Jeudi 30 septembre 1915, — p. 3

Remy de Gourmont

Remy de Gourmont, qui vient de disparaître à l'âge de cinquante-sept ans et dont les Débats ont annoncé hier la mort, était un des représentants les plus éminents de la formule symboliste en littérature. Ce descendant d'une vieille famille de graveurs et de typographes qui s'illustra au quinzième et au seizième siècles, s'était affirmé, dès ses débuts, paradoxal et novateur.

Né au château de La Motte, à Bazoches-en-Houlme (Orne), le 4 avril 1858, après avoir fait ses études au lycée de Coutances et à l'Université de Caen, il vint à Paris en 1881 et fut pendant quelques années attaché à la Bibliothèque nationale. En 1890, il débuta avec un roman, Sixtine, où s'affirmaient déjà ses qualités de styliste rare qui lui valurent plus tard l'estime des lettrés et des dilettantes. Il compulsait alors les papiers posthumes de Villiers de l'Isle-Adam, fréquentait Huysmans et Verlaine, tout en s'efforçant, sans toujours y parvenir, de libérer son âme des traditions religieuses dont il souffrait comme d'une contrainte.

Vers la même époque, Remy de Gourmont participa à la fondation du Mercure de France dont il fut pendant vingt-cinq ans le plus brillant collaborateur. C'est là qu'il fit paraître ces Epilogues, interprétation ingénieuse et narquoise des événements du jour, qui ont été recueillis en six volumes et dont la série n'a été interrompue que par la mort. Un ouvrage considérable d'érudition que Huysmans préfaça, Le Latin mystique (1892), souleva les plus vives controverses. De la même époque, datent des essais dramatiques et des fantaisies qui semblèrent alors des travestissements blasphématoires de la légende biblique. Théodat fut mis à la scène du théâtre d'Art que venait de fonder Paul Fort.

Mais bientôt Gourmont devait affirmer son talent dans des romans psychologiques d'une haute originalité parmi lesquels les Chevaux de Diomède (1897), le Songe d'une femme (1899), Une Nuit au Luxembourg (1906) sont les plus remarquables. Poète à ses heures il aimait à restaurer les vieilles formes de la poésie populaire et les rythmes rares de la Renaissance. La poésie pour lui n'était cependant qu'un jeu et il intitula Divertissements le recueil de vers que, voici deux ans à peine, il se décida à faire paraître.

« Virtuose des sentiments rares et des nuances intermittentes de la conscience », Gourmont ne fut jamais un écrivain de gros tirage. C'est comme critique qu'il commence à être goûté du grand public. Son amour des livres et des idées, sa profonde érudition s'étaient arrêtés tour à tour à toutes les époques, à toutes les littératures. Après avoir jugé ses contemporains dans le Livre des Masques (2 vol. 1896-1898), il fit paraître successivement des Promenades littéraires (5 vol.) et des Promenades philosophiques (3 vol.), dont on aimera à relire certains chapitres pour leur qualité de style et l'originalité des idées que l'auteur y développe.

Vivant à Paris, Remy de Gourmont ne fut point mêlé à la vie parisienne. Son goût de la liberté le tint toujours éloigné de toutes les foules, de tous les cénacles. C'est parce qu'il aimait la liberté qu'il se dérobait à ces contraintes dont, au cours des derniers mois de sa vie, il reconnut la nécessité. Cet écrivain probe et désintéressé était l'adversaire de tous les dogmes. Un article contre le patriotisme qui fit scandale lui avait fait perdre, il y a vingt ans, sa place à la Bibliothèque nationale. L'an passé, la réalité de la patrie lui apparut brusquement dans toute sa force. Il fit alors amende honorable. Son dernier recueil, Pendant l'Orage, que vient de publier l'éditeur Champion, dessine en accents vigoureux son évolution vers la grande tradition française. Convaincu de la prééminence de notre culture, il n'avait pas cru qu'il fût nécessaire de la défendre. L'agression allemande lui a fait apercevoir le danger qu'elle allait courir, et c'est en bon soldat qu'il s'appliqua à la défendre jusqu'au dernier souffle. – H. A.

