VISIONS INNOCENTES

LIA

Pour Armand Seguin.

Lia revenait déjà, les bras tendus par les seaux de lait ; ses sabots étaient mouillés de rosée, et le bas de son jupon lui faisait froid. Quand le soleil se leva, rouge dans la brume, Lia s'épanouit et songea :

— La journée va être belle.

« La journée va être belle ! » Elle songea cela longtemps, évitant les cailloux du sentier pour ne pas répandre le bon lait nouveau, et les hautes herbes penchées et pleurantes, car ses jambes nues vraiment avaient froid.

Ayant songé longtemps, elle allait toujours, et maintenant par les ajoncs où la sente, plus large, s'allongeait droite, faite exprès par les gens de la ferme, car les vaches ont peur du piquant des ajoncs.

Elle songeait toujours : Quelle belle journée ! Elle jugeait sûrement : la brume, si épaisse, s'était levée enchantée par le soleil, fuie vers là-haut, invisible jusqu'au soir, d'où elle retomberait doucement, rosée, sereine, manteau humide que les étoiles jettent fraternelles sur la terre altérée : or, quand la brume s'en va si vite et quand le soleil dès son heure première chauffe les nuques et les bras, — la journée sera belle.

Elle songea encore : Il fera très chaud ; puis une tige de sarrasin perdue là par un oiseau lui suggéra : le sarrasin sera bon à battre.

Cette pensée lui plut, ensuite la tourmenta, car la saison avait été mouillée, et si le sarrasin était bon à battre, sûrement on le battrait, et il fallait rentrer vite, vite passer le lait, donner à manger aux poules et bien des choses — tant de choses qu'elle en eut un battement de cœur, — tant de choses à faire si tôt, quand le maître, ayant regardé le soleil, en se garant les yeux, dirait : On va battre le sarrasin.

Comme elle marchait trop vite, emportée par ses pensées, une goutte de lait sauta du seau et tomba sur le sabot.

— Mon Dieu !

Elle s'arrêta court et posa les seaux, levant aussitôt tout haut ses beaux bras roses, tout dorés au feu du soleil.

— Mon Dieu !

Elle cria encore, ne sachant point crier autre chose :

— Mon Dieu !

Mais elle n'avait pas peur. Elle avait seulement été surprise par le premier coup de fusil de l'année.

Elle songea pourtant :

— Il faut que je remercie la Sainte Vierge, demain, à la messe, car si j'avais entendu le coup, les seaux au bout de mes pauvres bras, j'en aurais vraiment répandu la moitié.

Mais, songeant ainsi, elle avait tourné la tête et vu la fumée de la poudre. Au même clin d'œil, une plume tomba près d'elle, une volée de perdrix passa, ébrouée, lui faisant du vent, une perdrix glissa dans l'épais des ajoncs.

— Va, Tom, mon vieux Tom !

Une voix cria cela au-dessus de la forêt des ajoncs, et Tom, venu là par des tours et par des détours, flairait les seaux et les sabots, apeuré, disant à la servante des choses tristes.

Alors, nu-jambes et nu-bras, elle entra dans les ajoncs et elle saigna. Sans quérir son chemin, elle chevauchait les grosses touffes piquantes, et des tiges penchées et pleurantes écrirent leur méchanceté sur ses bras roses dorés au feu du soleil.

Ayant rapporté la mourante perdrix, elle la jeta presque fière, dans la gueule de Tom, mais le jeune homme avait paru, debout entre les arbres, là-bas, au-dessus de la mer des ajoncs, faisant à la pauvre servante un signe amical.

Elle, sans répondre, les bras historiés de sang et les chevilles pareilles à de jeunes hérissons, tendit ses épaules sous le bât, et les seaux pendaient à ses mains rouges. Lia s'en allait ne songeant plus à rien, toute sanglante, sous la paternelle ondée du soleil nouveau, de l'aveu dit par toutes les gouttes pourpres.

Remy de Gourmont.

[texte entoilé par Vincent Gogibu, avril 2007]

Note des Amateurs : Paru primitivement dans le Mercure de France d'avril 1895, pp. 81-83, ce texte, en grande partie remanié, sera recueilli dans Couleurs sous le titre de « Rouge ».