Le songe brisé

PRÉFACE

« Il me sembla que le songe que je poursuivais se brisait soudain en petits morceaux innombrables, mais dont chacun avait gardé sa place, à peu près comme dans un jeu de patience l'histoire peinte sur le carton se trouve partagée en petits carrés, losanges, oves et figures encore plus capricieusement découpées. Peu à peu, l'ensemble se désagrégea et, comme un enfant en colère, j'emmêlai si bien toutes ces [7] petites peintures qu'il me fut impossible ensuite de reformer l'originale vision. Il me restait toujours dans la main un nez ou un pied, une bouche dont je ne savais que faire, encore que le tableau parût complet. Alors, dans un nouvel accès d'impatience, je les mêlai à nouveau et je m'endormis au milieu de ma destruction.

Quand je me réveillai, je vis clairement que ce que j'avais bousculé ainsi c'était l'image même des événements de la vie tels que perçus journellement. Et je trouvai qu'ils avaient tout autant de signification dans leur désarroi que dans le classement logique selon lequel ils m'étaient d'abord apparus.

Ce fut pour moi une leçon. J'y appris que les choses faisaient tout aussi bien à l'envers qu'à l'endroit et que c'est une grande duperie de passer à les redresser même un instant de vie, même un instant de songe. » [8]

L' esclave

« Un des faits les plus importants de l'histoire zoologique de la terre est la domestication de l'homme par les animaux qu'à cause de cela on appelle domestiques. Animal féroce, doué d'une belle vigueur musculaire, l'homme a été réduit en esclavage par les éléphants, les chameaux, les vigognes, les yacks, les buffles, les chevaux, les moutons et autres espèces animales que tout le monde connaît. On ne rencontre pour ainsi dire aucun homme en liberté sur la surface de la terre ; s'il y en a encore quelques-uns [9], ils mènent une vie fort misérable, car il leur est très difficile, sans le secours d'une des espèces aptes au travail et à la civilisation, de pourvoir à leur propre existence. Ces subtils animaux traitent leur conquête avec douceur, n'exigent de lui que des travaux utiles, l'entretiennent même dans un certain bien-être. Il y en a d'extrêmement modérés dans leur domination, comme les ruminants qui n'exigent de lui que de l'eau, de l'herbe fraîche et, en hiver, du foin ; il faut dire que tant de mansuétude permet aux mauvais instincts de l'homme de reparaître ; les assassinats ne sont pas rares parmi ces doux animaux, qui n'ont que bien rarement le courage de sévir. Le cheval est plus exigeant. Outre une succulente nourriture, à laquelle l'homme pourvoit avec une ponctualité rare, il exige qu'on le mène à la promenade, qu'on lui cire ses bottes, qu'on fasse sa toilette. Ce n'est pas un sort très enviable d'être l'esclave d'un cheval. Mais les plus terribles des maîtres sont, pour l'homme, le chien et le chat, qui en sont arrivés, surtout à [10] Paris, où ces mœurs ont été observées, à vivre dans une indolence absolue. Il faut que le malheureux esclave soit aux petits soins pour eux. Le chat, qui est tout petit, le fait trembler, lui commande d'ouvrir les portes, d'apporter à manger rien qu'en le regardant d'un certain air. Son mauvais naturel est bien dompté. Tel est l'ascendant d'un caractère dominateur qu'il a fini par sentir que la révolte est inutile. Un coup de griffe le lui rappelle de temps en temps. Ces choses sont encore mal connues. On croit que ce n'est pas la même espèce d'hommes qui est esclave de l'éléphant, esclave de telles ou telles autres espèces... » Extrait d'un Rapport présenté à l'Académie martienne. Traduit par Remy de Gourmont. [11]

La robe

Il se dessine une campagne, on n'ose dire un mouvement, contre le costume masculin. On lui trouve beaucoup d'inconvénients, dont le principal est d'être fait de pièces et de morceaux. Comptez-les. Il en faut davantage pour vêtir un homme que pour habiller une femme. Il n'est pas hygiénique, il préserve mal du chaud et du froid. Il engonce les articulations. De quels gestes un homme est-il capable, revêtu d'un gros pardessus d'hiver ? Il est de tissus rugueux, lourdement feutrés. Supplice l'hiver, il n'est [12] pas moins supplice l'été, car en aucune saison il n'ose évoluer vers l'ampleur et vers le flottant. Alors, quelques-uns pensent à la robe, qui permet à son gré de courir ou de découvrir le corps en dessous de la robe. Quelle joie ne nous serait pas l'été, même le plus torride, avec une ample et longue tunique de souple et légère étoffe qui laisserait libres les jambes, permettrait à l'air de circuler tout autour du corps ! On aurait vite la peau poussiéreuse. Oui, mais quelle excellente occasion pour se baigner ! En hiver, ce serait la robe de fourrure, comme encore au quatorzième siècle. Car il n'y a pas une éternité que l'homme s'emprisonne dans des vêtements ajustés ; il n'y a que quelques siècles. En de vieilles miniatures, l'homme et la femme se ressemblent singulièrement. La robe (le froc, mais en plus ample, donne assez bien l'idée de la robe qu'il faudrait) n'empêche nullement l'activité. Les soldats lydiens, d'autres aussi, combattaient en robe. La robe prive-t-elle la femme du tennis, du cheval ou de la bicyclette ? Mais [13] si elle était un obstacle à certains exercices et à certains métiers, elle s'accommoderait à merveille avec beaucoup d'autres. Pour moi, j'en suis arrivé à presque trouver ridicule un homme qui ne revêt pas la robe pour rester chez soi. Je ne me conçois pas autrement vêtu quand je m'assieds pour écrire et même je ne m'astreins au costume masculin que quand je dois sortir ou recevoir des gens sans familiarité. Ce n'est pas une robe de chez Paquin. Non, c'est la robe du treizième siècle, souple, ample et drapée. Quand la mode me permettra-t-elle de sortir ainsi ? Je suis sans espérance. [14]