[Texte entoilé par Mikaël Lugan.]


Vendredi 1er avril 1921, — p. 1

AU JOUR LE JOUR

Merlette

Une aventure posthume vient d'arriver à cet écrivain, objet du culte passionné d'un groupe d'admirateurs, qu'est Remy de Gourmont. Une Revue est consacrée à sa mémoire, les éditions de ses livres sont recherchées et rares. Il était naturel que des libraires entreprenants s'attachassent à les réunir toutes. Ils offrent maintenant un roman de Remy de Gourmont, Merlette, paru en 1886 à la librairie Plon. Nous avons lu ce volume avec curiosité. Ce n'est pas une œuvre d'adolescence : Remy de Gourmont avait vingt-huit ans quand il le publia.

Un jeune homme et une jeune fille du monde causent à la campagne et semblent se plaire ensemble. L'un est le fils d'un gentilhomme campagnard, l'autre la fille d'une riche demi-juive convertie. La jeune fille trouve dans l'album du jeune homme, à côté de son propre portrait, celui d'une jeune paysanne d'une grande beauté. C'est Merlette, la sœur de lait du jeune homme. La jeune fille arrache la page de l'album ! qui contient son portrait à elle, et le jeune homme alors est sûr d'être aimé. On dirait de l'Octave feuillet.

Il y a de jolies descriptions de nature, et, n'était que l'auteur croit que les chouettes quittent leur perchoir en plein jour, et que les sabotiers, en forêt, ont encore le temps de faire le métier de charbonniers, on dirait ces pages écrites par André Theuriet.

Il y a aussi des conversations de paysans en patois normand, un déshabillage très convenable de la jeune Merlette seule dans sa chambre, et on dirait un peu du Maupassant pour jeunes filles. Ensuite des plaisanteries innocentes sur un bon curé que le thé empêche de dormir et qui a de la peine à se réveiller ensuite pour la messe de sept heures, et l'on dirait tout à fait du Ludovic Halévy.

Tout cela est charmant, nuancé, bien écrit et modeste, et ne casse absolument rien, ce qui étonne. Il y a bien quelques traits à l'adresse de notre démocratie, un candidat républicain un peu ridicule qui est obligé de trop boire pendant la période électorale (encore le fait-il avec dégoût, et honte), mais ces hardiesses sont bien au-dessous de celles de Victor Cherbuliez.

Ah ! nous sommes loin des Lettres d’un satyre, de la Physique de l’amour et des Lettres à l’amazone. Ces épisodes bourgeois n'appelleraient pas les Epilogues du Mercure de France et on a peine à croire que le même cerveau anarchiste qui a opéré tant de « dissociations d'idées » dans le Chemin de velours ait jamais vu se succéder des associations d'idées aussi peu imprévues, ou qu'il eût pu se condamner à une pareille innocence.

Il y a à une véritable indulgence pour la vie, une grande douceur répandue sur tout, de la chasteté dans la pensée comme dans l'expression. Alors même que la pauvre Merlette se jette dans un gouffre inattendu dans sa petite rivière, désespérée d'avoir vu son ami d'enfance épouser la belle jeune fille, cela est décrit comme le naufrage de Virginie.

A la fin, on croit un peu que le méchant garçon qui a abandonné la gentille paysanne va mourir de chagrin et de remords, mais il revint en peu de temps à la pleine santé, nous dit-on, et le roman finit comme un Henry Gréville.

Il nous plaît beaucoup, et nous dirons même qu'au point de vue moral c'est le meilleur ouvrage de Remy de Gourmont. Mais nous nous demandons ce que l'auteur en pensait et s'il eût beaucoup aimé voir reparaître, un peu jauni après trente- cinq ans de magasin, cette œuvre de sa jeunesse. — J.