Le vin (23. 11. 1892) |
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A Paul Verlaine. Il est probable, prince des poètes, que vous lisez peu les turpides bafouillages insérés dans les journaux sous la rubrique : « Débats parlementaires. » Vous craindriez, sans doute, avec plus de raison que le cardinal Bembo, de gâter à cette fréquentation la noblesse de votre style et la pureté de votre pensée. Je n'ai pas non plus, croyez-le, l'habitude de me délecter, tel qu'un chien affamé, à ses vomissements de bruits sortis de la bouche du Néant, mais la Providence, qui veut mon salut, et pour cela m'insuffler un progressif dégoût du siècle, me jeta, hier, sous la main un monticule de ces sécrétions d'huîtres qui ne sont pas des perles. Or, savez-vous comment, en ce monde de corpuscules parlementaires, ils appellent le Vin, ce sang de la Vigne, cette essence de la terre ? Ils appellent le Vin une Boisson hygiénique. S'il vous est arrivé, en des moments de colère ou de lassitude, de rêver un avilissement des choses, tel que toute beauté s'efface, certes vous n'avez jamais imaginé un travestissement du mot aussi infamant et aussi humiliant. C'est que, pour ces sordides trouvailles, il faut un flair vers la boue de l'utile qui sera toujours dénié à un poète, même décidé à déprécier son génie et à vilipender son œuvre. Je sais que, parmi ceux qui scintillent dans la constellation de la Lyre, il y eut des usurpateurs ; je sais qu'Horace, avec l'inconscience d'une outre, d'ailleurs, déshonora quasiment le Vin en l'associant à la joie d'esclave que lui donnait la mort de Cléopâtre : Nunc est bibendum, buvons frais, puisque l'impératrice de la Beauté, comme un simple moineau de Lesbie, est descendue dans les ténèbres de l'Orcus ; je sais que d'hypocrites goujats, comme Béranger, chantèrent « glou glou » et « tin tin » ; je sais que Désaugiers, plus bas encore, enviait le rôle de l'entonnoir, le privilège de pouvoir boire toujours sans être jamais plein ; oui, mais enfin nul de ces tristes marchands de refrains ne colla sur le ventre de sa bouteille cette mention pharmaceutique : Boisson hygiénique. Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles : Baudelaire se trompe, ivrogne de l'idéal : le Vin n'a pas d'âme ; le Vin n'a pas plus d'âme que le sirop de peptoterraille ou que la potion au lactate de pimprenelle ; le Vin est hygiénique, comme la flanelle. Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence Fils sacré du Soleil ? Quelle erreur d'évocation : Vin ! cela ne dit plus le penchant sableux des collines aimées d'Horus et d'Hélios ; cela ne dit plus les gouttes d'or étincelantes sous les feuilles mordorées comme les grains d'un capiteux chapelet sous la jupe entr'ouverte d'une Ligueuse ; cela ne dit plus la vendange, où les filles comme des grives se saoulent d'amour et de soleil, ni le somptueux massacre des grappes, ni l'ivre écume des cuves, ni le sommeil dans les pacifiques tonneaux, ni le réconfort des puissantes beuveries, et le Vin ne nous clame plus sa joie quand il tombe dans la chaude et vivante tombe qu'il préfère, premier-né du Feu, aux dames-jeannes et aux caveaux. Vin : cela nous dit maintenant la pénible manutention des merisettes et des piquettes pour familles économes ; cela nous dit le maigre jus des poires tapées marinantes dans l'eau trouble des fleuves pollués ; cela nous dit les ridicules raisins de Corinthe nageant dans l'alcool puant des pommes de terre malades et des betteraves diabétiques, et les noyaux de cerises effarés parmi les pommes pourries au fond des baquets ! Boisson hygiénique, cela fait lever sous les yeux épouvantés des spectres d'herboristes qui colorent leurs drogues avec le sang des avortées, et voici l'étalage du marchand de ceintures intimes, de l'homme qui souffle dans les pessaires et dans les baudruches, et voici la