Arton disait un jour, en se frappant le cœur et la poche, et sur un ton de naïf orgueil : « J'ai eu un million, là ! » Puis il ajoutait, avec une certaine fierté mélancolique : « Mais, messieurs, nous risquions la cour d'assises, en ce temps-là ! »

Ces paroles, qu'un de nos confrères rapportait, il y a quelques semaines, apocryphes ou vraies, sont assez caractéristiques. Les individus du genre Arton souffrent, en effet, d'une certaine maladie que l'on pourrait appeler le banditisme délirant. Ils sont moins poussés par l'avidité que par la vanité, et ce ne serait rien, pour eux, d'avoir réussi un beau coup, s'ils ne pouvaient s'en vanter, au moins discrètement. Il ne leur convient pas d'enfouir dans un coffre-fort le secret de leurs bonnes fortunes ; il faut que leurs amis, et même le public, prennent part à leurs jouissances : ils ne sont heureux que si tout le monde sait qu'ils sont heureux.

Comme un simple cambrioleur, dès qu'il avait conclu une bonne affaire, Arton faisait ce que la justice appelle des dépenses exagérées, et il se payait des femmes comme d'autres se paient des tableaux et des chevaux, pour les montrer. Ce n'est pas lui, sans aucun doute, qui prononça cet aphorisme : un tableau sur un mur, c'est un capital qui dort.

Bien qu'il maquignonnât probablement avec autant d'adresse la peinture que les consciences, il se fût dit qu'après tout, un tableau coté, bien exposé sur un beau mur, rapporte de sérieux dividendes de vanité.

Il avait cependant un autre mobile que cette vanité même, principe de tous ses actes, et, bien qu'il demeure, en somme, extrêmement médiocre, on peut lui en tenir compte : je veux faire allusion à un certain sens de combativité. Ainsi, il était, paraît-il, écœuré de l'aisance et du sans-gêne avec lesquels les députés se laissaient acheter par lui. Il aurait voulu trouver des résistances, l'occasion d'une lutte, d'une conquête. Ces forteresses, qui se rendaient à la première sommation, lui semblaient fort méprisables, et il les eût abandonnées à de simples caporaux, s'il ne s'était pas senti récompensé finalement de la qualité par la quantité. Rien qu'à la vue de son carnet, les assiégés capitulaient, les redoutes amenaient leur pavillon, et l'on entrait dans une conscience parlementaire comme dans un moulin. Un jour, il dut renoncer à ce jeu ; cela devenait dangereux ; on était sur le chemin de l'unanimité ; on avait un vote pour le prix d'un souper : cela devenait humiliant, et Arton, en bon commerçant, ne voulant pas déprécier les cours, ferma sa liste.

Il mérite donc quelque indulgence : le respect qu'il montra pour notre représentation nationale lui sera compté. En lui faisant une toute petite place dans l'histoire, les futurs compilateurs, les Thureau-Dangin du prochain siècle, le ménageront et peut-être lui souriront.

Une toute petite place pour Arton ; une toute grande pour Cornélius Herz.

Celui-ci est un maître. Il est de la grande race et sa fin, si lamentable qu'elle soit, ne saurait obscurcir sa gloire légitime.

C'est le condottiere.

Du onzième au quinzième siècle, l'Italie fut la proie des condottieres. Un infime seigneur, un minime podestat, réalisant sa fortune, armait quelques bandits, sortait la nuit, s'emparait d'une ville. A la nouvelle de cette victoire, toutes les épaves des armées régulières, tous les bannis, tous les traînards flânant par petites bandes arrivaient se mettre aux ordres du vainqueur dont l'audace présageait de bons pillages. Les quelques bandits devenaient une armée véritable : on attaquait une riche cité, on la saccageait.

A ce moment, le condottiere devenait une puissance et des républiques telles que Florence et même Venise ne dédaignaient pas de traiter avec lui, lui assurant, en dehors de ses services, de royales pensions. D'autres fois, le condottiere se fixait dans la première ville fortifiée qu'il avait surprise, s'en déclarait le tyran ou le podestat et faisait souche de maison souveraine. Assez souvent, le condottiere finissait mal : un échec et ses troupes le lâchaient, ou le trahissaient, le vendaient, et l'aventurier était pendu.

M. Cornélius ne sera pas pendu, mais sa carrière est brisée et il est prisonnier, à la fois, de ses complices et de ses victimes.

N'importe : il aura été le type du condottiere moderne, scientifique et américain.

Lorsqu'il débute dans la vie, il n'est rien et il n'a rien. C'est un étudiant pauvre ; c'est ensuite un faux docteur en médecine ; puis, un faux électricien ; enfin, un vrai homme d'affaires. Logiquement, dans une société hiérarchisée et diplômée comme la nôtre, société de mandarins où le moindre contre-maître est élève d'une école spéciale, où le savetier du coin peut exhiber l'authentique parchemin que lui délivra l'école municipale de cordonnerie, dans une société aussi cruelle à la fantaisie, il ne devait pas réussir. Il n'a aucun fonds de roulement, aucun diplôme sérieux, aucunes relations ; son nom à consonance allemande doit inspirer de la défiance en des années où le patriotisme est aigu et irraisonné. Eh ! bien, il surmonte tout et il brave tout et, après sa première conquête et son premier pillage, l'exposition d'électricité, les puissances traitent avec lui. Il est aimé en Italie, chéri en Allemagne, adoré en France. Il se prétend influent près de M. Crispi et on le croit ; il se prétend le familier de M. Grévy et il le fait croire ; il se prétend l'ami des ministres et des députés influents, — et c'est vrai.

A ce moment, il est tellement fort, qu'un président du conseil intervient favorablement dans ses procès, et, plus sot que coupable, le maintient dans son fief, l'exploitation de la pauvre Compagnie de Panama. Il est plus décoré qu'un grand duc régnant, et, quand M. Marcel Desprez découvre la transmission de la force électrique à distance, c'est Cornélius Herz que l'on récompense.

Malheureusement, grisé par tant de succès, il se livre, sans mesure, à son goût inné pour le chantage, amoindrissant ainsi, par des procédés vulgaires, la curiosité qu'il inspirait à tous les amateurs d'êtres originaux et audacieux. A la différence du vieux condottiere classique, il avait vaincu la société sans armée, sans complices bruyants, presque seul, agissant moins en conquérant qu'en hypocrite ; mais est-il besoin de faire remarquer que cette différence est due à la différence même des temps ? Pour un condottiere moderne, qui doit s'emparer, non d'une ville fortifiée, mais de la badauderie des puissants, l'arme véritable est la Science.

Un sot de l'heure actuelle, s'il est ministre, se laissera toujours duper par le faux homme de science ; le faux électricien est presque toujours sûr de réussir, si au prestige que lui donne la simulation de connaissances spéciales, il joint, comme Cornélius Herz, la rouerie de l'homme d'affaires et ce grain de génie qui fait fermenter les idées.

Ce fut un beau condottiere ; ce fut un beau bandit : ce n'est pas demain qu'on reverra son pareil.

REMY DE GOURMONT.