Il n'y a pas qu'à Toulouse qu'il y a des poètes. Il y en a aussi à Paris et qui y meurent de faim, très proprement. C'est, d'ailleurs, leur faute. On le leur a dit assez souvent. Occupez-vous d'abord de trouver une bonne petite position dans les bureaux. Faites bien votre besogne, arrivez à l'heure prescrite, alignez soigneusement vos chiffres et ne partez pas avant que l'horloge n'ait sonné. Ce qu'il y a de curieux, c'est que certains d'entre eux ont écouté très bien la voix des conseilleurs et ont réussi à devenir à la fois de bons poètes et de bons employés. J'en ai connu deux de ce genre, et tout le monde les connaît de nom et beaucoup ont lu ou entr'ouvert leurs livres : je veux parler de Léon Dierx et d'Albert Samain. Ni l'un, ni l'autre, d'ailleurs, ne s'élevèrent au-dessus du grade d'expéditionnaire. Ils furent jusqu'à leurs derniers jours jugés indignes du haut emploi de rédacteur. N'importe, ils avaient leur petite provende assurée, moyennant quelques heures de présence dans un bureau, et ils ne furent jamais tentés de se suicider, ni même de se lamenter sur la médiocrité de leur position. Mais c'est rare. La plupart des poètes sont incapables de se plier à une vie de travail régulier. Il y a longtemps qu'on les a comparés au rossignol qui ne chante pas en cage, et cette comparaison m'agrée d'autant plus qu'elle n'est pas très raisonnable et qu'elle n'explique rien. Mais c'est un fait qu'il est des natures qu'on ne peut soumettre à la règle et qui ne sont pas pour cela de mauvaises natures. Il y en a aussi qui n'ont pas eu l'occasion de s'y exercer et qui passent toute leur vie à regretter une chaîne qu'ils n'auraient peut-être pas supportée, plus qu'ils n'ont supporté la vie libre, qui a ses charges aussi et à laquelle ils ont montré leur ingratitude en prenant brusquement congé de l'existence. Ainsi Léon Deubel, dont le suicide a fait beaucoup parler et qui n'avait pas un talent capable de lui assurer la sécurité, encore qu'il fût des meilleurs. Mais c'était un inquiet. Il eut du courage, mais pas de persévérance. Il avait sans doute traversé beaucoup de misères, mais à 34 ans il aurait dû songer que les plus mauvais jours étaient passés. Faut-il voir un rapport exact entre la misère d'un écrivain et son suicide ? Je ne le crois pas, d'autant plus que si Paris est une ville où on a plus de souffrances que n'importe où, c'est aussi la ville où on a le plus d'amis et peu disposés à laisser un camarade mourir de faim. Mais Deubel avait connu la vie régulière : il n'était pas de ceux qui se laissent aller définitivement à la bohème. La vérité, c'est que Deubel était un instable, passant constamment de la confiance au désespoir, comme l'a bien montré M. Pergaud, dans les souvenirs qu'il a publiés sur son ami. « Selon l'état de sa bourse et de sa santé, il avait des alternatives de bonne humeur et de tristesse, des sautes brusques d'enthousiasme et de désespérance. Ce fut au cours d'une de ces crises de mélancolie noire que germa en lui l'idée du suicide. Dès la fin de l'été 1911, il en parlait comme d'une chose décidée : la noyade était le genre de mort qu'il choisissait, et son jour serait un jour d'été. L'échéance fatale serait pour juin ou juillet 1912 ». C'était bien ce que je viens de dire : un homme auquel la vie n'a pas permis de se tenir en équilibre et qui, à un certain moment, se sentit pris de vertige. Il faut ajouter qu'il avait déjà derrière lui de longues années de pauvreté qui avaient débilité son tempérament, et, comme conséquence, sa volonté. Il se jugeait lui-même atteint de vieillesse précoce. A 34 ans, cela montre un esprit bien atteint par les idées noires. Du moins, elles n'étaient pas sans cause. Il obéissait aux événements et non à une hantise originaire.

Il y a des gens qui ne semblent nés que pour mourir, dès qu'ils seront façonnés pour la mort. Souvent ils attendent à peine d'avoir leur raison complète et leur raison dans ce cas ne sert qu'à leur fournir des arguments contre la vie. Que penser de ces hommes qui se suicident à peine arrivés à leur vingtième année et qui se suicident sans cause apparente, par peur ou par haine de la vie, qu'ils ont à peine connue ? Ce sont des malades et leur histoire n'intéresse guère que les recueils de pathologie mentale, même quand ils ont voulu comme Xavier Léon, qui se tue à vingt ans, ensevelir leur pensée dans un testament littéraire ou plutôt philosophique. Xavier Léon note, dans cet extraordinaire journal, que, lorsqu'il eut vingt ans, il fut hanté par cette idée : « Si je mourais maintenant ? » L'année n'était pas écoulée qu'il avait obéi à la suggestion. C'est un cas de folie. Dans le cas de Deubel, il n'y a pas de folie. Il n'obéit pas à une fatalité, mais à des contingences énervantes : il cède à ces coups périodiques de la misère alternée, qui sont plus rudes peut-être à supporter que ses atteintes quotidiennes où l'on s'engourdit, où l'on s'endort. Comme par dérision, au milieu de ses naissantes idées noires, il avait fait un petit héritage, deux ou trois mille francs, et soudain il était parti naïvement pour une vie nouvelle, avait entrepris un assez long voyage. Il revint vite et retrouva, avec la pauvreté qui rentrait avec lui dans son taudis, ses idées noires. Pendant cette période ultime, il ne lisait plus guère qu'un livre : la Mort, de Maeterlinck. Mauvais signe, quand la question de la mort assiège à ce point un esprit.

Dès ce moment-là, semble-t-il, sa résolution définitive est prise. Il cesse de voir ses amis, se cache dans Paris, craignant peut-être de laisser deviner son projet, et brusquement les journaux leur apprenaient la nouvelle tragique. Avant de mourir, il avait brûlé toutes ses lettres, tous ses manuscrits, toutes ses photographies, dit M. Pergaud, et jusqu'au portrait d'une frappante fidélité qu'avait fait de lui J.-P. Lafitte.

Je n'ai nullement à apprécier son œuvre. Je m'en rapporte à ses amis. Mais je dirai cependant que je connais de lui une belle pièce de vers sur la femme d'une rare hardiesse d'expression et d'idée. Et pendant que ce jeune homme disparaissait autant parce qu'il manquait de pain que parce qu'il manquait de gloire, c'est presque en nombre infini que de riches imbéciles jouissent de la fortune et de la renommée.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]