8 Avril 1915. Après huit mois d'interruption, le Mercure de France s'est décidé à reparaître. Ce n'est pas, je pense, qu'il prenne enfin, ou déjà, son parti de la guerre durât-elle dix ans, il ne s'y habituerait pas, mais quand on veut vivre, il faut vivre la vie telle qu'elle est. On ne lutte qu'un moment contre des vagues aussi fortes que celles où la tempête roule l'Europe et le monde. Il faut couler ou accepter le courant, où qu'il nous porte. Le Mercure était une revue plus attentive aux œuvres désintéressées de l'esprit qu'aux préparations guerrières : il se réveille guerrier. A peine si c'est un choix de sa volonté. Il est guerrier, parce que la France entière est guerrière et qu'il fait partie de la France. Il n'y a pas vraiment place aujourd'hui pour un autre sentiment : il était même inutile d'en tenter l'expérience. On n'eût pas trouvé, même dans les pays neutres, des rédacteurs assez dionysiaques pour sourire avec un dédain ivre parmi les ruines de la civilisation qu'un peuple arrogant (d'une arrogance qui fléchit un peu chaque jour) essaie d'accumuler autour de nous. Il faut se rendre au plus pressé, qui est de secourir cette civilisation qu'on a eu un instant la vision de voir tomber sous les lourdes bottes qui la piétinaient. Quand elle sera debout, bien étayée, nous chanterons encore, nous danserons encore : l'heure n'est pas venue. Les écrivains de ma génération ont eu ce privilège, dont ils ont peut-être un peu abusé, de pouvoir évoluer librement et d'aller jusqu'au bout de leurs idées et de leurs préférences. Il est à craindre, car cet état était certainement agréable, que les générations qui nous suivent ne retrouvent plus la même liberté d'allures. Aussi loin que je puisse voir dans le prochain avenir, il m'apparaît barré par de terribles préoccupations de défense, non moins que par un souvenir qui longtemps pèsera sur les volontés. Ce sera un autre monde, j'en ai conscience. Pourtant j'espère aussi que les cauchemars seront vaincus et qu'on saura trouver une méthode où se conciliera le devoir de défendre la vie et le devoir de la vivre. 23 Juin 1915. Ce n'est pas encore cette fois-ci que l'on verra les dernières horreurs de la guerre aérienne selon toute leur absurdité. Quelques incidents ne doivent pas nous faire illusion. Ils ne sont rien auprès de ce qui se passera plus tard et rien peut-être de ce que l'on peut imaginer. Les Allemands affolés ont parlé de la destruction de Londres. C'est un rêve encore chimérique, mais peut-être que la prochaine guerre le verra réalisé. Ce sera un avertissement pour l'avenir et l'humanité, pour se garer des désastres, commencera sans doute à se réfugier sous terre. La bêtise et la méchanceté humaines s'uniront pour mettre le ciel en interdit. D'effroyables gaz mortels à toute vie, même végétale, l'envahiront, forceront les hommes à fuir. Et où fuir ? Dans la terre. C'est là, dans une sorte d'enfer, qu'ils creuseront leur refuge d'où des inventions meurtrières et dont nous n'avons aucune idée s'ingénieront à les déloger. Ceux qui se feront l'illusion de combattre pour la civilisation n'auront aucune idée de ce qu'elle a pu être, mais s'en créeront au moyen de livres traditionnels, une extravagante image, pareille peut-être à celle que nous pouvons avoir de l'Olympe, d'un temps où le ciel sur la terre Vivait et respirait dans un peuple de dieux. Le tombeau permanent où les hommes, par peur des hommes, se seront terrés comme des taupes ne leur vaudra même pas la sécurité. L'électricité, enfin bien maniée et élevée au rang de machine de guerre, viendra les chercher dans leurs tanières, et ravagera leurs cités souterraines par de formidables explosions fluidiques. Espérons que l'humanité ne résistera pas longtemps à tant de folie. Mais peut-être qu'un couple survivant sera projeté sur le globe terrestre dénudé. Il y retrouvera peut-être un brin d'herbe échappé au poison. Et tout recommencera jusqu'à la prochaine crise. 