Un savant italien, digne d'être un savant allemand, dont il a d'ailleurs le style, le savoir, la méthode et la lourdeur, vient d'examiner très sérieusement, dans la revue « Scientia », la question de savoir si les plantes ont une sensibilité analogue à la sensibilité des animaux. Il est vrai que Maeterlinck nous avait bien parlé de l'intelligence des fleurs, mais je ne crois pas qu'il fût lui-même dupe de son expression : il voulait parler des merveilles du mécanisme qui dirige la nutrition et la reproduction des plantes. Mais l'intelligence ne peut pas se concevoir sans la sensibilité qui en est la base et on arrive à croire que Maeterlinck ne coupe pas une branche dans son jardin, ne cueille pas une rose sans savoir qu'il fait souffrir la plante mutilée. Un amateur de la nature qui connaît bien les animaux et aussi les végétaux n'écrivait-il pas il y a quelque temps que les sapins, chênes ou tilleuls voient le promeneur qui vient vers eux, entend ses discours et probablement sent son odeur. Pauvre arbre ! A quoi cela lui servirait-il puisqu'il ne peut éviter ce promeneur peut-être malintentionné, ce promeneur qui est peut-être un bûcheron ou un jardinier armé d'un sécateur ? Tout cela témoigne d'un grand amour pour le monde végétal, mais aussi d'une grande ignorance. Mettons, pour être aimable, d'un bel esprit poétique, mais d'une médiocre culture scientifique. En poésie tout est permis, qui fait une belle métaphore, un beau tableau, et je ne trouve aucunement ridicule, quand on se laisse aller à jouer avec les images, à accueillir toutes les sensations concordantes, de parler des arbres comme si leur vie et ses manifestations avaient quelque chose de comparable à la vie des animaux et même à la vie des hommes. Dans une forêt, est-ce que les grands arbres ne protègent pas de leurs rameaux leur naissante progéniture, ne leur donne pas un abri, comme la poule à ses poussins ? Il n'y a qu'une différence, c'est que les arbres ne peuvent pas, physiquement, ne pas étendre leurs branches et que d'ailleurs, si les branches s'écartaient et laissaient pénétrer l'air, la lumière et la pluie, cela n'en vaudrait que mieux pour ladite progéniture. On n'en pourrait dire autant des poussins qui font sous les ondées d'orage assez triste figure. Les poètes font parler les arbres et cela ne nous fait pas rire. Mais si c'était M. Bonnier, professeur de botanique à la Sorbonne, qui nous racontait très sérieusement, comme une chose entendue, observée avec soin, le dialogue du chêne et du roseau, nous nous regarderions en nous disant l'un à l'autre : le pauvre homme est devenu fou. Et qu'arriverait-il si nous l'entendions dire du haut de sa chaire : c'est avec raison que l'on parle de l'œil des bourgeons, car ce sont dans les plantes des organes analogues à nos yeux ; c'est par là qu'elles voient, comme nous voyons. J'ai pourtant lu cette phrase dans un grand journal. Cela m'a donné des inquiétudes sur l'intégrité de l'esprit de son auteur. Puis, je me suis dit : c'est un poète et j'ai trouvé cela très joli. Laissons donc les poètes, mais les poètes seuls, parler des arbres comme ils parleraient des hommes, louer leurs sentiments, plaindre leurs malheurs. Ecoutons Ronsard dire quand il s'adresse aux bûcherons de la forêt de Gastine :

Ecoute, bûcheron, arrête un peu le bras ;
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang ?...

Mais ne croyons pas que la sève soit pareille à du sang véritable ni que les blessures par lesquelles il coule soient des blessures douloureuses. Amusons-nous au tableau d'un écrivain moderne nous montrant les grands peupliers se penchant l'un vers l'autre pour se caresser, mais ne doutons point que les mouvements des arbres ne soient tout à fait involontaires. La plante naît, croît, vit, dépérit ou prospère, languit, se dessèche, meurt. C'est à peu près dans les mêmes termes qu'on marquerait les phases générales d'une vie animale ou d'une vie humaine, mais derrière ces termes il y a des réalités bien dissemblables. Il y a une sensibilité chez les plantes et qui se traduit par des états physiques parfaitement visibles. Une plante a soif, elle baisse la tête, ses feuilles se recroquevillent. On lui donne de l'eau et, quelques heures après, elle a de nouveau éployé ses feuilles, redressé la tête. Elle était mourante, elle serait morte si l'état s'était prolongé : elle revit. On voit des effets d'apparence absolument pareille chez un malade très faible et qu'une injection d'eau de mer ranime soudain. J'ai vu cela et la comparaison avec la plante altérée, que l'on arrose, m'est venue soudain à l'esprit. Il y a là plus qu'une image, il y a là un certain parallélisme, mais il deviendrait absurde de le pousser un peu loin. Assurément, il y a dans la physiologie végétale bien des points de rapport avec la physiologie animale. De même que les animaux, et peut-être même plus que les animaux inférieurs, les plantes sont capables d'une certaine réaction contre le milieu. On sait que, selon M. Quinton, ce qui caractérise l'animal supérieur, le vertébré, c'est la révolte. Il ne subit pas le milieu que les circonstances lui imposent. Il garde intact, pour y résister, son milieu intérieur, ce qui permet aux poissons, par exemple, de conserver un degré de salure inférieur ou supérieur à la salure du milieu aquatique où ils vivent. Il y a quelque chose d'analogue, quoique très différent, dans l'aptitude de certaines plantes qui, comme tout végétal, ont un grand besoin d'eau, à se créer une réserve intérieure d'eau, même si leurs racines ne plongent que dans le milieu le plus sec. Ainsi les plantes grasses qui, poussant dans le sable le plus dénué d'eau, trouvent moyen d'en emmagasiner d'assez grandes quantités pour désaltérer un voyageur. Cultivées progressivement dans un milieu de moins en moins sec, il n'y a pas de doute qu'elles perdraient quelque chose de leurs habitudes. Il n'est donc pas juste de dire que la plante est entièrement soumise au milieu. Il y a chez elle des traces très nettes de réaction contre l'hostilité du milieu. La même plante qui pousse dans une vallée et celle qui pousse sur un coteau sec et exposé au vent, n'a pas la même structure de feuilles. Constamment desséchée, la feuille s'épaissit, se constitue une réserve d'eau, inutile à celle qui vit en un milieu humide.

Il y a des plantes qui mangent et qui digèrent, les drosères ; il y en a qui ont d'amples mouvements, les sensitives. Darwin explique comment progressent les plantes grimpantes. On connaît leur appétit de lumière et comme elles se tournent vers le soleil comme elles montent vers le soupirail d'une cave. Les spores des fougères marchent comme des insectes. Mais il est certain qu'elles n'ont pas de sensibilité à la manière des animaux. D'ailleurs il n'y a pas de sensibilité sans système nerveux et rien même ne le simule dans le monde végétal. Les plantes sont des choses, ou du moins il n'y a que des rapports d'apparence entre leur vie et la vie des animaux.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]