Parmi les méfaits du romantisme, qui n'en reste pas moins beau et glorieux, il faut compter, je pense, le discrédit moral jeté sur les écrivains. C'est à ce moment-là que, devant les excentricités des Alexandre Dumas, des George Sand, des Musset, l'idée commença à se former dans le public qu'il y a dans tout littérateur un grain, un gros grain, de folie ; que le métier comporte nécessairement une part d'extravagance ; que, d'ailleurs, à moins d'être à moitié fou, on n'embrasse pas une profession aussi équivoque. Alors on se mit à observer de très près la vie de ces êtres soupçonnés, ce qui est, d'ailleurs, facile, car ils sont avides de réclame et peu enclins à cacher leurs mœurs, surtout quand elles sont mauvaises. « Cache ta vie », disait un sage des anciens temps. Il n'est pas de milieu où ce précepte soit moins en honneur. Et même, aux années des Baudelaire et des Barbey d'Aurevilly, il y eut des fanfaronnades d'excentricités. On simulait des vices, on se vantait d'amours athéniennes et de fumeries asiatiques ; on posait au pacha pervers et féroce ; il était bien porté d'avoir fait mourir une ou deux maîtresses de chagrin ou de mauvais traitements. Puis vint le naturalisme et son goût excessif pour le sale. Zola, né romantique, affecta des goûts littéraires que sa vie démentait ; mais, comme son génie s'y accommodait, il persévéra, poussa le genre très loin, remua pêle-mêle, ainsi que le disait l'autre jour M. Jaurès, toutes les poésies et toutes les ordures de la vie. Cet homme simple, probe, laborieux et plein de naïveté, passa pour un monstre de sadisme. C'est alors que la science intervint, M. Lombroso se rendit célèbre en démontrant péremptoirement l'identité du génie et de la folie.

La base du raisonnement de M. Lombroso semblait assez solide. Il rangeait les hommes en deux classes : les normaux et les anormaux. Les normaux, c'est en principe tout le monde ; les anormaux, ce sont ceux qui se distinguent par un talent, une vertu ou un vice extrêmes. Or, tout ce qui n'est pas normal lui parut mériter la qualification de dégénéré ; ensuite, comme il était tout de même un peu fort de classer les Racine, les Rousseau, les Bonaparte parmi les dégénérés purs et simples, il inventa l'expression monstrueuse de dégénérés supérieurs ! Elle fut quelque temps à la mode malgré son absurdité, et la science la toléra assez longtemps, peut-être parce qu'elle ne savait par quoi la remplacer. Or, ces temps derniers, un jeune docteur de Toulouse, M. Paul Voivenel, à ce mot et à cette idée, dégénérescence, a proposé de substituer, ce mot et cette idée contraires, progénérescence. Nous rentrons dans le bon sens.

Je ne veux nullement entreprendre ici l'examen de son livre, Littérature et folie, si rempli de faits, de documents, de discussions. Il y faudrait un espace dont je ne dispose point, et aussi l'emploi de termes spéciaux qu'il faudrait, à chaque pas, expliquer. La théorie de M. Voivenel est que les zones du langage tiennent dans le cerveau une place considérable et, naturellement, plus considérable encore dans le cerveau des écrivains que dans les autres. D'autre part, il faut encore que l'écrivain fasse, du moins c'est désirable, un usage fréquent des centres intellectuels, lesquels sont situés dans la région préfrontale. Or, un organe que l'on exerce tend à se développer, et, le cerveau étant limité, le développement de certaines parties ne peut se faire qu'au détriment de certaines autres parties. On comprend, dès lors, que plus un homme a de génie intellectuel combiné avec du génie verbal, et moins son cerveau est équilibré. La balance penche d'un côté, et quelquefois si fort qu'elle menace d'emporter tout. Ce déséquilibre est d'ailleurs des plus heureux, puisque c'est à lui que nous devons les œuvres et les idées, qui sont l'honneur et qui font le bonheur de l'humanité. S'il arrive que, sous ce déséquilibre, le cerveau se rompe, pour ainsi dire, et que la folie s'installe, on verra un accident plutôt qu'une nécessité. Le cerveau de génie plie quelquefois, mais ne rompt pas toujours. Le cerveau de Nietzsche a rompu sous l'effort, mais non pas celui de Descartes. Celui du Tasse s'est brisé, mais non pas celui de Victor Hugo. La rupture complète, irréparable, est relativement rare. On n'a qu'à prendre le catalogue de nos grands écrivains, on trouvera dans leurs cerveaux quelques fissures légères, bien peu d'irrévocables brisures. Malgré son épilepsie, Flaubert a tenu bon jusqu'à la fin et sa dernière œuvre a été un chef-d'œuvre. Il est probable que Maupassant eût également résisté s'il eût mené la vie chaste de son maître. Malheureusement, le centre des idées génitales et la zone du langage semblent se trouver dans une certaine dépendance réciproque, nous dit M. Voivenel, et il est rare que le grand écrivain ne soit pas en même temps un grand « abatteur de bois », pour employer une honnête expression qui avait cours au dix-septième siècle.

En somme, s'il ne faut pas dire génie et folie, on peut dire génie et déséquilibre, mais en donnant à ce dernier mot un sens très spécial. L'équilibre est rompu dans un cerveau de génie, comme il est rompu dans un églantier que l'on force, par le greffe, de porter, au lieu de sa jolie et modeste fleurette, une magnifique Gloire de Dijon ou une somptueuse Gloire de Toulouse. Sinon le mot serait un peu ridicule pour qui pense à Goethe, à Michelet ou à Victor Hugo. Je crois, d'ailleurs, que l'on discutera longtemps encore avant d'arriver à une définition satisfaisante, bonne pour tous les cas.

Mon avis, qui n'est point basé sur la physiologie, mais seulement sur l'étude générale des hommes, est qu'il faudrait résolument écarter l'un de l'autre les deux termes. La folie est une maladie à laquelle sont sujets, les sots non moins que les hommes d'esprit, les écrivains sans talent non moins que les hommes du plus haut génie littéraire. Les uns et les autres peuvent en être frappés, comme ils peuvent contracter la tuberculose ou la fièvre typhoïde. Sans doute, la folie est une maladie d'origine interne et dont le germe ne voyage, heureusement, ni dans les airs, ni dans les eaux. Elle ne lasse pas, néanmoins, d'être parfois contagieuse. On devient fou par imitation. On a vu des épidémies de suicide ; or, le suicide sans cause logique n'est-il pas un acte de folie ? Et puis, sans dire comme Erasme, que tout le monde est fou et que, d'ailleurs, c'est un état des plus agréables, il faut bien convenir que le déséquilibre, que l'on rencontre dans les écrivains, se retrouve, non moins prononcé, dans les différentes autres catégories humaines. Quelle que soit la profession que l'homme exerce, elle laisse des traces dans ses organes et d'abord dans son cerveau, centre de toutes les activités. Il n'y a point d'homme, il n'y a point d'être vivant, peut-être, absolument normal. La vie même n'est qu'un vaste déséquilibre, et il n'en saurait être différemment, car l'équilibre parfait, ce serait l'arrêt de mouvement, ce serait la mort, ou quelque chose qui lui ressemblerait beaucoup, ou quelque chose qui serait encore pire.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]