Epilogues : Lettres d'un satyre |
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REVUE DE LA QUINZAINE ÉPILOGUES Nous avons reçu la lettre suivante, que sa singularité nous engage à transcrire, pour le plaisir de nos lecteurs. Etang de Saint-Cucufa, 3 juin 07. Monsieur, C'est l'indignation qui me dicte cette épître. Indignatio facit versum, comme on disait au bon temps. Je ne sais ni lire ni écrire, vous pensez bien, mais parfois une petite bouche complaisante veut bien m'épeler une vieille gazette tout embue de graisse et de vin. Aujourd'hui, l'aimable menotte d'une écolière munie de tout ce qu'il faut pour écrire vous signifie ma pensée avec une dextérité charmante. Mes genoux velus, dont elle n'a pas peur, lui servent de tablette. Alors je vais vous conter mon histoire et vous faire ma protestation. Figurez-vous d'abord que c'est la petite qui vous écrit qui m'a conseillé de m'adresser à vous : « C'en est un qu'on m'a dit qu'a fait un conte qu'est tout à fait mon histoire. Seulement, moi, j'avais huit ans, et je n'ai pas été si moche. » Hier, un journal qu'elle me lisait lui a rafraîchi la mémoire : « Virginal ! Mon cœur virginal ! C'est bien ça. » Elle en trépignait. Bien qu'il y ait environ huit mille neuf cents ans que je rôde dans les campagnes et autour des cités, je ne comprends pas encore très bien les femmes. J'en ai connu plus qu'il n'y a d'étoiles au ciel et la dernière m'est, autant que la première, nouvelle et mystérieuse. Tout cela, c'est pour vous dire que je ne sais pas en quoi le virginal pouvait l'intéresser. (Ici, je la vois qui sourit, en tirant la langue par le coin de la bouche.) Peut-être songe-t-elle au moment où elle redeviendra vierge, tout naturellement, pour la commodité des usages sociaux (Je l'entends qui gringotte : « Bien sûr, tiens ! ») Elle sont étonnantes. Mais je viens au fait. Vous voyez mon innocence. Je proteste donc de toutes mes forces de Satyre honnête, quoique libertin, contre la qualification de « satyre » donnée par vos journaux à des hommes (oui, par Jupiter, des hommes) qui enlèvent les petites filles pour les violer, leur ouvrir le ventre, les couper en morceaux ! Jamais un Satyre ne se livra à de telles idioties. Violer, quand il n'y a qu'à ouvrir les bras au désir ? Serrer d'une infâme main ces petits cous frais et ployants ? Déchirer cette douce chair, ensanglanter ces corps inachevés, dépecer ce bouton où la femme déjà se gonfle et rêve ? Pour qui nous prenez-vous donc, journalistes stupides? Pour des hommes ? Détrompez-vous. Nous sommes des dieux. Mon histoire, qui est très longue, est obscure, mais deux épisodes l'ennoblissent singulièrement. Je suis né en Phrygie, des amours d'Hermès et d'une élégante Dryade, que j'aimai beaucoup, parce qu'elle était tendre et jolie. Pourtant, elle ne s'occupa guère de mon enfance ; elle avait des passions fougueuses et les bergers, non moins que les dieux, attiraient, mais ne fixaient pas son caprice. Je grandis, j'exerçai au hasard ma curiosité, qui trouvait des curieuses à tous les gués et sur tous les sentiers. Dionysos, que vous appelez Bacchus, m'emmena dans son cortège et je connus, sous les cieux torrides, des femmes plus fondantes que nos grappes et plus lascives que nos chèvres. A mon retour, je passai en Grèce, mais les hommes déjà commençaient de se faire la guerre, ils enfermaient leurs femmes et posaient à leurs champs des clôtures. L'âge d'or était fini : Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre Moi, je le regrette si fort et si souvent que j'en ai gardé une invincible mélancolie. Les grands dieux ne descendant plus sur la terre souillée par la guerre, la propriété, l'or et ces lois humaines qui traduisent si mal les douces lois divines, nous restâmes les seuls immortels qu'un pâtre pût rencontrer sur son chemin, à la tombée du jour. On nous aimait et on nous craignait aussi. On nous donnait du lait, des gâteaux et du miel, ce qui était agréable, mais, plus d'une fois, un