25 Juin 1915. Qui eût cru qu'un jour le fil deviendrait rare, que celte petite chose ténue deviendrait précieuse? Avez-vous une aiguillée de fil ? demande la commère à sa voisine. Et la voisine maintenant, ou bientôt, y regardera à deux fois avant d'appauvrir sa bobine. Que vont devenir les machines à coudre, qui ne marchaient pas à la vapeur, mais au fil ? Vont-elles se taire en attendant que reprennent les grandes machines de Lille qui, elles, marchaient à la vapeur, et débitaient du fil et du fil à ne savoir qu'en faire, du gros qui ressemble à de petits câbles soigneusement lissés et du fin, si fin qu'il ressemble à des cheveux fins. Les fils qui ne venaient pas de Lille venaient de Mulhouse. Ils étaient rangés dans des boîtes qui portaient une étiquette en couleurs, de véritables images, que plus d'une bonne femme jadis a collectionnées. C'est du folklore industriel bien curieux. Le hasard m'a mis entre les mains un album de ces ingénieuses marques dont quelques-unes étaient connues du monde entier. Voilà le fil Au grand amiral, qui est Duquesne ou Jean Bart. Un fil sans nom, mais qui représentant Guillaume Tell, était destiné à la Suisse, tandis que le fil du Boléro, avec un bel Espagnol, soie et or, était destiné à tenter les Espagnoles. Pour les châteaux, voici le fil Henri IV ; pour l'Amérique, le fil Au nouveau monde ; pour les pauvres gens, le modeste fil Au colporteur. Le colporteur passe, appuyé sur un bâton rehaussé d'or, avec des guêtres en or, portant un ballot doré ; dans le fond une église en or s'élève, cependant qu'au premier plan penche une barrière d'or : des traces d'or se voient parmi l'herbe et jusque sur les toits du village. Ces marques de fil sont d'une grande variété. Il y en a de religieuses : A la Providence de la France, A la Vierge, A Sainte-Marie, A l'Angélus : de pittoresques ou de populaires, Aux deux marteaux (deux forgerons, l'un en pantalon rouge, l'autre en pantalon vert). Au Robinson, Au singe, Au Petit Chaperon Rouge. Mais la plus jolie est sans doute celle du Fil à l'Arlequin et la plus belle, celle du Fil à l'Amazone. On ne vit jamais une plus somptueuse Amazone.
29 Juin 1915. Depuis Rabelais, l'écolier limousin a un peu changé sa manière. Comme il écrit dans les journaux, il a dû, pour se faire un peu comprendre, abandonner son jargon primitif. Il ne dit plus : « Nous transfretons la Sequane au dilucule et crépuscule... », et ne parle plus de « l'alme, inclyte et célèbre académie que l'on vocite Lutèce », mais il n'a pu apprendre à parler simplement et à nommer les choses par leur nom. Il pleuvait ? « Comment, songe-t-il, vais-je dire cela ? car la chose en vaut la peine et je dois montrer que j'ai des lettres. » J'ai quelquefois songé à recueillir toutes les manières de ne pas dire : « Il pleut », dans la littérature contemporaine. Par ce temps de guerre, ce ne serait pas une mauvaise occupation, et d'ailleurs, comme on ne peut plus dire que le demi-quart de ce que l'on pense, et encore avec des précautions, ce serait un moyen d'extirper de sa cervelle les idées subversives. Aussi bien, je croyais que cette sorte de rhétorique enfantine n'aurait pas survécu aux événements présents et que tout cela n'eût bientôt paru de l'histoire trop ancienne. Je me trompais, cela continue. L'écolier limousin est immortel ou plutôt intuable et il a tranquillement adapté son jargon à la description des faits de guerre. Ce matin, j'ouvre un journal et je lis : « Sur les rails luisants et rectilignes qui filent à travers les plaines et escaladent les collines, les trains de France passent et repassent en longues et noires théories... » Ce n'est pas tiré d'un conte à dormir debout, mais d'une « Lettre du front ». Ce qui est peut-être le plus décourageant, c'est que cette manière d'écrire enchante évidemment le peuple. Il la trouve délicieuse et pleine de nouveauté ; cependant que je pense que l'ivresse du style fleuri a donné la berlue à mon écolier limousin. Il n'aurait pas pensé, en style simple, à faire escalader les collines par des chemins de fer. |