disait, ne souhaite pas voir ses idées appliquées. Il sait qu'elles le seraient mal, déformées, médiocrisées. Au besoin même, il s'y opposerait : cela s'est vu. »

Nous avons eu le « nietzschéisme ». Craignons un « gourmontisme » contre lequel Gourmont lui-même proteste par-delà la mort.

CONSTANT BOURQUIN.

pp. 411-414.