paysan hargneux me poursuivit avec une fourche, jusqu'à me faire fuir vers l'orée du bois. Je suis paisible et vulnérable. Je suis dieu, mais un butor pourrait fort bien m'écloper. On dit que l'âge d'or reviendra. Espérons-le. Ne vous représentez pas la Grèce antique comme un pays à bonnes fortunes. L'amour n'y était estimé que sous une forme qui me répugna toujours. Peu de joies : une esclave échappée, une paysanne en rut. Si je n'avais eu les nymphes, mes sœurs, je serais mort d'ennui ; mais les nymphes sont moins variées que les femmes, quoique plus jolies, et leur orgueil est terrible. L'enseignement dégoûtant d'un certain Socrate, apôtre bigarré de la pédérastie et de la vertu, ennemi des femmes et des dieux, hâta ma fuite. Je passai en Italie, où je retrouvai un certain état de nature et des mœurs humaines. Pour n'étonner personne, je m'appelai Faune, comme mes frères italiques. C'est en Italie que j'ai passé le meilleur de ma vie. J'y retrouvais les grâces de l'Asie, avec moins de mollesse, beaucoup de curiosité érotique à la fois et passionnée et cette précocité délicieuse qui fait que les jeunes fleurs, dans leur ardeur innocente, devancent le printemps et crèvent leur corselet au premier regard du soleil. J'eus des saisons dignes d'Apollon. Mon nez camard brilla dans les plus beaux yeux et les jambes les plus fraîches frissonnèrent sous mes jambes chaudes de bouc. Le bruit répété de mes sabots sur le flanc rocheux des collines éveillait les désirs encore endormis dans la poitrine indécise des vierges latines. Pardonnez à mon émotion devant ces brillants souvenirs. J'ai encore des journées, je n'ai plus guère de saisons et ma jeunesse éternelle est souvent contrainte à vivre du passé ; l'ère des glanes a succédé depuis longtemps à l'ère de l'abondance. Songez que j'ai fui, en ce temps-là, aussi souvent, peut-être, que j'ai poursuivi. J'étais las d'aimer, las d'ouvrir des routes nouvelles. Un moment, je songeai à camper dans un de mes défrichements, j'allais me mettre en ménage. Le ménage de Faunus, vous voyez la jolie a[t]ellane ! Hélas ! je n'en eus pas le temps. Un jour, nous nous vîmes cernés par une troupe de paysans armés de bâtons aigus comme pour la chasse au sanglier. Ils étaient conduits par une manière de sorcier coiffé comme les Galles, qui remuait dans l'air un morceau de bois fourchu comme une potence ; de son autre main il trempait un rameau de buis dans une outre que portait un esclave et il aspergeait la nature. J'aurais bien ri, si je n'avais pressenti un danger. Ma compagne s'était éloignée pour cueillir des herbes : « Ils viennent la chercher, me dis-je. Elle, ils ne lui feront pas de mal. Mais moi, s'ils me joignent, gare aux épieux ! » Je pris mon élan et, franchissant un précipice, je fus bientôt hors d'atteinte. Ce précipice, je n'ai pu le repasser, pendant près de douze cents ans. Quels siècles ! Je les vécus au milieu des chèvres sauvages et c'est à peine si de temps à autre je pus faire tomber dans mes rets une paysanne imprudente, qui d'ailleurs s'en trouvait bien. L'une d'elles, un jour, m'apprit que je ne m'appelais plus Faunus, mais Diabolo, et que l'on me considérait comme l'ennemi du genre humain, celui qui avait fait tomber l'homme dans le péché. J'avais séduit une femme sous la forme d'un serpent, ce qui avait fait pleuvoir beaucoup. Je pensai que les hommes étaient devenus aussi fous qu'ils étaient méchants déjà, et je m'affligeais, songeant à ma triste immortalité. Cependant, comme la femme me tirait la barbe et baisait mon nez camus et mes lèvres moites en m'appelant monstre, je conclus à une folie mitigée et qui laissait un peu d'espoir, au moins chez une moitié de l'humanité. (Ici, ma petite amie me tire la langue et dit : « Ah ! c'est toi qu'on appelait le diable ? Il n'y a plus de diable, on l'a scié. ») Un bruit de chasse un jour me réveilla. On soufflait dans des conques qui donnaient un bruit comme celles de mes frères marins, les Tritons. Des