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Cette lettre fut publiée dans le Mercure de France, en tête du fascicule de juillet 1891. Elle était accompagnée d'une note de la rédaction ainsi libellée : « M. Valentin Simond ayant refusé l'insertion de cette lettre, non, du reste, pour sa teneur, puisqu'il n'en a pas pris connaissance, mais en principe, M. Remy de Gourmont n'a pas cru devoir insister. » Le texte qui suit a été établi après confrontation du Mercure de France et du manuscrit original. La véritable date a été rétablie, l'auteur ayant, par erreur, daté sa lettre du 17 juin. (Note de l'édition de La Belle Page) :
Monsieur le Directeur,
Je vous prie de bien vouloir insérer la réponse suivante à l'article de M. Nestor paru dans l'Écho de Paris de ce matin.
Je laisserai fuir dans l'oubli, le jugeant d'importance nulle, un premier article de M. Nestor dirigé contre moi, mais ce chroniqueur redouble et redit, pour la dernière fois, j'ose l'espérer, la même chose. Ni la première fois, ni la seconde, M. Nestor n'a compris l'article incriminé. Il est difficile de comprendre. Je ne lui en veux pas de n'avoir pas compris : c'est un passe-temps négatif qui occupe les heures vaines de l'universelle humanité, dont M. Nestor fait partie, et c'est tout. Ni au chroniqueur, voix d'en bas, ni à ses diatribes, je ne veux répliquer, mais seulement mon devoir est de remettre en leur lumière vraie des idées qui, à force de passer de journal en journal, se dénaturent, se gangrènent, en viennent à une pourriture excessive.
La question est simple et claire. En voici en deux mots l'économie : Au XVIIe siècle, la France sincorpora une province, l'Alsace ; au XIXe, une autre nation, l'Allemagne, enleva cette province à la France. Y a-t-il nécessité à ce que la France n'ait, en sa vie politique et sociale, qu'un seul but : reprendre à l'Allemagne ladite province « antérieurement chipée » ? Des gens croient que oui ; moi je crois que non. Les uns prônent l'alliance russe ; moi, selon des idées peut-être subversives, je préférerais l'alliance allemande, qui, du moins, nous mettrait à l'abri d'une guerre de voisin à voisin. Pour cela, il faut abandonner la productive idée de Revanche, et cet effort, nous le demandons à l'éternel bon sens que l'on s'accorde à reconnaître aux Français. Est-ce un crime ?
J'écrivis au Mercure de France, il y a trois mois : « Nous ne sommes pas patriotes ». Non, nous (moi, veux-je dire) ne sommes pas patriotes contre l'Allemagne, plutôt que contre l'Espagne, l'Italie, la Suisse, la Belgique ou l'Angleterre ; nous ne sommes pas patriotes s'il s'agit d'attaquer ; nous le serions (c'est-à-dire nous ferions notre devoir) s'il s'agissait de défendre nos idées, notre langue, nos mœurs : la Patrie française. Clairement je l'écrivis : je ne puis pourtant enseigner l'a b c de l'enchaînement des idées à des chroniqueurs pressés de rédiger leur quotidienne copie.
En tout cela, l'idée de patrie ne fut jamais mise en cause. Ai-je, comme Voltaire, cher à M. Nestor, félicité le roi de Prusse d'avoir « rossé les Welches à Rossbach »? Mais non. J'ai, étant enfant, saigné des défaites subies, plus peut-être que tel confortable secrétaire général ; maintenant, je trouve qu'après vingt ans de paix tout cela est périmé, aussi ancien que l'an 1798, où les Français régentaient la Belgique, comme aujourd'hui les Allemands, par le droit du plus fort, régentent l'Alsace-Lorraine. Si vous êtes les plus forts, reprenez ces provinces. Bien, elles sont reprises. Alors l'Allemagne, à son tour, les re-reprendra... et toujours de même.
M. Nestor désire que l'on massacre quelques centaines de mille hommes. Il est prêt à partir pour la frontière en qualité de Tyrtée : qu'il parte, je le suivrai avec l'enthousiasme dont je puis disposer. Partons ! Partons ! Partons ! Mais, comme je le disais en cet article désormais fameux : « Vous ne partez pas, mes chers patriotes ? Alors, f.....-nous la paix ! »
Travaillons de notre mieux, chacun en notre métier, n'ambitionnons de mitrailler ni des Allemands, ni même des Français, faisons de beaux livres, de belles œuvres d'art, de l'industrie propre, du commerce honnête, travaillons et laissons bourdonner, Français mes frères, les frelons qui rôdent autour de notre ruche !
Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'expression de mes sentiments très distingués.
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