cocasserie abjecte des clichés de quatrième page : « Capsules Fracastor, maladies secrètes, approuvées par l'Académie de médecine ! » Hygiène : ce mot doit avoir acquis son humble signification sous le règne de ce roi que la France garda dix-huit ans à sa tête comme un grotesque bonnet de coton. C'est le temps où l'on commença de vanter l'utile aux dépens de la beauté, où l'on osa d'abord proférer des phrases telles que : laid, mais utile ; comme si une chose laide pouvait jamais réellement être utile, comme si un être intelligent et moralement esthétique pouvait accepter, sans honte, la commodité de l'informe et du grossier. Mais, pas plus que les poètes du hoquet, pas plus que le prétentieux camphrier qui saoula le peuple de « liqueur hygiénique », aucun pseudo-savant, quelle que fût la vulgarité de son âme, n'avait encore osé accoupler ces deux vocables, et ces deux idées, le vin et l'hygiène, le soleil et la bassinoire, l'éclat pourpre des automnes et le lumignon de la veilleuse, la griserie du champagne et l'innocence du tilleul : il fallait, pour cette invention, qui sera mémorable, le cerveau liquéfié d'un « homme politique ». A mesure que les civilisations redescendent vers une nuit pareille à la nuit qui les fit naître, comme de vénéneux champignons, il s'élabore en toutes choses un logique mouvement de régression : les mots, par exemple, à force de sortir de l'obscénité des bouches et de rentrer par les oreilles faussées, se salissent très vite et tant, que ce qui désignait, hier, l'adolescente pure aux beaux yeux confiants signifie aujourd'hui, voici le mot , la Fille. Certains vocables résistent, gardent inviolée une beauté secrète : alors, l'homme, impatient de surélever autour de lui le rempart de boue derrière quoi il nie l'harmonie et la grâce éternelles, l'homme, furieux que ces vocables demeurent, malgré tout, des abîmes d'évocation et de poésie, leur donne des frères lépreux : et si l'on confond le fils de l'Esprit et le fils de l'Envie, l'homme est content ; il a réussi ; l'orgueilleux et noble mot est indélébilement sali. Il l'a sali dans l'avenir et sali dans le passé ; il l'a sali dans l'art et dans l'histoire : le doux et fin Bacchus qui se couronne de pampres et de sourires apparaît tel qu'un apprenti potard cueillant des simples pour un droguiste avare ; Silène, sur son tonneau, a l'air d'obéir avec satisfaction aux plus élémentaires lois de cette hygiène vénérée ; le Roi de la ballade jette dégoûté, au fond du fleuve, le verre souillé par l'amertume des purgatifs, et Pantagruel hume l'hygiénique plot, s'entonne des tonnes d'hygiène avec l'approbation des corps constitués. Ah ! la bonne médecine qu'ingurgita le maréchal de Bassompierre le jour que versant dans sa botte de mousquetaire treize bouteilles de vin du Rhin, en l'honneur des treize cantons, il sabla cette coupe monumentale devant les Suisses émerveillés ! Et Byron, qui buvait à chaque repas quatre flacons pansus d'Asti, et Clésinger qui eût vidé d'un trait ce que pouvait contenir de violent bourgogne les flancs de son taureau vainqueur : hygiène, hygiène ! Eh ! bien, prince des poètes, que dites-vous de ces aperçus nouveaux ? Et que diriez-vous si, complétant mon indispensable diatribe, je vous affirmais qu'ils n'ont pas seulement sali le Vin dans ses évidences, mais qu'ils l'ont sali aussi dans ses mystères ? Vous avez écrit et ces vers qui closent votre volume, Sagesse, sont parmi les plus absolument beaux que je connaisse : ...Tout halète, tout n'est qu'effort et mouvement Travaille, vieux soleil, pour le pain et le vin, Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins, Tu te trompes, toi aussi, Verlaine ; ce n'est ni le Sang de la vigne, ni le Vin du Christ qui mugit, comme un océan d'amour, dans le calice de la Rédemption, c'est de la boisson hygiénique. REMY DE GOURMONT. |