Nous sommes habitués depuis notre enfance à opposer l'un à l'autre l'intelligence et l'instinct et, en fait, il est très difficile de ne pas le faire. Cependant, une fois que l'on a reconnu par le raisonnement la parenté de l'instinct et de l'intelligence, on commence à y voir plus clair. En analysant les actes des hommes invariablement attribués à l'exercice de l'intelligence, on s'aperçoit bientôt que chez lui, comme chez l'animal, tous ceux qui contribuent au maintien et à la transmission de la vie ont leur racine dans l'instinct. C'est-à-dire dans une intelligence très ancienne et devenue à peu près mécanique. L'intelligence actuelle et active n'y intervient que pour en agencer les détails. Si l'amas de branchages où se nichent sur un arbre les grands singes est une œuvre d'instinct, en quoi la hutte, souvent guère plus perfectionnée du sauvage, est-elle œuvre d'intelligence ? Il faut de toute nécessité pour les comprendre leur donner la même origine et l'on voit où cela mène. S'arrêtera-t-on à la hutte du sauvage, alors que par degrés insensibles on peut passer de cette hutte à la chaumière, de la chaumière à la maison et de la maison au palais ? S'il y a un côté par où l'instinct et l'intelligence semblent profondément différents, il y en a un autre par où ils semblent bien de même nature. Intelligence, instinct, il y a des moments où l'on dirait qu'il n'y a entre ces deux formes qu'une différence de degré. L'animal fait toujours la même chose. Sans doute, mais l'homme, sous l'apparente diversité de ses actes, ne fait-il pas aussi toujours la même chose ? Ses multiples inventions ont toujours le même but : prolonger la portée d'un de ses sens, en perfectionner l'exercice. Une invention qui lui donnerait l'usage d'un sens qu'il n'a pas ne peut se concevoir. Son intelligence est donc limitée, comme l'instinct est limité, quoique dans des proportions infiniment moindres. En partant de ce principe il y aurait la possibilité d'un grand renouvellement des sciences biologiques et psychologiques. On pourrait reconstruire la nature sur un plan unique. Aujourd'hui, celui auquel on travaille est bien fragmentaire et bien contradictoire. Mais je crois fermement qu'un jour viendra où sera conçue l'unité de la psychologie, qui ne sera peut-être plus qu'un chapitre de la chimie organique. Chimie physiologique sera le nom qui lui conviendra, car tout n'est que chimie et réaction chimique. L'écrivain anglais Wells, dans un de ses curieux romans, l'Ile du Docteur Moreau, conte la transformation d'animaux en hommes par des procédés chirurgicaux. Ce que peut faire la chirurgie dans un roman, la chimie le fera peut-être un jour dans la réalité non sans doute aussi radicalement que le docteur Moreau, mais assez pour montrer que le cerveau d'un être, donc sa conduite générale, est sous la dépendance de sa composition chimique, à un moment donné. L'alcool qui produit tant de ravages et qui a des effets si souvent fâcheux, a déterminé plus d'une œuvre dans le domaine artistique, et peut-être plus d'une invention. En tout cas, un homme, sous certaines influences alimentaires, n'est pas le même que sous telles autres influences et c'est un fait que l'activité de certains animaux inférieurs est sous la dépendance absolue de l'oxygène contenu dans leurs tissus ou dans le milieu où ils évoluent.

Tout cela n'est sans doute qu'une digression et de telles réflexions ou rêveries ne sont pas de nature à beaucoup convaincre les esprits de l'unité psychique de l'instinct et de l'intelligence. Les petites observations sur les mœurs des animaux seront pour cela beaucoup plus utiles. Je vais rapporter, d'après M. Paul Noël, l'histoire des sitelles. Ce sont des oiseaux grimpeurs qu'on appelle aussi pics bleus, bien qu'ils soient de couleur gris clair, et torche-pot, pour leur manière d'achever leur nid avec de l'argile. On ne les rencontre que dans les pays de forêts, où même ils sont assez rares. Les environs de Rouen, tant revêtus d'arbres, en sont assez bien pourvus, et c'est là que M. Paul Noël a pu observer leur ingéniosité et la flexibilité de leur instinct qui, sur un point capital, celui du nid, s'est comporté avec tous les signes de l'intelligence. Ce nid, la sitelle le fait dans les trous des vieux arbres où elle entasse des feuilles sèches, de la mousse, des plumes, après quoi elle en rapetisse autant que possible l'ouverture avec de l'argile. Or, dans la région où M. Noël a fait ses observations, il y a de nombreux terrains d'argile rouge et, comme elle s'est beaucoup peuplée depuis quelques années, les enfants, en cherchant des nids, découvraient très aisément ceux de la sitelle qu'un enduit rouge désignait aux regards. Il y en eut donc beaucoup de détruits et cet oiseau commençait à devenir extrêmement rare quand tout à coup il est réapparu en assez grand nombre. M. Noël croit que la sitelle s'est fort bien aperçue de la trop grande visibilité de son nid. Elle s'est donc mise à y remédier en recouvrant la couche d'argile rouge d'un enduit de terre grisâtre dont la couleur tend à se confondre avec celle de l'écorce de l'arbre, et « pour donner à cet enduit, qui très souvent n'a pas la même teinte que l'écorce de l'arbre, l'apparence cherchée, l'oiseau le pique par endroits de coups de bec qui accentuent la ressemblance. En effet, la teinte grise de l'enduit est ainsi renforcée par la multitude des petits trous noirs qui le criblent ; et comme les nids sont toujours perchés à six ou sept mètres de hauteur, on arrive très difficilement à les voir, même si on les cherche ». Et le naturaliste termine le récit de son observation par ce mot : « Qu'en pensent les philosophes qui refusent aux bêtes la faculté de raisonnement ? » Ils penseront au moins que si M. Noël a bien vu les choses qu'il raconte, l'instinct de la sitelle touchant la fabrication du nid semble bien s'être comporté comme une véritable intelligence. Là, mieux que dans l'histoire de l'hirondelle, on perçoit bien la cause des modifications apportées par l'oiseau à ses habitudes. Son nid est menacé, il met en œuvre tous ses moyens pour le sauver et assurer l'éclosion de sa progéniture. Je crois même que des milliers de faits de ce genre doivent constamment se produire, chaque fois qu'entre en jeu la nécessité de la conservation de l'espèce. Car on remarquera que, dans ces deux cas, l'intelligence qui surgit tout à coup, est une intelligence collective. Ce n'est pas une initiative prise par une sitelle ; c'est une initiative prise à la fois par toutes les sitelles. On peut y voir en même temps une manifestation de l'intelligence et comme la naissance d'une nouvelle forme de l'instinct, modifiée par les circonstances. Comment ne pas convenir, en présence de ces faits, que l'intelligence et l'instinct ont une part presque égale dans l'activité des animaux ? Il faut que la sitelle assure la naissance de sa progéniture, voilà l'instinct ; l'intelligence vient à son secours, en imaginant de nouveaux moyens, quand les moyens traditionnels ne suffisent plus.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]