chiens déchiraient l'air de sons rauques et violents. Le galop des chevaux sonnait sur la terre dure comme un vers de Virgile. (O temps où les bergers se redisaient les chants du Berger mantouan !) Plus hardi, depuis quelque temps, je musais dans la brande, courant après les sauterelles et les lézards. La chasse arrivait. Je n'eus que le temps de sauter sur un rocher ; et, comme je regardais le spectacle avant de grimper plus haut et de disparaître, j'entendis une voix claire crier, avec un accent de surprise et de joie: « Ecco il Fauno ! » Moi aussi, je fus bien content, car je compris, mon beau nom de dieu romain m'étant rendu, que des temps nouveaux étaient advenus. Très ému, je me couchai dans le thym tout chaud des baisers du soleil ; le soir tombait, je rêvais, quand la même voix claire sonna encore à mes oreilles : « Fauno ! Fauno ! » Leurs pointes velues se dressèrent, ainsi que tout mon poil. J'étais debout, le jarret tendu. « Fauno ! Fauno ! » En quelques bonds, j'atteignis la voix claire. C'était une belle jeune femme. Pour mieux courir, elle avait ouvert son corsage et le vent avait dénoué ses cheveux. Elle se laissa tomber effarée dans mes bras, cependant que je murmurais, en élevant ma pensée vers le maître des dieux : « La beauté est donc redescendue sur la terre? O Jupiter, tu n'oublies pas tes enfants ! Si je vous disais que vous avez peut-être toujours sous les yeux la preuve de la véracité de mon récit, vous ne me croiriez pas. Attendez quelques jours, vous ne serez plus incrédule. Ma petite amie est fatiguée. (« Oui ! j'en ai assez, vrai ! ») Elle va me relire cette lettre qu'elle se charge de vous faire parvenir. Vous pouvez déjà, avec le commencement de cette histoire, démontrer à vos amis les journalistes qu'un Satyre est un être respectable et qui mérite des égards. Mais ce que j'ai encore à vous dire est bien plus beau. ANTIPHILOS, S'il nous vient une suite à cette étrange divagation, nous ne manquerons pas de la publier. REMY DE GOURMONT. Mercure de France, 15 juin 1907, p. 684-687. REVUE DE LA QUINZAINE ÉPILOGUES Lettres d'un Satyre Au mont Agel, 17 juillet. Monsieur, Le froid m'a fait fuir dans le midi, d'où j'arrivais quand je vous ai écrit d'abord. C'est sur les flancs parfumés de cette douce montagne, d'où l'on voit la mer violette, que je passe le rude hiver. Des grottes propices m'y donnent asile et, quand le soleil luit, je prends mes ébats, guettant le long des sentiers les passantes curieuses. C'est un bon pays, et enchanté par le charme de tant de jolies filles ! Aux premières chaleurs un peu indiscrètes, je remonte, et à mesure que je passe, il semble que j'apporte le printemps avec moi. On me connaît dans les villages. On m'attend. On se confie à. l'oreille : « Tu sais, je l'ai vu ! Oh ! ma chère ! » Et à l'orée des bois, le soir, j'aperçois de légères ombres qui fuient sous les pins ou sous les chênes. J'en attrape une au hasard, et quelquefois deux. Les rires étouffés se mêlent aux longs soupirs. Je suis la joie qui passe, la joie crispée par une délicieuse peur. Ma main a calmé bien des seins agités, ranimé bien des cœurs tremblants. Je passe, et quand je suis passé, les garçons trouvent les filles moins farouches. Je sème des baisers, et je n'attends pas la récolte. A d'autres. Je ne prends que la fleur, tant qu'il y a des fleurs. Les dieux sont ainsi. Les dieux sont des délicats. Quand j'ai quitté les bords de la Seine, la petite qui vous a écrit voulait me suivre. Un vrai amour ! Cette enfant sera d'une fidélité féroce. Je suis parti au galop ; j'ai voyagé sans m'arrêter que pour dormir et j'ai eu bien froid. Ici, je me réchauffe et je m'amuse un peu. Celle à qui je dicte ceci diffère beaucoup de mon petit secrétaire de l'étang de Saint-Cucufa. Elle est bien plus grande. C'est presque une femme. (« Presque ? ») Elle écrit sur du beau papier transparent (vous le voyez) avec un instrument qu'elle appelle « fountain-pen ». Je n'avais encore jamais vu