Maurice Verne et Shéhérazade |
[...] Dans la vieille cour d'un immeuble de la rue des Saints-Pères, grise et verte, François Bernouard avait installé sa revue Shéhérazade. Le groupe Shéhérazade, né des Ballets Russes de Serge de Diaghilew, sous le signe de Nijinski, le dieu de la danse, d'Ida Rubinstein et de Karsavina, réunissait Dunoyer de Segonzac, Jean Cocteau, Maurice Rostand, Luc-Albert Moreau, les Bouvelet, des peintres, des musiciens des poètes, tous vingt ans et épris de la grande bacchanale des Ballets Russes. On ne s'embêtait pas dans les bureaux de Shéhérazade, deux chambres, une remise pour l'imprimerie et un lapin pour gardien. Le pauvre mâcha plus souvent épreuves rejetées que fraîches carottes. On l'honorait du doux nom de Gaston Deschamps, alors critique littéraire du Temps et tout gonflé, le cher homme, suivant la tradition des critiques littéraires du Temps, de sa provisoire importance. Sans le lapin de Shéhérazade saurions-nous encore le nom de Gaston Deschamps ? Gaston Deschamps régnait sur un cénacle qui allait de Guillaume Apollinaire à Bakst, le peintre des Ballets Russes, en passant par le docteur Jésus-Christ Mardrus qui faisait alors marcher de front son goût du dancing, de la Kabbale et des délicieux ésotérismes de l'Orient. Bernouard imprimait lui-même, sur presses à bras, de beaux et gras caractères sur du beau papier. Le bon Emile Verhaeren quittait souvent sa retraite de Saint-Cloud pour venir, d'un doigt tremblant, toucher la belle matière de ces albums et de ces livres. Je voudrais un signet épatant pour la revue, décidait Bernouard, il faut chercher du côté le plus osé... Il finit par trouver un simple ruban de soie noire qui fut inséré entre les pages. Copie rigoureusement exacte du ruban qui attachait le monocle du prince de Sagan aux temps heureux du café Anglais, précisait-il froidement aux belles dames abonnées... Le ruban du monocle du prince de Sagan !... En vérité le vieux Brummell achevait sa vie, paralysé et à demi conscient, dans l'ombre de son hôtel proche de la rue Saint-Dominique, mais il demeurait pour Paris la dernière idole fashionable. Car le snobisme s'était emparé de la revue Shéhérazade et de son équipe fumiste. Le poète Emile Zavie servait à la fois de prote, de secrétaire de rédaction, de rédacteur, que sais-je encore, et il avait la responsabilité de Gaston Deschamps. Las... Gaston Deschamps folâtrait toujours sur les pavés maigres de la cour, c'était un lapin plus noctambule qu'un chat. Il ne manquait jamais de faire trébucher Remy de Gourmont qui regagnait son logement du troisième où il allait s'enliser dans les journaux en piles et les tas de livres. Ah ! jeunesse, nos vingt ans ! [...] ( Les Amuseurs de Paris, Les Editions de France, 1932) |