L'union libre (15. 08. 1913) |
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On croit quelquefois que les constructions sociales sont des constructions volontaires. Jean-Jacques Rousseau a propagé cette idée erronée. Pour moi je les crois presque toutes, et les plus solides, l'œuvre de l'instinct, c'est-à-dire d'une intelligence très ancienne et devenue automatique. L'homme a autant d'instincts que l'animal qui en a le plus ; seulement l'exercice en est mêlé à celui des créations de son intelligence active et il est difficile de les abstraire. Pourtant on voit très bien, en ce qui concerne l'union sexuelle, que c'est l'instinct, et non les arguments renouvelés de l'intelligence, qui le porte invinciblement au mariage, vers lequel les unions libres, sous ses aspects les plus séduisants, ne seront jamais que des étapes. Les religions, qui ont si peu de prises sur les mœurs auxquelles elles finissent toujours par s'adapter même quand leur intention était de les contredire, ont eu peu d'influence sur l'évolution de l'idée du mariage et sur le fait même. Cela a toujours été, et même chez les Romains, gens si religieux, une affaire purement civile et le christianisme à ses débuts s'en désintéressa. Comment il a pris sa revanche depuis au point qu'il est devenu le défenseur d'une institution sur laquelle les lois civiles ont peu à peu perdu leur autorité, c'est une tout autre question qui n'a rien à voir ici. Je remonte au-dessus de la parenthèse. Le mariage n'est pas seulement un fait social, c'est un fait de nature et qui a certainement eu toute son ampleur dans les communautés les plus lointaines et les plus primitives. On en voit une sorte de preuve dans la manière étroite dont les peuplades les moins civilisées, les moins aptes à une civilisation quelconque, surveillent l'union de l'homme et de la femme. Des ignorants ont répandu cette idée que la promiscuité sexuelle était primitive. Il n'est aucunement téméraire d'affirmer le contraire et que c'est le mariage, et probablement le mariage indissoluble, qui fut primitif. La grande affaire des non civilisés d'aujourd'hui : Africains, Australiens, Américains autochtones, est de respecter le cérémonial, anciennement établi, qui seul permet de laisser aller la femme nubile aux bras de l'homme. Nos cérémonies du mariage ne sont rien auprès des coutumes matrimoniales d'un Australien ou d'un Océanien tatoué. Tout est réglé minutieusement. Aucun geste n'est permis que ceux que la tradition autorise ou plutôt commande. On croit que le sauvage est le type de l'homme libre. C'est le contraire. Il est le type de l'esclave social et il n'agit jamais que selon des ordres. Tout est réglé, aussi bien le temps de la chasse et la manière de lancer la flèche, que le temps des amours et la manière de s'unir avec sa femme. Plus une société est civilisée, au contraire, plus le cérémonial social diminue. Il diminue jusqu'à la disparition, il fait place à la liberté. Il n'y a pas de liberté dans une société primitive. REMY DE GOURMONT. [texte communiqué par Mikaël Lugan] |