cela. Elle est drôle et incassable (la fillette) et lascive comme une déesse, avec un air vraiment d'être descendue de l'Olympe hier matin. Elle vient de Roquebrune, tous les jours. Levée avec le soleil, elle arrive dans la rosée, repart pour se mêler innocemment aux promeneurs matinaux, et ne quitte jamais son masque royal, même quand elle murmure essoufflée : « Darling ! darling ! » Elle me plaît beaucoup. (Ici, la « fountain-pen » s'enfonce terriblement dans mon genou, mais je ne dis rien, je suis content). Ses curiosités sont infinies, et elle les satisfait méthodiquement, sans jamais se départir de son sérieux. J'aime cela. L'amour est sérieux. Il peut, quand on a une sensibilité profonde, faire pleurer ; faire rire, jamais. Il n'y a que parmi les hommes que l'on rit en aimant. Les dieux ne rient jamais, si ce n'est de la sottise des hommes. Quand ma petite Anglaise est très émue, elle me récite des vers, puis elle me les traduit, car je ne connais que les langues méditerranéennes. Elle dit, en me caressant : « Tiens, couche-toi sur ce tapis de fleurs, Pendant que je caresserai tes aimables joues, Pendant que je piquerai des roses parfumées dans le poil soyeux de ta douce tête Et que je baiserai tes larges belles oreilles, ô ma tendre joie ! ... Oh ! comme je t'aime ! Je suis folle de toi ! » Et quelquefois je m'endors, pendant qu'elle me regarde amoureusement. Mais je reprends mon histoire où je l'avais laissée. Je tiens à vous conter les deux traits qui me font beaucoup d'honneur, à ce que je pense, et que je vous ai promis. J'aimais depuis deux jours et deux nuits la belle jeune femme qui était venue à moi en criant : « Fauno ! Fauno ! » Nous étions vers les heures du soir; le soleil brillait avec ardeur et ses rayons, passant sous les pins, illuminaient la terre, chaque brin d'herbe, chaque fleur. Mon amie dormait et pour la préserver des mouches bourdonnantes, car elle était nue, j'avais jeté sur elle sa grande écharpe déployée. Mais de temps en temps, ne pouvant résister à mon désir, tant elle était belle, je venais soulever un coin du voile et je la regardais dormir. A un certain moment, je m'aperçus avec frayeur que nous n'étions pas seuls. Un être nous épiait, caché dans les buissons. Je courus à l'ennemi : un homme se leva. Je me jetais sur lui, tout hérissé de jalousie, lorsqu'il me fit un signe à la fois impérieux et amical : « Comprends-tu la langue des hommes ? me dit-il. Alors, sache que je ne viens pas te combattre. Je me promène en quête de belles choses. Je cherche la Nature, et il me semble que je l'ai trouvée. Alors, je regarde. Es-tu une bête, es-tu un dieu ? Je suis un dieu. C'est donc vrai, murmura le jeune homme, qu'il existe de tels êtres ? Et elle ? Elle ? C'est une femme, mais aussi belle que ma mère, qui était une déesse. Je suis né en Phrygie, au temps où les dieux étaient sur la terre aussi nombreux que les hommes. Laisse-moi faire ton portrait et celui de la femme divine qui repose à nos pieds. » Il tirait de son pourpoint un carton et des crayons. Je consentais à sa fantaisie, lorsque mon amie se réveilla. A demi soulevée sur son bras, elle disait : « Seigneur Allegri, vous ne me trahirez pas, j'espère ? Ah ! c'est la Fosca. Je ne te savais pas si belle, ténébreuse beauté! Et aujourd'hui lumineuse, n'est-ce pas ? Mais près comme un chêne surpasse un lierre ? » J'eus un sourire qui me fit une bouche si large qu'Allegri reprit : « C'est bien un Faune. Il ressemble à celui que fit, il n'y a pas longtemps, le seigneur Buonarrotti, pour amuser notre très saint Giulio. » Pendant qu'Allegri traçait sur son carton une figure où je me reconnaissais, la Fosca s'était levée et, drapée dans son écharpe, elle s'éloignait. J'allai chercher de l'eau dans une corne de buffle, la Fosca réunit quelques fruits, des mûres, des pommes et des pignons et nous fîmes une collation agréable. Allegri revint plusieurs fois les jours suivants. Il dessinait sur des morceaux de carton