Les clochers (09. 02. 1911) |
|
C'est joli un clocher dans un paysage, surtout si le clocher, très vieux, contraste avec la jeunesse des feuilles. On sent qu'il a toujours été là, dominant les saisons terrestres et les saisons humaines, qu'il a vu tant de choses toujours les mêmes et toujours différentes ! Si c'est celui près duquel nous sommes nés, il se mêle à notre plaisir un attendrissement, s'il se met à secouer ses cloches, comme une mule ses grelots. Nous ne savons plus ce qu'elles veulent dire, mais cela ne fait rien, et même cela vaut mieux ; plus leur langage est imprécis et mieux nous le comprenons. Le clocher de mon village est si ancien qu'on ne sait plus son âge. Les personnes d'expérience lui attribuent huit ou neuf siècles : il est donc très respectable. Ses cloches ont peut-être sonné le couvre-feu sous Guillaume le Conquérant et carillonné à la nouvelle d'Hastings, à moins, ce qui est plus probable, qu'on ne les ait changées plusieurs fois depuis, car je crois que les anciennes cloches étaient toutes petites. C'est à mesure que la foi a diminué qu'on a fait les clochers plus hauts et les cloches plus grosses, pour qu'elles se fissent mieux entendre des oreilles distraites. Le clocher dont je parle est une tour carrée et trapue, coiffée d'un bonnet d'ardoises, remplaçant la guérite du veilleur qui, de là, jour et nuit, regardait au loin la campagne, signalait les partis d'hommes d'armes, les incendies, en temps de neige, les loups. Je ne pense pas que ces tours aient d'abord été construites pour y mettre des cloches, qui étaient rares et chères. Elles furent élevées pour une utilité plus immédiate : la défense du village. De même l'église, la primitive église, ne fut pas spécialement un lieu de prière. C'était aussi une petite forteresse où l'on se réfugiait aux moments de panique, une grande maison plus solide d'où l'on pouvait braver les brigands qui couraient les campagnes, et où s'entassaient aussi bien que les gens, les animaux de la ferme. La meilleure définition de l'église ancienne, c'est « maison commune ». On s'y assemblait non seulement contre un danger, mais pour ses affaires. C'était un refuge et c'était une halle, un lieu de réunion, un marché. Dans les bourgs et les villes, l'église était l'abri des petites boutiques et des éventaires. Comme la prière individuelle était encore inconnue, cela ne gênait ni ne scandalisait personne. Je connais même, et cela dut être fréquent, une ville où la rue principale passait à travers la cathédrale, entrant par un porche latéral et sortant par l'autre, ce qui prouve que les églises, jusqu'à une époque pas très ancienne, étaient véritablement des lieux publics, des abris ouverts au premier venu qui y faisait ce qu'il voulait. Au reste l'usage s'est perpétué de ne fermer les églises que la nuit ; dans les pays protestants, elles ne sont ouvertes qu'aux heures des offices. L'église de jadis était encore un lieu de refuge où ni la justice, ni la force armée ne pouvaient pénétrer à la suite du criminel. Enfin, de temps en temps, l'église était un théâtre : c'est même de là qu'est sorti le théâtre tel que nous le connaissons. Cette multiplicité d'attributions faisait de l'église une chose sacrée pour tous, parce que c'était une chose utile à tous. L'église n'appartenait pas, comme aujourd'hui, au clergé et à quelques désœuvrés, elle était vraiment la maison commune. Cet état prit fin, au cours des siècles, pour plusieurs causes, dont la principale est sans doute le développement des classes moyennes qui s'organisèrent en corporations marchandes et voulurent se constituer en puissances séparées. On connaît l'histoire des « communes ». A ce moment, les choses encore confondues par la coutume se séparent, acquièrent une vie propre. Les halles et les marchés s'élèvent en même temps que les théâtres. Les civilisations vont toujours en se compliquant, les activités en