Mercure n°76 Tome XVIII avril 1896 |
Remy de Gourmont : Le Principe de la Charité, 1 REVUE DU MOIS. Francis Vielé-Griffin : Poèmes (130) ; Rachilde : Roman (134) ; Louis Dumur : Théâtre (137) ; R. G. : Littérature (140) ; Robert de Souza : Journaux et Revues (143) ; R. G. : Lettres italiennes (149) ; A.-Ferdinand Herold, Gaston Danville : Les Théâtres (150) ; Charles-Henry Hirsch : Musique (154) ; Camille Mauclair : Art (157) ; Mercure : Echos (159). LE PRINCIPE DE LA CHARITÉ Le principe d'un acte, ou sa cause génératrice et maîtresse, importe plus que l'acte lui-même, car c'est par son principe que l'acte acquiert son degré de valeur esthétique, c'est-à-dire morale. Réduit au mécanisme physique, l'acte est indifférent : c'est l'extériorisation d'une force et rien de plus. Que l'effort des muscles se résolve en un sauvetage ou, en un meurtre, les deux actes sont les mêmes, et pour les différencier il faut avoir compris leur principe initial ; mais ce principe peut être commun, avidité, vanité, obéissance, courage : et un meurtre apparaîtra vêtu de toute la sanglante beauté du désintéressement, et un sauvetage sali de toute la vase du fleuve et de toute la boue de la récompense. Que, les principes déterminés, le châtiment intervienne et efface le crime ; que la récompense, aussi sûrement, efface l'œuvre (1) qui la motiva, et l'on retrouve l'état d'indifférence qui est l'état normal de l'acte et qui sera l'état même de l'Activité le jour où tous les actes possibles auront été accomplis. Il faut donc, si l'on veut absolument juger, ce qui est un jeu défendu, mais bien humain, juger non les actes qui ne sont que des mouvements et dont la direction peut être à chaque instant déviée par des causes secondaires ou postérieures, mais les pré-actes, les actes en puissance, les actes au moment même où ils vont être déterminés par le principe initial ; il faut juger le principe même et non le fait, et, ici, chercher quel est le principe qui peut conférer à un acte la qualité d'acte de charité, en opposition avec la foule des actions ainsi qualifiées d'ordinaire, mais indûment. I La vie, qui est un acte de foi, puisque l'homme est incapable de vérifier les notions sur lesquelles s'appuie son existence même quotidienne, est aussi un acte de charité, puisqu'elle est un échange perpétuel de notions et de sentiments entre les hommes et entre l'homme et le reste de la nature. Parmi ce torrent d'effluves les actions communément appelées charitables ne sont qu'un tout petit souffle, et souvent de vanité, mais qui siffle comme un jet de vapeur, afin de capter l'attention et la sensibilité des âmes. Ces actions n'ont que le mérite d'être conscientes ; elles le sont jusqu'à l'ostentation et jusqu'au mensonge, car elles arrivent à faire croire qu'elles ont seules droit au nom d'acte de charité, alors que leur principe les range parmi les plus ordinaires gestes du commerce. Les actes charitables ne sont le plus souvent que des actes commerciaux, vente, achat, échange : gagner le ciel, gagner l'estime générale, gagner sa propre estime, gagner le repos de sa conscience ; acheter une joie ; se défaire d'un remords ; échange d'une monnaie contre une bénédiction ; achat d'une chance favorable, d'un avantage, encore que problématique, d'un bonheur, encore qu'illusoire. Tous ces actes obéissent au principe du gain, atténué çà et là par le principe du plaisir. Ce dernier principe est seul en cause quand la charité, acte d'amour ou acte de pitié, prend un caractère noblement égoïste et conforme à la destinée de l'homme, qui est de s'affermir dans sa vie et de s'affirmer dans l'exercice des sentiments qui lui font éprouver fortement la joie de la supériorité personnelle. Par les actes d'amour et de pitié qui souvent se confondent (surtout chez les femmes, et c'est un socle où elles se haussent délicieusement), l'homme, conquiert la sensation de se grandir et même de devenir unique ; créateurs d'allégresses vraiment divines, ces actes ont les mêmes effets que la douleur : ils différencient puissamment celui qui les accomplit avec pureté ; ils le dressent sur la colonne du Stylite d'où les cailloux du désert ne sont que des grains de sable, d'où le sable se ride et rit avec des fraîcheurs d'eau. Mais là encore, et puisque l'expérience d'un tel résultat peut s'acquérir, le désintéressement n'est pas absolu.; la conscience du but n'est pas toujours ni tout à fait absente et, quoique rien de social ou de pratique ne souille, de tels actes (ils peuvent être, cela est toujours sous-entendu, socialement criminels), c'est encore plus loin qu'il nous faut chercher le principe de la charité parfaite. Le principe de la charité est le don gratuit, pur et simple, sans désir, sans espérance, sans but. La nature et l'humanité la plus voisine de la nature nous donneraient de cela des exemples si on les devait choisir inconscients : la charité de la fleur, la charité du châtaignier, la charité du bœuf, la charité du chien, la charité du génie, la charité de la beauté, la charité de la mer, la charité du soleil, la charité de Dieu (dont l'être est indéterminé) qui maintient, selon des lois très générales, la succession des phénomènes et la liberté de l'intelligence ; mais la véritable charité est l'acte de l'homme conscient qui vit selon sa propre personnalité et d'après les règles de sa logique intérieure et individuelle. Cet homme donne ce qu'il a et donne ce qu'il est. Pour fleurir, il n'emprunte pas, chardon, la sève du lys. Il n'est ni le lierre ni le miroir : il ne plante pas ses griffes dans la tige plus forte d'autres intelligences, ni