DANS LE TEMPS (1) ET HORS DES TEMPS (2)

Qu'il devient de plus en plus difficile d'avoir une opinion juste ou même seulement une opinion sur les choses du temps et, en général, sur toutes choses, voilà ce que M. Rémy de Gourmont semble avoir pris à cœur de nous prouver. Il rencontrera, du reste, un public assez disposé à se laisser convaincre de cette vérité. Nous vivons en un temps où l'esprit a peu de stabilité. Il est au contraire extrêmement mobile, curieux, aventureux, très amoureux de ses propres productions et beaucoup plus enclin à défoncer les morales qu'à en fonder une.

Toutefois, M. de Gourmont ne paraît pas être possédé par l'une ou l'autre de ces deux ambitions. Il se contente de donner la chasse à l'erreur et à la sottise, comme on fait des rats afin de les exterminer, et sa gloire se déclare satisfaite lorsqu'il met une réalité à nu, dégagée des faux revêtements dont elle était affublée et qui dénaturaient ses formes. Tâche suffisamment ardue déjà et parfois embarrassante. Car où finit le réel, où commence l'illusoire ? On ne le détermine pas toujours.

Dans ses Dialogues des Amateurs, M. de Gourmont met en scène deux personnages, M. Desmaisons et M. Delarue, l'homme de cabinet et celui qui se promène, peut-on croire. Les événements du jour leur fournissent matière à causerie d'abord, puis à controverse. Mais ils aboutissent toujours à un accord, ou tout au moins à des points suspensifs qui les rapprochent, après qu'ils ont examiné leur sujet sous toutes ses coutures, l'ayant au préalable bien secoué pour lui faire prendre l'air et le débarrasser de ses poussières et parasites. Ils analysent, dissèquent, cherchant des définitions ou des preuves, et rebelles, en principe, à toute opinion trop généralement admise. La contradiction est leur arme offensive. Ils l'avouent sans gêne.

L'un de ces messieurs déclare : « Un esprit bien fait est élastique, si j'ose dire ; il tend à rejeter l'idée qui tombe sur lui. Se laisser pénétrer, se laisser persuader, c'est s'avouer vaincu. » C'est le point de départ de la méthode. C'est sa force en même temps que sa faiblesse, car il lui arrive parfois d'attaquer une idée sans parvenir à la réduire. Sur quoi ces messieurs acceptent avec joie la défaite de leur opinion et font cette réflexion qu'aucun être intelligent, pas même l'un d'eux, n'a droit à des « solutions définitives ». Les uns affirment, les autres doutent, nous disent-ils, et le monde actuel est nettement séparé en deux : « D'un côté l'esprit de science qui doute et qui cherche ; de l’autre l'esprit d'ignorance qui croit et qui affirme. » Ils sont du premier côté, et ils cherchent en badinant, très résolus à changer leurs points de vue chaque fois qu’ils en rencontreront un qui flattera davantage leur manie de logique.

Cette manie, qui nous vient du diable, comme l'on sait, serait dangereuse au pauvre monde, qui vit sur des fonds séculaires d'erreurs et d'illusions, sans se jamais demander au juste de quoi il se nourrit. Bien des gens sur la terre sont vertueux, et si on leur demandait : qu'est-ce que la vertu ? ils ne sauraient que dire, étant vertueux sans savoir ce que c'est que l’être. Mais ils pourraient renoncer à leur bonne et inconsciente habitude, si l'un des messieurs de M. de Gourmont s'avisait de leur ouvrir l'esprit sur le néant où ils puisent leur foi et leur apparence de contentement. Il serait regrettable qu'il en fût ainsi ; l'humanité perdrait une de ses variétés, celle de la vertu, et sur un raisonnement qui, je le crains, ne serait pas absolument juste.

Heureusement, M. de Gourmont en soit loué, ces deux messieurs n'ont des âmes ni d'apôtres, ni de vulgarisateurs, ni de tribuns. Ils sont peut-être anarchistes par amour de la vérité, mais ils ne sont aucunement révolutionnaires, et socialistes encore moins. Ils sont, au contraire, fortement intelligents, très conscients, et ils ont une vertu, eux aussi, une grande, celle du désintéressement. L'un d'eux, l'homme de cabinet, partant toujours du principe de contradiction qui met son mécanisme en branle, s'exprime ainsi : « J'ai été élevé dans des idées morales et plutôt religieuses ; ces idées, je les acceptais, comme on accepte la chimie ou l'orthographe, quand on n'est ni chimiste, ni philologue. Cependant, il arriva que je lus un livre de Jules Simon intitulé, je crois, le Devoir. Au bout de cent pages, j'étais athée, immoraliste, anarchiste. Comme j'ai l'esprit bien fait, je ne tirai de ces nouvelles convictions aucune conséquence pratique. »