avec des crayons de plusieurs couleurs. La Fosca, dès qu'il arrivait, s'étendait nue dans la pose que vous connaissez, et moi j'avais la bonté de rester là, tenant le voile que je venais d'enlever, et dans une attitude de désir qui n'était pas feinte. Cette comédie m'agaçait un peu. Je trouvais les séances longues. Et puis la Fosca avait des sourires trop heureux dans son sommeil simulé, son ventre et ses seins se soulevaient avec trop de complaisance. Une nuit que nous étions restés très tard à deviser et à rire (il avait apporté des confitures et un flacon de vin), le ciel, au septentrion, pâlit légèrement. « Il est temps, dit alors Allegri, en se levant. Venez. Dans une heure nous aurons gagné la masure solitaire où j'ai établi mon atelier. Mon tableau est fini, mais je voudrais, au moins une fois, le comparer à la réalité, car le souvenir de mes yeux a pu me tromper, quoiqu'ils soient des miroirs très fidèles. » Nous le suivîmes. L'œuvre était parfaite. La Fosca respirait vraiment et moi j'étais vraiment beau, avec mon air amoureux. Des peaux de bêtes attendaient la Fosca, qui s'y étendit, dévêtue, et Allegri, comme avec fièvre, les yeux à la fois sur le modèle et sur le tableau, jeta sur son œuvre de rapides touches, dont chacune, quel miracle! en augmentait le relief, l'éclat, la vie. A ce moment-là, c'était bien lui, le véritable dieu I « J'entends les paysans, cria-t-il tout à coup. Sauve-toi. Je te la ramènerai ce soir. » Je m'enfuis, car je crains fort les fourches. Je n'ai jamais revu la Fosca. Sa perte ne me fut sensible que dans les premiers jours, car j'avais bien senti qu'elle m'aimait moins, depuis qu'elle se livrait à l'admiration d'Allegri, et d'ailleurs, j'en avais tiré tant de plaisirs que la satiété approchait. Je fis, peu a près, la rencontre d'une jeune paysanne qui me la fit tout à fait oublier. Cependant, ce n'est jamais sans émotion que je revois l'image de ce bel Allegri, mon portrait et la nudité divine de celte noble Fosca que l'amour transformait en bacchante, mais qui ne fit jamais, dans les attitudes les plus lascives, un geste disgracieux. Sa beauté lui a valu l'immortalité : elle vivra autant que moi, autant que les arbres, les fleuves et les montagnes, autant que le monde. Ma petite Anglaise m'en apporta hier la photographie. J'aime mieux les anciennes gravures, mais cette manière est peut-être plus exacte. Pourquoi appelle-t-on cela Jupiter et Antiope, la petite, pas plus que d'autres, jamais n'ont pu me le dire ; Vous saurez, vous, du moins, que cela représente le Faune Antiphilos et la Fosca, depuis marquise de Sassuolo. Un mois plus tard, Allegri revint me voir. J'étais avec ma jeune paysanne et pourtant je m'apprêtais à lui faire des reproches, lorsqu'il me dit, d'un air fort mélancolique : « Elle m'a quitté à mon tour. C'est bien fait, répondis-je. Sans doute, mais toi, tu es consolé et moi, je ne le suis pas encore. » Il me conta que la Fosca était la fille d'un patricien de Modène fort dissolu et endetté, qui l'avait vendue à un prêtre. Elle poignarda le prêtre au moment même du viol et s'enfuit à Sassuolo où le vieux marquis Giambattista la rencontra, la recueillit et la cacha pour sa beauté. Ensuite, elle fut sa maîtresse, par reconnaissance, et vécut à sa cour sur le pied d'une noble dame. « Elle était avec lui, à la chasse, quand elle courut vers toi. Il y a huit jours, le marquis, qui faisait de grandes recherches pour la retrouver, apprit que je cachais une femme dans ma masure. Il vint ; au lieu de se mettre en colère, il pleura, pardonna, m'acheta mon tableau et m'invita au mariage. Elle est la marquise de Sassuolo.depuis ce matin, Les vieillards ont des idées singulières. Quelles œuvres j'aurais faites avec un tel corps ! Tu n'es ni homme, ni dieu, Allegri, tu es peintre. » Il ne répondit pas et resta longtemps songeur. Je ne l'ai jamais revu. ANTlPHILOS, (La suite prochainement.) REMY DE GOURMONT. Mercure de France, 1er août 1907, p. 489-492. |