ne vole la grâce d'autres âmes ; herbe ou métal ou créature vivante, il n'offre à la frairie des êtres et des choses que l'opulence naturelle d'un généreux égoïsme, conforme au rythme, adéquat aux gestes divins. La plus grande charité est donc de vivre et de consentir à être dans la prairie une tache d'ocre ou de laque et de borner son rôle aux relations qu'une nuance doit avoir avec les autres nuances. Mais pour vivre, il ne suffit pas d'exister ; il faut avoir la conscience de sa vie et de sa couleur et de son jeu et, cette triple conscience acquise, maintenir, seulement selon des lois très générales, la succession de ses phénomènes et la liberté de son intelligence : en cela. l'homme est dieu et son propre Dieu, et, devenu son propre Dieu, il atteint le sommet suprême de la charité, qui est l'amour de soi-même en quoi est impliqué le don de soi-même. Aimer, c'est donner ; s'aimer, c'est se donner ; ainsi par le raisonnement le plus simple on identifie, à l'infini, l'amour et l' égoïsme, le moi et le non-moi dans la conscience de se sentir indéterminé : l' égoïsme pense l'amour, et, pensé, l'amour se vivifie et s'épand en ondes sur le monde. Ces ondes, comme celles que dessine sur l'eau une pluie de pierres, s'entrelacent sans se confondre et sans briser leurs cercles qu'un mouvement sûr extend, à partir du point de chute jusqu'à une limite inconnue. Parmi l'harmonie de tant d'ondulations invincibles, les actes de la charité commerciale viennent crever comme la bulle d'air revomie par une grenouille. II Ce que l'on nomme la vie de relation participe donc en plusieurs de ses mouvements à la charité la plus haute mais cette vérité ne sera pas plus amplement démontrée, car les choses ayant deux faces et les mots leurs exigences, on attend sans doute un examen bref des faits les plus conformes à la définition des lexiques et que l'on revienne, pour ne pas contrarier plus longtemps le commun des habitudes cérébrales, à l'analyse des actes pratiques et monopolisés par des « cœurs utiles ». L'idée que la charité doit être utile est presque nouvelle ; elle date sans doute de saint Vincent de Paul, ou du moins l'on s'accorde à faire honneur de cette invention curieuse au célèbre philanthrope, au Parmentier des petits enfants. Avant lui, la charité n'était qu'un rachat de personnelles fautes ; elle gardait son caractère égoïste et digne de prodigalité ; elle était vraiment, le plus souvent, un don sans conditions, sans but que d'être un don ; elle était un sacrifice ; elle avait la grâce et la pureté de l'oubli : elle ne suivait pas son argent des yeux, Aujourd'hui l'on va jusqu'à produire, presque en justice, le reçu du Pauvre, avec timbre de quittance. On fait un placement de vanité ou de peur. Le carnet à souche de l'aumônière est devenu un bouclier contre les jets de boue, et quand il est périmé on en fait de la pâte à papier d'affiches. La charité est devenue uns des formes de la réclame : savoir piper l'argent miséricordieux et le répartir entre les plus adroits hurleurs est un talent apprécié chez les journalistes qui envient un métier si généreusement productif et chez les petits bourgeois qui ont le respect de la comptabilité, de l'ordre, de l'économie et qui donnent, non au pauvre qui passe, mais à l'indigent certifié par un numéro, d'agenda. Mais qu'elle serve, sycophante, les intérêts d'un audacieux philanthrope ou qu'elle soit l'assurance contre la grêle signée par un trembleur innocent, la charité perd également tous ses caractères essentiels : en d'autres circonstances, elle n'en garde que peu et c'est, par exemple, singulièrement la diminuer en beauté que de la faire descendre au rang de rouage social, moteur d'ordre humain, complice des tyrannies de la civilisation. On a dit que l'aumône était l'une des insultes du riche envers le pauvre. Presque toujours ; parce qu'elle n'est presque jamais le don gratuit On achète, pour quelques argents, le silence et la sagesse du pauvre ; mais l'aumône qui ne demanderait rien en échange, l'aumône, d'un verre d'eau-de-vie à un ivrogne, serait-ce vraiment une insulte ? Il est affreux de conduire chez le boulanger la triste créature qui tend la main ; la voilà l'insulte et impardonnable, l'insulte d'une charité méprisante qui limite le besoin pour limiter le don. Et que savez-vous si ce pauvre n'a pas besoin d'une fleur, ou d'une femme ? Le pain que vous lui offrez, il ne devrait !e manger que trempé dans le sang amer de vos veines rompues. La charité qui limite et qui choisit est cruelle et dérisoire ; si l'on y mêle la notion du devoir, elle s'ironise encore et s'aggrave, et se déshonorerait, si c'était possible. Peut-on déshonorer la charité ? Villiers de Isle-Adam, d'un obscène mendiant, disait qu'il déshonorait la pauvreté. C'est aller loin. Si des pauvres sont abjects ils ne déshonorent qu'eux-mêmes ; et la charité est-elle avilie par la danseuse qui, en un hideux bal de bienfaisance, fait choir un plaisir à l'humiliation d'un devoir ? Le mots collectifs ne sont pas responsables des unités qu'il signifient : élevés au rang d'idées, ils ne peuvent être amoindris par la trahison d'un fait. Qui peut déshonorer la joie ? Mais la charité est une joie à laquelle, comme à toutes les joies, il faut un peu d'hypocrisie, le demi-jour, le pas de nom, l'acte d'homme pur et simple, comme la possession d'une femme dont on ne connaîtra que la surface et qui n'entendra que l'anonyme cri de l'Homme, dans l'ombre d'œuvre secrète. (1) L'homme est si ingénument mauvais que les langues n'ont point de mot qui soit la contre-partie du mot crime. REMY DE GOURMONT. |