Ne pas tirer de conséquence pratique de ses nouvelles convictions ! Voilà une inscription qui ne ferait pas mal aux parois des Chambres de notre Parlement, ni ailleurs, même sur les murs des prisons. Je ne sais si l'auteur y sous-entend tout ce qu'on peut y mettre, mais on peut y voir, en effet, bien des choses : par exemple, un libre penseur qui, par courtoisie et respect des usages, se fera un plaisir d'être enterré par le clergé ; ou un collectiviste sacrifiant publiquement au capital ; ou encore, un antimilitariste partant joyeusement pour faire ses vingt-huit jours ; ou telles autres anomalies si nécessaires au bon ordre d'un royaume et à la douceur de ses mœurs. Tout penser et ne rien changer ! Accorder aux idées la liberté illimitée, en leur interdisant l'accès du domaine des faits ! Leur donner le rang d'une distraction inoffensive, d'une partie de billard, si l'on veut, qui délasse le travailleur et exerce son habileté ! Comme l'homme pourrait être heureux ! Mais il semble ne s'être jamais donné du mal que pour ne pas l'être, — et en cela, il réussit.

Nos deux Amateurs, eux-mêmes, M. Desmaisons et M. Delarue, ne les voyons-nous pas peiner, se mettre la cervelle à l'envers et se quitter, parfois, avec de violents maux de tête, tout en confessant qu'ils ne comprennent rien à la vie. — Pourquoi s'en occupent-ils tant, me direz-vous, pourquoi ce surmenage dangereux ? Je vous répondrai : — Ils sont ainsi faits, les idées jaillissent de leur esprit comme les abeilles d'une ruche et sans qu'ils le veuillent ; ils aiment butiner, puis contrôler, et surtout « renverser les valeurs ». Et vous : — Quoi ! seraient-ils nietzschéens ? — Hé, hé ! Ils ont bien, en effet, cette tournure, qui les rend d'ailleurs bien sympathiques.

Précisément, M. Henri Albert qui, depuis près de dix ans, poursuit avec constance sa belle tâche de traduction, vient de publier un nouveau volume de l'œuvre de Nietzsche, Considérations inactuelles. Ces études figurent parmi les premiers écrits du philosophe et datent de 1873-74. À cette époque, Nietzsche essayait encore sa manière et ne considérait guère ses effusions que comme « celles d'un dilettante qui manque quelque peu de maturité ». En route vers son œuvre future, il jugeait bon de « commencer par parcourir toute l'échelle de ses inimitiés, de haut en bas, et d'une façon assez excessive... » Il sentait l'avantage d'un ordre de combat, afin de détruire une à une ce qu'il appelait les fausses valeurs et de les remplacer, sur le champ, par de nouvelles.

Le présent ouvrage commence par un pamphlet contre le théologien David Strauss, auteur de la Vie de Jésus, grand-maître des « philistins », modéré, optimiste, ennemi de l'extraordinaire et qui traita les passionnés de Beethoven, de gens « qui tiennent le baroque pour génial et l'informe pour sublime ». Cet homme était à faire disparaître de l'estime publique. Nietzsche, « la poitrine oppressée par la répugnance et l'affliction », se chargea de cette besogne. C'est ce qu'on appelle en style littéraire, l'éreintement à fond. Ce spectacle est toujours récréatif, mais il n'est jamais si complet que lorsque c'est un philosophe qui en tombe un autre et que cette chose se passe sur terre philosophique, je veux dire en Allemagne. Là, les poitrines sont vastes et sonores sous le coup de poing.

Cette première partie est entachée de personnalité, la seconde est générale et s'intitule : De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie. Elle débute par cette citation de Goethe : « Je déteste tout ce qui ne fait que m'instruire, sans augmenter mon activité ou l'animer directement. » Or, qu'est-ce que l'histoire ? Un incommensurable fatras de choses de tous genres et de toutes qualités, pêle-mêle, conservées par des hasards, sans perspective vérifiable et recommandées par des oeuvres ou des personnalités qui n'ont pas toujours une grande autorité. L'histoire était cela en 1874, elle a singulièrement grossi ses tas d'inutilités depuis lors.