L'évadé

On signalait ces jours derniers un mauvais sujet dont la profession semble être de s'évader des prisons où le dirigent ses méfaits. J'aime assez ce personnage, si peu recommandable que soit sa conduite, et je le proposerais volontiers en exemple à ceux qui se laissent trop docilement interner dans une croyance, une idée, une habitude. [15] Oui, faisons comme lui, évadons-nous. La vie ne devrait être qu'une évasion perpétuelle. Nous nous croyons libres ; quelle bêtise ! Nous ne pouvons pas même sortir d'une habitude, ou si nous en sortons, c'est pour revenir bientôt reprendre notre collier et notre chaîne, comme un bon chien docile. Changer de vie, de vie matérielle, de vie intellectuelle, de vie sentimentale, ce serait pourtant comme si l'on recommençait de vivre à nouveaux frais. Les choses ne sont plus les mêmes, les visages ont d'autres sourires ou d'autres grimaces. Nous comprenons autrement les hommes, puisque ce ne sont pas les mêmes hommes auxquels nous devrons notre nouvelle éducation. Quand on aime une autre femme, l'amour ne semble-t-il pas tout nouveau ? Ne semble-t-il pas que nous n'ayons pas encore aimé, tant est vif notre sentiment de rajeunissement ? Quel ne serait-il pas si nous pouvions sortir ainsi périodiquement de tout ce qui nous entoure, nous étreint, nous courbe. Je veux essayer, j'essaye, mais quel poids j'ai à traîner ! Je ne laisse rien ? Non, rien. Ah ! que c'est lourd ! Je m'en vais, les mains dans mes poches, et il me paraît que je tire un monde derrière moi et que j'ai des fardeaux [16] à chaque bras et que mes épaules sont écrasées par des poids inconnus. Ah ! je vois ce que c'est, j'ai oublié de me délivrer de moi. Mais comment faire ? Je ne pourrai jamais ! Je m'étais débarrassé de tout, j'étais nu, je me croyais libre. Hélas ! j'avais oublié le fardeau que je me suis à moi-même. Je reste. [17]

Le téléphone

La plupart des Français pensent obscurément du téléphone ce que M. Degas en a dit tout haut. Ils se résignent mal à répondre, comme des domestiques, à une sonnerie. Aussi n'est-ce guère chez nous qu'un instrument d'affaires. Encore connaît-on beaucoup de commerçants qui, mettant en balance les commodités et les ennuis du téléphone, s'en privent, même à leur détriment. Cela fait certainement pitié aux Américains, mais le Français, qui goûte le plaisir de gagner de l'argent, goûte aussi d'autres plaisirs, parmi [18] lesquels celui d'avoir la paix chez soi et de n'y être pas dérangé par le premier venu. Cela explique que la France occupe le dernier rang parmi les peuples qui téléphonent.

L'Angleterre n'est pas beaucoup plus empressée. Sans doute, il y a d'autres causes, comme la mauvaise organisation de ce service, mais il y a une cause psychologique qui me paraît être celle que j'ai indiquée. Parler à distance est merveilleux, mais c'est une de ces merveilles dont on se passe fort bien et de celles qui n'ont pas beaucoup amélioré le bonheur des hommes. Il a même de sérieux inconvénients. S'il habitue les gens à prendre des décisions rapides, il les habitue aussi aux décisions inconsidérées ainsi qu'au bavardage oiseux. Le téléphone, qui fait gagner du temps, en fait peut-être perdre plus encore, sans qu'on s'en aperçoive, en même temps qu'il incite à une activité un peu fébrile. Que de choses se disent par le fil auxquelles on ne pense plus dix minutes plus tard et qu'on n'aurait jamais écrites ! Certes, il est des gens, [19] pas beaucoup, peut-être pas deux, avec lesquels j'aimerais bien parler quelques minutes tous les matins, mais de quel prix faudrait-il payer ce plaisir ! Que d'autres voix indifférentes ne faudrait-il pas écouter ! Je n'ai nullement l'âme téléphonique. [20]

La révolution

Quand connaîtra-t-on la Révolution, son esprit, sa diversité ? M. G. Lenôtre avoue en être encore loin, ce qui me fait croire qu'il n'y a peut-être que les ignorants pour qui cela n'a plus de secrets. Ignorants n'est pas le mot, je veux dire les simples et qui ne voient les événements et les hommes que d'après le patron de leur propre esprit. L'autre jour, Mme E. de Clermont-Tonnerre, au cours d'une étude, bien jolie et d'un ton si mesuré, sur le château de Passy, nous révélait que le marquis de Boulainvilliers [21] était l'ami de Fouquier-Tinville, qui le laissa se livrer pendant la Terreur à toutes sortes d'imprudentes démarches pour sauver sa fortune. M. Lenôtre nous disait hier que le même Fouquier-Tinville portait sous sa chemise une médaille de la Vierge, qu'il avait des sentiments religieux au point de veiller à ce que ses victimes reçussent l'absolution. Il en envoyait régulièrement la liste à l'évêque constitutionnel, Gobel, qui y pourvoyait, mais de plus il autorisait tacitement, le fait semble incontestable, l'activité d'un prêtre non-jureur, l'abbé Eymery, à la Conciergerie. C'est par ses soins que Danton (qu'il avait marié secrètement) rencontra sur son chemin vers la guillotine un prêtre, sous le geste duquel le tribun baissa la tête. M. Eymery faisait ce qu'il voulait à la Conciergerie ; libéré, il y rentra jusqu'à trois fois. Il hantait les couloirs la nuit, distribua force consolations de la dernière heure et à la reine même. Qui avait assez d'autorité pour le laisser faire, sinon Fouquier-Tinville ? Pour moi, je suis bien aise [22] qu'il ait protégé ce curé, qu'il portât un pieux médaillon et qu'il eût de l'amitié pour M. de Boulainvilliers, lequel, prévôt de Paris, lui avait épargné la potence. Ce cruel homme était donc capable de plusieurs sentiments humains et même de celui de la reconnaissance. Mais quelles âmes mêlées que celles de tous ces révolutionnaires et quelle naïveté de les voir tels que des blocs rigides ! Tigres ou héros, vous retrouvez au fond de tous le petit garçon qui n'a point perdu le souvenir des leçons de son curé. [23]