se spécialisant. Les églises sont devenues exclusivement des lieux de prière par le simple jeu des lois naturelles de la division du travail, et le jour est à prévoir où, ne fournissant plus un travail en rapport avec le coût de leur entretien, elles disparaîtront, comme disparaissent toutes les choses inutiles et ruineuses. Mais il y a une autre cause à la fin de l'église comme maison commune : c'est, je l'ai déjà fait pressentir, l'invention de la prière individuelle. Je ne connais pas assez l'histoire de la théologie catholique pour préciser l'époque où les églises se mirent à conserver dans le tabernacle des hosties consacrées, mais cela pourrait bien être au cours du douzième siècle puisque, au siècle précédent, la croyance à la présence réelle était encore assez contestée. Il est évident qu'à partir de ce moment-là, les églises se fermèrent au public frivole ou commercial, ou que, de lui-même, ce public déserta, intimidé par ce nouveau mystère qui semblait formidable. La maison commune devint la maison de Dieu, d'où Dieu chassait les hommes. Par excès de zèle, croyant mieux honorer leur divinité, les prêtres firent le vide dans leurs temples, et c'est de là que commence et la décadence matérielle des églises et la décadence sociale de l'Eglise. La piété, la prière, la dévotion, qui semblent l'essentiel de la religion, se réunissent au contraire pour la détruire, tant il est vrai que les choses religieuses, quand elles cessent d'être sociales, sont vouées à la mort. Il est donc très gentil de la part de M. Maurice Barrès d'avoir défendu les clochers de France, parce qu'ils font bien dans le paysage, mais cela ne retardera pas d'une heure leur déchéance, qui est d'ailleurs fort lointaine, et que personne ne désire, car nous ne sommes pas, comme les chrétiens, des barbares, et nous aimons ces beaux ornements de notre nature. Pourtant, si dans notre révolte contre la longue et la lourde sujétion au clergé, nous nous mettions par hasard à penser à tous ces temples païens qui couvraient l'Europe et que les premiers chrétiens ont saccagés, démolis pierre à pierre ? Si, revenus aux anciens cultes de la force, de la beauté et de la fécondité de la Terre, nous allions être saisis de quelque idée de revanche ? C'est à quoi M. Barrès, muré dans un traditionalisme étroit, n'a pas songé. Moi aussi, je suis un homme de tradition, mais de tradition si lointaine que les pierres chrétiennes me semblent des joujoux achetés à la dernière foire. Je veux bien respecter les signes de la foi de mes ancêtres les plus récents, mais je trouve plus vénérables encore les simulacres qui les ont précédés dans l'adoration humaine et je ne puis oublier le traitement barbare qu'on leur infligea au nom de la croix. J'ai lu les lettres du pape Grégoire, que pour cela peut-être on a appelé le Grand, et ses invectives, au sixième siècle, contre ce qui restait encore debout de l'ancien culte, et son cri barbare : « Démolissez ! Démolissez ! » Il n'avait pas, celui-là, le culte de la tradition : l'art n'a jamais connu de révolutionnaire plus redoutable. L'idée qu'un élégant ex-voto dédié à quelque nymphe aimée se dressait encore au milieu d'un bois, au bord d'un fleuve, suffisait à allumer sa rage sainte : « Démolissez ! Démolissez ! » Non, il ne faut pas démolir. Si ces églises ne servent plus à grand-chose, considérons-les du point de vue esthétique et conservons-les pour leur beauté et pour ce qu'elles ajoutent d'humanité aux paysages naturels. Mais si quelques-unes tombent en ruines, tout doucement, ne nous en affligeons pas trop. Comme il faut respecter la vie des choses, il faut respecter la mort des choses. Et, puisqu'il ne s'agit plus guère d'esthétique, esthétique de la forme, esthétique du souvenir, méditons ce mot, spirituel et cruel, que l'architecture est surtout belle à l'état de ruines. REMY DE GOURMONT. [texte communiqué par Mikaël Lugan] |