L'inconvénient est visible. Sous quelles lourdes décharges déprime-t-on les jeunes cervelles, dont la force de résistance est limitée ! « Le jeune homme est promené, à grands coups de fouet, à travers les siècles : des adolescents qui n'entendent rien à la guerre, aux négociations diplomatiques, à la politique commerciale, sont jugés dignes d'être initiés à l'histoire politique. Et, de même que le jeune homme galope à travers l'histoire, l'homme moderne galope à travers les musées ou court entendre des concerts... » et ce sera cela « ce qu'on appelle la culture historique ». Trop de connaissances ! Non seulement elles sont sans emploi, mais elles étouffent. Qui a trop donné de sa substance au passé n'en a plus assez pour vivre sainement et pleinement le présent. Et il faut d'abord vivre, et le plus qu'on peut.

Nietzsche nous donne en exemple : 1° les bêtes qui, ne sachant « ni ce qu'était hier, ni ce qu'est aujourd'hui », n'ont aucun sens historique et fournissent cependant de très louables carrières ; 2° les Grecs qui, n'ayant pas eu à traîner les impedimenta historiques, n'en ont pas moins fait de grandes et belles choses.

L'idéal, en effet, ne serait-il pas d'arriver sur la terre pour y vivre tout simplement, avec le plus d'intensité possible, et y recommencer ce que d'autres ont fait avant, mais sans trop savoir ce qu'ils ont fait ? De combien d'erreurs apprises et de quelles pusillanimités serions-nous débarrassés ! Comme nous porterions la tête plus haut et comme on serait plus joyeux, ainsi que le voulut Nietzsche. « Celui qui ne sait pas se reposer sur le seuil du moment, oubliant tout le passé, celui qui ne sait pas se dresser, comme le génie de la victoire, sans vertige et sans crainte, ne saura jamais ce que c'est que le bonheur, et, ce qui pis est, il ne fera jamais rien qui puisse rendre heureux les autres... Toute action exige l'oubli... »

Si donc l'oubli est la condition de l'action et du bonheur, de la vie en somme, l'histoire nous serait bien nuisible en nous obligeant à nous souvenir sans cesse, de choses oiseuses et de détails puérils à nous remémorer des noms de rois éloignés, ceux de ministres vagues, ceux de leurs maîtresses, des uns et des autres, et quels étaient, de tous, les goûts, les tendances, les actes, etc. Ah ! les besicles et les chaussons des morts ! N'avons-nous pas nos yeux que la nature ouvre vierges, et des pieds faits pour des chaussures et des routes neuves ?

Pourtant l'histoire existe, implacable et constante. Elle meurt à chaque seconde et ressuscite à la fois. Nietzsche la définit comme étant le sens biologique, la force suprême qui exalta le passé, ainsi qu'elle exalte le présent pour déjà comprendre l'avenir. Elle n'est pas les faits, mais la lame puissante qui les porte et qui les jette à la grève comme des épaves devenues inutiles. Et dame ! celui qui la conçoit de la sorte ne sera ni un « charretier », ni un « pousseur de brouette », ni une « poule épuisée », — c'est-à-dire, selon Nietzsche, un savant.

« C'est l'homme, supérieur et expérimenté, qui écrit l'histoire. Celui qui n'a pas eu dans sa vie des événements plus grands et plus sublimes que n'en ont eu leurs semblables, ne sera pas à même d'interpréter ce qu'il y a dans le passé de grand et de sublime. La parole du passé est toujours parole d'oracle. Vous ne l'entendrez que si vous êtes les constructeurs de l'avenir et les interprètes du présent. »

Ces phrases sibylliques sont assurément inactuelles, lisez hors des temps et des choses, mais elles n'en sont pas moins lumineuses. Elles éclairent, de loin, et d'une lueur fixe, le pataugis des valeurs variables, qui se disputent l'histoire dont on assomme nos chers petits Français, par exemple, enfants et adolescents. Elle change sous chaque ministère, cette histoire, et chaque génération en apprend une autre. Louis XIV est maintenant très en baisse. Le dix-huitième monte, et la Révolution est au pinacle, bien que des esprits vigoureux soient en train de la saper... et que sera demain ?...

On aimerait que M. Rémy de Gourmont prît, à ce sujet, une consultation de ses bons amis, MM. Desmaisons et Delarue. Ils nous diraient peut-être pour quelles raisons on parle de façon si superficielle de Napoléon aux jeunes gens qui se destinent actuellement à Saint-Cyr. Aurait-on l'intention sournoise de rayer cette valeur, sur simple décret et par mesure de je ne sais quelle précaution un peu tardive ?

1. Dialogues des Amateurs, « Épilogues, 4e série », par Rémy de Gourmont.

2. Considérations inactuelles, de Nietzsche. Trad. par Henri Albert.

(Jules Case, Tablettes littéraires, Ollendorff, s. d., p. 139-147.)