La mort

Il me semble que M. Maeterlinck a fait bien de l'honneur aux théosophes, spirites et autres apôtres de la réincarnation ou de la communication avec les morts, en discutant leurs théories. Il est vrai que ce fut pour en montrer le néant. Les hommes ne peuvent pas parler sérieusement de la mort ; ils y mêlent toujours de la fantaisie, des idées de survivance, de promenade dans les étoiles. Il n'est pourtant pas de question plus simple ni qui prête moins au rêve. La vie est de la matière organisée ; la mort est la destruction [24] de cet organisme, l'anéantissement des effets qu'il produisait. Par une illusion, qui est commode pour le discours, on distingue toujours soigneusement, dans l'homme, le corps qui est matériel et l'âme qui ne l'est pas. On va plus loin ; comme il faut bien consentir à la désagrégation de l'organisme, qui est un fait, on reporte ses complaisances sur l'âme qui, n'étant pas visible, supporte assez bien l'hypothèse de la permanence. Ici a lieu l'envol vers les religions, les philosophies et aussi les escamotages. L'âme est un effet, c'est un produit, mais que répondre à ceux qui la tiennent pour une cause et une cause productrice. On ne peut répliquer aux immortalistes qu'en leur démontrant qu'ils raisonnent mal, mais comme ils n'acceptent pas la critique et la retournent, ni l'un ni l'autre parti ne peut être vaincu. L'anéantissement est impossible, dit M. Maeterlinck. Mais prenez garde qu'il ne joue qu'en apparence sur les mots. Les éléments corporels sont immortels, comme la matière même. La question n'est pas l'anéantissement [25] des éléments, mais la désagrégation des éléments, à laquelle ne peut pas survivre une conscience qui était le produit de l'organisme qu'ils formaient. Il sait cela, et c'est cela qui donne à son livre au titre brutal, La Mort, son air terrible de consolation ironique. [26]

Au pôle

La fin héroïque et horrifique du capitaine Scott et de ses compagnons d'aventure montre que ce n'est pas le tout d'aller au pôle Sud, mais qu'il faut en revenir. Ce chemin est semé d'embûches, mais ces hommes n'auraient pas touché au but mystérieux de leur voyage, qu'on ne les admirerait pas moins. Car le pôle est bien secondaire dans une telle entreprise, dont la beauté est faite surtout de l'énergie qu'il faut pour s'y jeter. Je vois aussi moins d'héroïsme dans leur mort même, dont un hasard les sauvait, une saute de [27] vent, que dans l'idée de risquer sa vie pour une vaine conquête. Il avait voulu, ce Scott, être celui qui a vécu quelques jours, ou quelques heures, sur ce point chimérique, puisqu'il n'y a peut-être aucun moyen de savoir si on le foule exactement, car il se déplace sans cesse ; c'est d'un beau désintéressement, encore que de telles découvertes n'aillent pas sans certains avantages corrélatifs. Le désintéressement consiste surtout en ceci, que si on manque le but, on n'est rien pour les peuples et que les chances de le manquer sont beaucoup plus grandes que celles de l'atteindre. Est-ce l'avoir atteint que d'être mort sur la route du retour ? Sans doute, si l'on ne regarde que le fait lui-même, le fait matériel et séparé de ses conséquences dans le monde. Sans doute Scott est mort avec la conscience d'avoir touché au pôle, avec la conscience de sa gloire, mais de quelle amertume ce succès et cette gloire intérieure ne s'imprégnèrent-ils pas, là-bas, sur un lit de neige ? Voilà le désintéressement et voilà le courage : risquer cela. [28] Tenir son rêve dans sa main et ne pouvoir refermer ses doigts sur lui ! Nous lui rendrons justice, et ce ne sera qu'une dérision de plus ? Peut-on rendre justice à celui qui n'est plus ? Non. Dans ce cas-là, la justice que nous rendons n'est rendue qu'à nous-mêmes. Et la justice même n'est qu'une dérision. [29]

La vie fluide

Quand une crise d'un mal quelconque vous impose une diète presque parfaite, on a du moins la satisfaction de considérer la vie d'un regard tout a fait désintéressé. Celui qui vit avec trois tasses de thé et quelques cigarettes russes se sent au-dessus des contingences, sur lesquelles il flotte avec une lucidité malheureusement un peu vague. Le principal inconvénient d'un tel régime est d'amener une certaine difficulté à joindre ses idées. On les aperçoit bien, mais elles ne se laissent pas saisir , à cela près, quelle liberté [30] d'esprit et quelle indépendance ! On ne se sent tenu par rien, on n'a que de toutes petites préoccupations qui ne sont là vraiment que pour vous distraire, et les heures passent fluides. Oui, ce que j'éprouve surtout en cet état, c'est la fluidité du temps. Il coule comme de l'eau et coule sur place, si l'on peut dire, disparaissant à mesure qu'il est créé. Ce n'est pas un problème pour moi de savoir comment vont passer les heures d'une longue journée, sans travail, sans presque de lecture, sans conversation, sans incidents. Elles passent très bien. Je crois que je me résignerais difficilement à vivre plus que quelques jours de cette vie ralentie, un peu animale, peut-être, mais une semaine, parfois, ce ne serait pas désagréable. Je dois dire que cet état est tout nouveau pour moi : c'est peut-être sa nouveauté qui en fait le charme relatif. Il n'a rien d'extraordinaire pour certaines personnes qui, pour un rien, se mettent à la diète, gardent la chambre et même le lit. C'est un système, c'est même un bon système et qui vaut sans doute mieux que [31] les médicaments dont on abuse tant aujourd'hui. Se reposer et attendre : la nature fait le reste. Adieu. Après ce grand effort, je me replonge dans le Nirvana. [32]

Les musées et la vie

A la suite de l'aventure du Louvre, on va beaucoup parler des musées et les uns vont se prosterner devant ces sanctuaires de l'art, tandis que les autres, avec irrévérence, vont hausser les épaules devant ces vastes repaires du bric-à-brac. Pour visiter avec fruit le Vatican, qui est le plus vaste et le plus riche musée du monde, on estime qu'il faudrait deux ans. Peut-être faudrait-il un peu plus pour se mettre dans l'œil les autres musées d'Italie, y compris les Églises et encore omettrait-on fatalement, si on disposait [33] de si peu de temps, bien des coins curieux. Mettons qu'en cinq ans on en vînt à bout, ces cinq ans ne seraient-ils pas mieux employés à vivre, à fréquenter les hommes intelligents, les femmes belles, la nature vivante, à étudier les ressorts secrets de la Société, si difficiles à bien comprendre et qui pourtant devraient nous intéresser avant tout ? Il est convenu, entre gens cultivés ou qui se croient tels, que l'étude des musées est indispensable à une bonne éducation. Sans doute, mais ce n'est qu'une convention. Si l'on réfléchit, on s'aperçoit assez vite que la contemplation de tant de choses peintes ou sculptées n'est pas d'une grande ressource pour l'intelligence. La manière dont un homme a interprété la nature n'est qu'un fait fort secondaire. Allez dans les musées, si l'œuvre d'art vous donne du plaisir, mais prenez garde aussi d'y fausser votre jugement, dont vous avez besoin pour participer à la vie. J'ai toujours observé que les amateurs frénétiques de peinture, c'est-à-dire d'artificiel, avaient un grand [34] dédain pour la vie ou ne la jugeaient qu'en comparaison avec l'art, qui en diffère tant. Avez-vous entendu de ces gens qui disent devant un paysage : « Un vrai Corot ! un Ziem ! un Monet ! » et n'avez-vous jamais eu envie de les étrangler ? Ne vous semblait-il pas que la magnificence des choses se rapetissait en prenant un nom ? « Regardez ce coucher de soleil, disait-on à un marchand de tableaux. Oui, c'est bien, mais ça manque de cadre ! » [35]

Les eugénistes

C'est la première année qu'on s'occupe d'eux. Il y a pourtant longtemps déjà qu'ils écrivent, qu'ils se réunissent et qu'ils parlent. Ce sont des gens qui ont quelques idées déplaisantes et qui veulent les imposer aux autres personnes. La plus grave est l'intrusion de la science dans l'amour. Et ils ne prennent pas la chose au point de vue humoristique, comme Charles Cros qui a précisément écrit la Science de l'amour. Non, la principale idée eugéniste, c'est la Science dans l'Amour, ce qui n'est pas du tout la même chose. [36] Bref, ils voudraient que l'on s'occupât de la reproduction humaine avec le même soin que l'on s'occupe de la reproduction chevaline, ovine, bovine, voire porcine. Permet-on, par hasard, à un étalon, à un taureau, de se promener par les herbages et d'élire celles qui lui donnent dans l'œil ? Non pas. Outre qu'on a choisi avec soin l'animal qu'on destine au noble rôle de reproducteur, on l'entoure encore de soins particuliers, puis on le surveille, pour qu'il ne se galvaude pas, enfin on l'enferme et on lui amène une par une ses petites épouses. L'espèce humaine n'est soumise à aucune discipline de ce genre. Il y a bien des endroits où ce sont les épouses momentanées qui sont parquées en attendant la visite nuptiale, mais, malgré les apparences, ces lieux ne sont pas destinés à la reproduction. Parmi l'humanité, les unions se font au hasard et, en principe, tout homme peut épouser toute femme et lui faire un enfant sans nulle autorisation. Les eugénistes trouvent cela déplorable. En effet, parmi les hommes qui se [37] destinent d'eux-mêmes au noble état susdit, il y a des quantités de malades, tuberculeux, alcooliques et autres, qui n'obtiennent qu'une progéniture médiocre et tarée comme leurs parents. Les eugénistes voudraient mettre fin à cela. Ce sont eux qui ont inventé le certificat d'aptitude au mariage. [38]

L'avenir des chevaux

L'autre jour, un chroniqueur de beaucoup d'esprit s'étonnait qu'on s'intéressât encore à la cavalerie, cette vieillerie. Que ne remplace-t-on, disait-il, tous ces quadrupèdes par des bicyclettes et par des autos. Je crois qu'il n'a pas eu bien nettement la vision des terres labourées de la Beauce ou de la Normandie, ou de partout ; la vision des prairies humides, ni celles des haies multiples, ni celles des champs de betteraves, ni du reste des campagnes. Qui dit roues, dit aussi routes, ou du moins terrains suffisamment [39] unis pour permettre de rouler. Heureusement que la terre entière de France n'est pas encore toute en routes, il faut tout de même qu'il en reste pour la culture et pour le pittoresque. Donc, en temps de guerre, si on peut passer partout avec un cheval, le chemin est fort restreint pour une machine montée sur roues. Donc l'avenir militaire est aux chevaux aujourd'hui comme au temps de Charlemagne. Cela serait, d'ailleurs, grand malheur pour l'agriculture, si le cheval venait, non pas à disparaître, ce qui n'est guère possible, mais à diminuer trop sensiblement. Le cheval est, en effet, la grande ressource des paysans et le seul élevage qui lui procure des . bénéfices. Le reste de la ferme sert à son fermage et à son entretien. Le cheval, acheté par la remonte, représente le gain, aléatoire comme tous les gains, ce que l'on met de côté, ce qui compense les années de désastre, qui se représentent trop souvent. Mais, à bien d'autres points de vue, l'utilité du cheval est tout aussi grande aujourd'hui qu'hier. Plus de la moitié des Français [40] habitent la campagne et, à la campagne, un cheval coûte peu de chose ; il reste donc, par excellence, la machine économique et celle qui a l'avantage de pouvoir s'entretenir avec des produits du sol, tandis que la nourriture des chevaux d'automobile s'achète, et assez cher, à l'étranger. Le cheval est archaïque aux yeux de quelques-uns. Mais le pain aussi est archaïque et le vin et l'air que nous respirons. Et au fond, il n'y a peut-être de vraiment bon dans la vie que ce qui est archaïque. [41]

La nourriture

Il faut avoir senti la faim, ne fût-ce que par ordonnance, pour comprendre l'importance de la nourriture dans l'humanité et ce qu'elle peut comporter de tragique. Comme on voit alors que de toutes les questions, une seule importe vraiment, la question physiologique. On ne s'en rend pas bien compte dans le courant de la vie organisée, mais il suffit d'un accident qui la détraque un peu pour que nous nous sentions aussitôt des êtres primitifs, que passionne une seule chose, la nourriture. Elle prend vraiment une [42] importance eucharistique. Le pain, auquel nous ne pouvons toucher, nous semble vraiment renfermer la vie. Il contient toute la nature. Nous lui sourions comme à une bénédiction, et il semble que par lui, nous pourrions communier avec le monde fini et avec le monde infini. Et c'est la vérité même, le pain étant pris pour symbole. L'homme qui a faim acquiert plus de choses en mangeant qu'il n'en pourrait acquérir en lisant tous les livres qui ne contiennent jamais que les divagations des hommes rassasiés. Préoccupation vulgaire, disent les marchands de spiritualité, dans lesquels se tasse un bon repas. Préoccupation très haute, doit répondre le philosophe, parce que sans celle-là, toutes les autres seraient vaines. Il ne semble pourtant pas que les États, qui s'occupent tant de l'esprit et auxquels cela réussit généralement si mal, aient regardé avec beaucoup de soin cette question de la nourriture matérielle. C'est au delà qu'ils portent leur souci, sans se rendre bien compte que c'est pourtant l'étape nécessaire. Or, la plupart [43] des gens ne mangent pas, ou mangent si mal et si peu qu'ils ne peuvent former un terrain solide sur lequel pousse la plante spirituelle. Celui qui ne mange pas n'a pas d'âme saine. Elle végète, elle est desséchée, elle se fane. Les malheureux l'arrosent avec de l'alcool. [44]

Méthode funéraire

Je trouve dans un journal spécial l'exposé d'une méthode décisive qui doit permettre aux citoyens conscients et autres d'obtenir, malgré leur famille, des obsèques conformes à leurs idées philosophiques, c'est-à-dire civiles. Il est très bien d'avoir de la logique dans l'esprit et de se vouloir une fin sans contradiction avec sa vie, mais n'est-ce point aussi pousser les choses un peu loin que de prendre tant de précautions pour une formalité dont nous serons absents, au moins par la pensée ? Puis, réfléchissons que [45] l'Église est merveilleusement organisée pour les enterrements et que la Société civile ne l'est nullement. Elle traite avec une parfaite égalité l'homme et le caniche, Lesbie et son moineau. Tandis que l'Église dispose pour les réunions funéraires d'admirables édifices, frais en été, chauffés en hiver, où se déroule avec sécurité le symbolisme de ses cérémonies, appuyées à l'occasion par des chants et des musiques qui peuvent être sublimes, la Société civile n'a pourvu à rien de ce genre. Elle ne nous offre même pas un hangar pour nous abriter de la pluie ou du vent. Si on ne veut pas de l'Église, on n'a rien. Il faut se réunir à la porte d'un cimetière lointain où l'on piétine dans la boue, dans la neige ou dans la poussière. C'est indécent, malsain et même dangereux. Les gens qui veulent faire acte de déférence aux parents du défunt les saluent à l'Église et s'en retournent chez eux. Dans la méthode civile, ils sont obligés à un pèlerinage rebutant, même si aucun sentiment intime ne les pousse. C'est là un des [46] points où l'on voit que la Société civile n'est pas encore organisée, et tant qu'elle ne le sera pas sur ce point, on donnera, même incroyant, la préférence à l'Église, où tout est prévu, où tout se fait avec décence et, si l'on veut, avec magnificence. [47]

Les étoiles

Il paraît que l'autre jour, comme on représentait à Lyon la tragédie lyrique, musique de M. Mariotte, le Vieux Roi, le public s'égaya beaucoup de cette phrase dite par une jeune fille qui contemple par la fenêtre le ciel étoilé : « Je suis enivrée de l'odeur des étoiles. » Cela prouve seulement, je pense, que ces braves gens, quand il leur est arrivé, ce qui doit être rare, de regarder le ciel par une claire nuit d'été, l'ont fait sans arrière-pensée et n'ont aucunement senti le besoin, pour justifier leur sensation, de faire appel [48] à une des nombreuses comparaisons qui viennent naturellement à l'esprit. Un jour, Victor Hugo y vit un champ de blé, où le moissonneur avait oublié sa faucille, le croissant de la lune. Tout le monde connaît ces vers admirables : « Et Ruth se demandait... — Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été — Avait en s'en allant négligemment jeté — Cette faucille d'or dans le champ des étoiles. » Pour moi, le ciel m'apparaît sans doute comme un jardin éclatant de fleurs, et l'idée des fleurs mène à l'odeur des fleurs, nécessairement. Il est même plus naturel de se représenter des fleurs odorantes que des fleurs sans parfum. Dès qu'on laisse aller son esprit à quelque poésie, les images naissent, se transposent et s'entrelacent. Quand on n'a aucune poésie dans l'esprit, il ne faut pas lire les poètes, pas même aller écouter des poèmes mis en musique. La logique ordinaire en sera choquée. Les étoiles m'évoquent toujours quelque chose qui n'a directement aucun rapport avec elles. Hier soir, le long d'une avenue, qui mène [49] au bois de Boulogne, je les regardais à travers les branches sans feuilles, et elles me semblaient encore des fleurettes lumineuses apparues, comme des pâquerettes ou des anémones, sous les arbres nus du bois ou du verger. Pour saisir les étoiles et les incorporer à sa sensibilité, il faut bien les transformer en quelque chose de sensible. Les étoiles sont des apparences et ne nous appartiennent qu'en leur qualité d'apparences. Si je ne pouvais pas en faire ce que je veux, elles ne m'intéresseraient plus, car je ne suis pas astronome. Les spectateurs du Grand Théâtre de Lyon, non plus. Alors qu'est-ce que c'est pour eux que les étoiles ? [50]

Stèles

Il m'est arrivé de Chine, l'autre jour, un livre imprimé sur papier de Corée, disposé à la chinoise en forme d'accordéon, semé, çà et là, de caractères chinois, donc que la plus élémentaire curiosité commandait d'ouvrir aussitôt. C'est ce que je fis, et je fus soudain plongé dans l'enchantement. Ce livre a pour titre Stèles et pour auteur un médecin de la marine, Victor Ségalen ; c'est un recueil de poèmes en prose. Mais ce qui le caractérise encore et mieux que tout, c'est sa beauté profonde et sereine. Je n'ai qu'un regret, [51] c'est qu'il soit tiré à petit nombre, et surtout qu'il ne soit pas mis dans le commerce. Il y a des jours où je ne suis pas égoïste. J'espère que nous le verrons bientôt sur toutes les tables où il doit être, près de ceux qui aiment la poésie, la philosophie et le mystère. Es-tu « attentif à ce qui n'a pas été dit, soumis à ce qui n'a pas été promulgué, prosterné vers ce qui n'est pas encore ? » , rêve de ce livre aux mille pensées. Es-tu philosophe, écoute ce qui convient aux solitaires : « Moi, le Solitaire, je n'aime pas les visiteurs importuns » ; le Sage dit : « Étant sage, je ne me suis jamais occupé des hommes. » Penses-tu souvent à la mort, écoute ceci : « Certes la mort est plaisante et noble. La mort est fort habitable. J'habite dans la mort et m'y complais. » Es-tu poète, donne tes poèmes à « Celle dont on ne peut dire qui elle est, ni pourquoi elle est belle. » As-tu une amante, célèbre-la en ces termes : « Mon amante a les vertus de l'eau : un sourire clair, des gestes coulants, une voix pure et chantante goutte à goutte. » Avec M. Claudel, à qui ces stèles de [52] Chine sont dédiées, M. Ségalen a façonné, le premier, avec de la terre jaune, autre chose que des figurines en porcelaine. Est-ce l'âme cachée de la Chine que l'on découvre là ? Est-ce la sienne ? N'importe. Elle est belle. [53]

Le sexe faible

Biologiquement, c'est l'homme. Les garçons naissent plus difficilement. Ils ne s'élèvent pas aussi bien et, durant toute leur vie, qui est moins longue que celle des filles, ils demeurent plus fragiles, moins bien assurés contre le mal. A cela, il y a des causes sociales, mais il y en a aussi de fondamentales. La femme, en somme, est mieux douée que l'homme, au point de vue vital. Deux accoucheurs de Baudelocque ont essayé de le contester, pour ce qui est de la naissance et du jeune âge. Je ne crois pas qu'ils y aient entièrement [54] réussi et la théorie reste vraie d'une plus grande résistance de la femme aux causes de destruction. De sorte qu'il reste vrai aussi, si paradoxal que cela paraisse, que de l'homme et de la femme, le sexe de luxe, c'est l'homme. C'est une chose que j'ai déjà dite dans la Physique de l'amour : La femme aurait suffi. En quelques espèces d'invertébrés, la chaîne des générations est assurée par les seules femelles. Ce n'est qu'à de longs intervalles qu'il paraît un mâle dont l'intervention suffit à la fécondation d'une longue lignée de femelles en femelles. C'est ce qu'on appelle la parthénogenèse. Un pas de plus et elle était complète. Il y aurait des espèces composées de seules femelles. De récentes expériences laisseraient croire que ce résultat pourrait être obtenu artificiellement, quoiqu'il n'y en ait pas encore d'exemple. Pour s'en tenir aux vertébrés et aux mammifères, dont nous sommes le plus bel échantillon, il ne saurait être question de fécondation artificielle, c'est-à-dire chimique, l'intervention du [55] mâle est toujours nécessaire et, quoiqu'il ne serve qu'à cela, il sert à cela et c'est quelque chose. Il a donc fallu, pour ainsi dire, qu'il justifiât, non son existence, mais ses loisirs, par toutes sortes d'inventions propres à aider la vie. Et dans le fait, parmi l'espèce humaine, c'est le mâle qui a tout inventé. La femme conserve, tel est son rôle. Sa besogne est celle qui se rapproche le plus de l'œuvre même de vie dont le but est la conservation de la vie. La femme est plus près de la nature. Elle participe mieux de ses forces et avec plus de simplicité. Elle est, dans le couple, l'être fondamental. La biologie détient de forts arguments pour le féminisme et de non moins forts contre le féminisme. [56]

Autour d'une lettre

Alfred de Vigny est l'homme qui a su le mieux se dissimuler aux yeux de la postérité. On ne le connaît pas encore et peut-être ne le connaîtra-t-on jamais, malgré qu'il ait beaucoup écrit sur lui-même, avec une feinte franchise. Mais il avait si bien réussi à se refaçonner sur un patron idéal que cette franchise suspecte était sans doute, sur le tard, dénuée de tout mensonge. Les hommes sont ce qu'ils sont. Ils sont aussi ce qu'ils deviennent. A force de vouloir paraître doué de toutes les vertus stoïciennes, je croirais volontiers [57] qu'il finit par en acquérir quelques-unes. En tout cas, il finit par oublier ses tendances naturelles, et la postérité a fait comme lui. Elle l'a fait avec une complaisance singulière. Qui se douterait que Vigny était d'un tempérament fougueusement érotique ? Mais il fut doué aussi de la volonté de n'y céder qu'avec décence. Il y avait en lui l'étoffe d'un Verlaine aristocrate, d'un Mirabeau taciturne. Il y tailla un Alfred de Vigny. Il n'est donc nullement étonnant, mais au contraire parfaitement naturel, qu'il ait écrit dans sa jeunesse encore inconsidérée, des lettres d'amour en accord avec son tempérament, lequel, on le tient de lui-même, avait beaucoup de rapports avec celui du légendaire Jean Quatornoy. Mais, devenu morose, étant devenu malade, loin de se vanter de ce passé impérieux, il n'était pas loin de le déplorer. Et, comme lui, on le déplore encore, puisque la dernière survivante de ces lettres n'a pu vaincre l'hypocrisie de notre époque. On l'a brûlée, non sans naïveté, car il est évident qu'il en est plus d'une [58] copie, et évident qu'il y a aussi d'autres lettres du même mode. Même si elles ont été détruites, le Vigny primitif et naturel aura laissé des traces certaines qui ne sont scandaleuses que pour les sots. Pour moi, le Vigny d'un égoïsme si compassé me scandalise bien plus que l'aveu de ses exaltations amoureuses. Et même... [59]

Retours

Un proverbe d'autrefois, oriental peut-être, disait que lorsqu'on rentre de voyage on doit s'attendre à tous les malheurs, à trouver sa femme partie, sa maison incendiée, sa fortune compromise. Mais il s'agissait de longs et lents voyages. Ce qui nous attend, nous autres qui ne faisons guère que des excursions, c'est de retrouver les choses dans l'état exact où nous les laissâmes et, si cela est plus agréable, c'est beaucoup moins flatteur pour notre amour-propre. [60] Nous nous apercevons que notre absence n'a eu aucune influence sur rien. La destinée a continué sa marche monotone comme pour nous prouver que les événements n'avaient pas besoin de nous pour s'endormir dans leur petite vie rythmique. Et cela nous fait penser aussi que si nous avions disparu au cours de cette absence, il n'en aurait été ni plus ni moins, ce qui est peut-être un mauvais raisonnement, car chacun de nous régit, sans toujours s'en douter, quantité de mouvements qui partent de lui, en reçoivent l'impulsion. Nous ne sommes qu'un des poteaux télégraphiques de la route, mais il suffit qu'un coup de vent l'ait renversé pour suspendre les communications entre les groupes qui ne connaissaient même pas notre existence. Sans doute, la fracture ne tarde pas à se consolider, et il ne reste bientôt plus trace du désarroi momentané, car il ne faut pas que le mécanisme s'arrête, et il ne s'est jamais arrêté. C'est un orgueil que chacun peut avoir, et même le plus humble, qu'il a sa place dans l'ordre général. Mais cela n'empêche [61] pas que l'on ne soit pas un peu vexé à songer que la vie fonctionne sans même que nous la regardions et qu'absents ou présents, le mouvement continue avec indifférence. [62]

Sur les voyages

Autrefois, on voyageait surtout pour voir les hommes, pour s'enquérir de leurs mœurs, de leur caractère, et le premier soin de qui entrait dans une auberge était de s'enquérir des nouvelles du pays ; c'était un bonheur de rencontrer un homme aimable et un peu bavard. Stendhal appartenait encore à cette école. Bien qu'il fût extrêmement sensible aux paysages et même aux monuments, jamais il ne négligeait l'humanité, qui leur donne sa valeur. Ses voyages en Italie ou en France sont beaucoup plus des [63] excursions à travers les esprits qu'à travers la nature inanimée. Il est le dernier des grands touristes intellectuels. Cependant, on pourrait encore noter Taine qui l'admirait trop pour n'avoir pas essayé de l'imiter en cette matière : mais qu'il est gourmé, sec et sévère ! Il s'enquiert des mœurs plutôt par devoir que par curiosité, et sa précipitation à généraliser géométriquement est bien fatigante. Ce n'est qu'après lui, cependant, que les touristes perdent tout intérêt pour l'humanité : une seule chose va maintenant les requérir, le pittoresque. C'est uniquement pour le pittoresque que l'on voyage dorénavant. On va de site en site et de monument en monument en lisant un journal et en se désintéressant de la vie, qui n'est plus perçue que par l'extérieur et avec laquelle on ne se soucie même plus de prendre contact. Il semble que les pays, que l'on traverse trop vite, ne soient plus que des déserts où l'oasis seule mérite un court séjour. On arrive, on regarde et l'on repart. On va, voir la cathédrale et le musée, ces choses [64] mornes et mortes, on ne s'avise plus de faire le tour du marché et de causer avec les paysans. Mallarmé disait bien qu'une seule chose est désormais utile en voyage, une pièce de monnaie, la monnaie du pourboire ! L'esprit d'observation, l'âme, quand on en a, on les peut laisser chez soi : c'est bien encombrant et ce n'est plus à la mode. [65]

Note des Amateurs : Paru dans la France du 28 juillet, sous la rubrique « Les idées du jour », « Sur les voyages » a été reproduit par R. de Bury dans le Mercure de France du 16 août 1913, p. 848.

Un jardin

Je vis hier un jardin, qui est un vrai jardin, c'est-à-dire un monde enchanté. Comme il fait paraître ridicules toutes nos dissertations sur l'excellence du jardin français ou l'excellence du jardin anglais ! On ne conçoit pas les théories, en le parcourant, on ressent une émotion constante et variée à chaque pas, une émotion faite de fleurs, d'arbustes, de ruisseaux. C'était au crépuscule : un crapaud faisait entendre sa voix de cristal : j'étais enivré. Toutes les roses [66] vivent là, en buisson, en arceaux, à deux pas de ces pins bleus du Japon, qui font l'air si lumineux. Puis c'est le fouillis des digitales roses et des digitales blanches, des genévriers et des absinthes, le long d'une allée qui monte en serpentant et mêle encore la fraise des bois au serpolet des landes. On va toujours, voici une pelouse entourée de géraniums. C'est correct, c'est le goût français, le goût pauvre, mais le contraste était nécessaire car on va entrer dans un vrai jardin japonais, un petit parc où les arbres centenaires ne viennent pas au genou, où sous les mélèzes de petites maisons carrées en bois et en nattes surgissent comme de grands joujoux. Là, le paysage prend une sorte de furie bizarre, de furie en miniature, avec ses vallonnements, ses ponts courbés, ses pierres roulées. Le mélange des styles pourrait rendre cela incohérent, mais il reste pittoresque, car ce sont partout des fleurs rares ou communes, éclatantes ou pâles, odorantes, prenantes, des fleurs et du vert qu'on voudrait mordre, que l'on flatte en passant, [67] comme des petites choses de vie. On revient, la Seine luit sous les arbres, les coteaux de Saint-Cloud bleuissent. C'est un jardin de volupté. [68]

Paysages

« Pourquoi nous trompez-vous, beauté des paysages ?... », demande Mme de Noailles dans un de ces vers où tous les mots semblent rêver. Mais, est-ce vrai que les paysages nous trompent et que nous ayant promis tout ils ne nous donnent rien ? Sans doute, ils ne nous donnent pas le bonheur, mais peut-être que pour un instant, qui peut se prolonger et se renouveler, ils nous en donnent l'illusion, et plus que l'illusion, le sentiment. Ce ne sont pas des promesses, les visages humains nous donnent des promesses [69] de bonheur et savent bien rarement les réaliser. Le visage des paysages souvent se dévoile soudain et nous apparaît comme un fait dont l'intensité nous enivre. Je n'ai jamais été trompé par un paysage, et même, ceux que j'ai regardés, je me suis toujours reproché de ne pas les avoir pénétrés assez profondément. Ils auraient pu, peut-être, me donner quelque chose de plus, mais s'ils ne l'ont pas fait, ce n'est pas leur faute, c'est la mienne. En somme, cela vaut mieux ainsi. Je ne les ai pas épuisés. Ils ont gardé pour moi une jeunesse et une fraîcheur éternelles et je les prendrais toujours dans une possession toujours nouvelle. C'est que si rien n'est plus matériel qu'un paysage, rien n'est plus spirituel que le contact que nous en ressentons. Non, ils ne m'ont pas trompé les paysages que j'ai aimés, et même il m'a semblé qu'ils m'aimaient aussi. Il se fait une communion entre l'être qui sent la beauté et la beauté elle-même, encore qu'insensible, et elle frémit à notre émotion. Rétractez-vous, poète, laissez que nous ayons un recours [70] contre l'amour des êtres dans l'amour des paysages et que nous soyons sûrs de trouver dans leur calme beauté la paix que d'autres sentiments avaient troublée. Car pouvons-nous vivre sans paix ? [71]

Chevaux et femmes

Il paraît qu'un maquignon dupa, l'autre jour, un client, lui vendant un cheval au sabot de gutta-percha. Les tours des maquignons sont célèbres. Il n'est pas une maladie des chevaux qu'ils ne savent masquer, pas une robe qu'ils ne savent imiter, une allure qu'ils ne savent imposer à la bête. Comme la femme, le cheval est souvent un animal truqué ; on lui impose l'hypocrisie que la femme s'impose à elle-même pour duper l'homme, son éternel désir et son [72] éternel ennemi. Aussi doit-il y avoir quelque part un dicton de ce genre : « II ne faut se fier ni à un cheval ni à une femme. » N'étant plus à la mode, le cheval ne nous préoccupe plus guère, mais la femme est toujours à la mode. Malgré l'habileté des maquignons, le cheval se vendant nu, il y a une limite à son truquage ; celui de la femme qui se vend habillée n'en a pas. Une femme quasi tout entière factice allume fort bien la convoitise des connaisseurs et d'autant mieux que la femme refaite par les couturiers, les coiffeurs, les dentistes et les bandagistes est presque toujours d'aspect supérieur à la femme naturelle. Le factice va même plus loin que l'extérieur : il n'y a pas de perruques que pour la tête ! Que d'amants ont caressé de magnifiques cheveux blonds morts depuis peu sur la tête d'une phtisique d'hôpital. Que d'amants ont été troublés par le rythme bien ordonné d'une poitrine qu'ils avaient peut-être déjà vue, mais muette, à la vitrine d'un marchand de caoutchouc. La pudeur, une pudeur farouche, n'est pas sans [73] ajouter au charme de la femme factice. Elle se dérobe et se défend avec désespoir. Ce n'est pas elle qui laisserait vérifier sa gutta-percha, comme le pauvre innocent cheval ! [74]

Le chat blessé

Le soir, dans un jardin sur lequel ouvrent des fenêtres, d'où tombent toutes sortes de bruits humains à travers la beauté vaincue des grands arbres douloureux. Mais nous entendons aussi des grondements qui sont des miaulements. Des chats se battent ou font l'amour. On ne sait jamais, sans doute les deux, car l'amour pour cette gent ne va pas sans colère, sans bataille, sans gémissements. Les plaintes furieuses s'exaspèrent, s'apaisent, repartent, gerbes exaspérées. Un dernier cri, car cette fois c'est bien un cri, et [75] une des bêtes blessées s'échappe, bondit, nous frôle, puis disparaît dans un arbre. