Bric-à-brac (22. 10. 1892) |
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Voilà qu'on reparle du musée des Arts décoratifs qui, plus que jamais, paraît-il, guigne les symboliques ruines du Quai d'Orsay, pour y insérer, après restaurations congruentes, sa brocante. Ce pseudo-musée, ce musée-légende, ce musée-fantôme est avide de se réaliser sous la forme d'un somptueux palais, aux murs regrattés, aux salles crépinées de simili-or et veloutées de faux velours ; comme à la Morgue, on verra, pendues derrière une vitrine, de sinistres loques tannées par les poudres préservatives, de royales et séculaires loques, veuves, enfin, de leur vermine historique ; et sur des mannequins, la dépouille de très anciennes chenilles, qui ne sont pas devenues des papillons ; et une collection de souliers offerte par feu M. Marmier, qui fit exprès, on le sait, trois fois le tour du monde. Le musée de Cluny, qui ne peut en aligner que six mille paires, sera immédiatement humilié et perdra la clientèle des cordonniers impressionnables qui avaient, dès le premier jour, élu cette galerie célèbre pour leurs rendez-vous et pour leurs suicides d'amour. On y verra bien autre chose encore : mille curiosités, de la ferraille, du bois vermoulu, des faïences dévernissées, des couteaux en corne à manche de fer, des bagues qui font supposer que l'homme actuel n'est qu'une diminution de l'éléphant, ou bien qu'il fut un pays où ces intelligents pachydermes s'ornaient la trompe de cercles de cuivre vierge, empreints de cabochons fallacieux ; mais la nomenclature de ces merveilles nous mènerait loin et, d'ailleurs, l'imagination du lecteur suppléera aux lacunes de cette énumération improvisée ; il nous semble préférable de dénombrer maintenant les bienfaits attendus que ce Musée du Bric-à-Brac va départir à l'Art décoratif « national », cet orphelin. Tout d'abord, une telle institution semble éminemment pratique, utile, et même utilitaire ; elle rendra d'innombrables services ; elle régénèrera, elle rénovera, elle enrichira de génie les porcelainiers et les tailleurs ; elle infusera au personnel de la maison Billoir les sept dons de la grâce artistique, et les charivaresques tire-laine de l'officielle manufacture des Gobelins étendront dorénavant sous les pieds confus de M. Carnot d'inquiétants tapis issus de l'inceste redoublé des arts les plus divers, et où, parmi les profils de fantastiques bêtes, ne s'épanouira la face d'aucun de ses ministres. Utile et pratique : l'exemple de l'Angleterre est là. Tout le monde, en effet, sait que dans les galeries du musée de Kensington une foule se presse anxieuse de chefs-d'œuvre, prompte à écouter la leçon des vieux cuivres ouvragés et des dispendieux brocarts : les jours que je m'y promenai, cette foule se composait de trois Français erratiques, d'un pick-pocket à l'œil assez sournois et de plusieurs policemen d'une bonne tenue et d'une grande politesse. Kensington, ce monde, ce musée-type de l'art usuel, de tous les arts décoratifs imaginables, est magnifiquement entretenu par les Anglais afin d'inculquer des notions d'art à leurs artistes et à leurs artisans. Or, malgré tant de merveilles accumulées, malgré toutes les facilités que l'on accorde à qui veut prendre un croquis ou un renseignement, il ne paraît pas que l'art anglais industriel (comme disent les gens officiellement illettrés) ait notoirement progressé en ces dernières années. Ce musée, près duquel Cluny n'est qu'un bazar, n'a eu aucune influence, ni bonne ni mauvaise ; il a inspiré, peut-être, quelques trucages et c'est tout. La raison en est simple : les conditions actuelles du Travail s'opposent à tout développement esthétique chez l'ouvrier. L'artisan de jadis, le fabricateur de tant de pièces de musée qui ne furent en leur temps que des objets d'usage et non de parade, comme notre pauvreté se l'imaginerait volontiers, l'artisan de jadis créait un objet entier, et qu'il fût ouvrier du bois, du fer ou de l'étoffe, il connaissait à fond tout ce qui concernait son métier, et ce métier, il l'aimait, il cherchait incessamment à en pénétrer les derniers secrets. Ayant la joie de la création, il s'excitait toujours au mieux et au divers ; sa fantaisie était libre, et plus il avait de fantaisie, plus il avait de succès ; aussi, comme les Japonais, faisait-il rarement deux pièces semblables. Un tel ouvrier, le musée de Kensington ou même le fatras dénommé musée des Arts décoratifs auraient pu être d'un grand secours ; son imagination y eût trouvé des idées et des conseils, une perpétuelle force de renouvellement. Mais, à cette heure qu'on a inventé la division du travail, qu'importent à cet ouvrier les plus merveilleux modèles ? Il surveille la machine qui tourne les bâtons de la chaise ; un autre veille au découpage du dossier ; un autre assemble ces morceaux ; un autre encore y cloue l'étoffe et un autre vernit l'horrible objet répété à des milliers ou même à des millions d'exemplaires. Aucun de ces manœuvres ne peut rien innover et le fabricant lui-même n'a nul intérêt à inaugurer une nouvelle série de ses infâmes meubles : il a sa spécialité, il la garde, il l'épuise, il y en a pour deux ou trois générations, et nul ne s'étonne de l'effroyable et fantomatique identité de toutes ces chaises économiquement vernissées. En tout, c'est la même décadence. On ne sait même plus travailler les métaux précieux, ni sertir une perle, ni monter une émeraude et, devenu bijouterie, l'ancien art de l'orfèvrerie produit désormais ses pendeloques sans style et sans goût ; les breloques accumulées dans tous les musées du monde n'y peuvent rien : le temps de la création artistique est passé ; nous sommes au siècle de la brocante et du truquage. Ces réflexions ne sont pas pour inspirer le mépris ni de Kensington, ni de Cluny, ni des galeries spéciales du Louvre, ni d'aucun musée où seraient recueillis d'authentiques et nobles spécimens d'un art périmé ; cela fera toujours la joie d'une centaine d'amateurs ou la distraction de quelques touristes ; mais de résultat sérieux, je n'en vois pas en perspective. D'ailleurs, si les musées, de quelque genre qu'ils soient, étaient assidûment fréquentés par de libres artistes ou des artisans indépendants d'un patron féroce et borné, il y aurait à craindre le développement à l'infini de l'imitation, ce qui est encore plus bas que pas d'art du tout. Ne les avons-nous pas assez vus, les bijoux Renaissance, les buffets Henri II, les « garnitures de cheminée » Louis XIV, les salons Louis XV, les pendules Louis XVI, et les fausses chaises à lyre, et les pseudo-bergères Watteau, et tout l'abominable démarquage où s'occupent les sinistres et riches inconscients du faubourg Saint-Antoine ? Est-ce vraiment cela que vous voudriez encourager ? Pour moi je déclare qu'une table en bois blanc me paraît supérieure à une table en faux Boule, ou à un guéridon de faux rococo, orné de faux cuivres, qui gardent encore les bavures de la fonte et exhibent les gaucheries du surmoulage. Mais, que vaines ces récriminations ! Comme il y a l'école des Beaux-Arts, j'attends l'école des Arts décoratifs où d'éminents professeurs de truquage instruiront au plagiat de jeunes prolétaires pensionnés par l'Etat. Le Conseil municipal a donné l'exemple et, toujours en avant sur la route ridicule du quasi-progrès, il a institué l'école Boule et quelques autres ateliers officiels, qui, d'ailleurs, ont eu des malheurs. C'est aller loin dans le grotesque ; nous irons plus loin, espérons-le. Pourtant, quelques très faibles signes paraissent d'une aurore de renouveau et même de nouveau en art décoratif même usuel ; on a vu au Champ de Mars d'originaux meubles de M. Carabin, d'étonnantes poteries de M. Carriès, et ailleurs, M. Gauguin a prouvé, que, si on l'avait un peu encouragé, il aurait vernissé la terre de façon neuve. Ces tentatives, et il y en d'autres, sont presque encourageantes, mais elles ne doivent rien à l'antique et estimable bric-à-brac des musées spéciaux ; leur intérêt même vient de ce qu'elles se manifestent, non en dehors de la tradition, mais en dehors de l'imitation. Je l'ai dit autre part, mais c'est pour moi une vérité essentielle : le principal élément de l'art est la nouveauté. S'il faut faire beau, il faut, plus encore peut-être, faire neuf. Les musées sont de bien dangereux guide-ânes : ils excitent à faire vieux. REMY DE GOURMONT. |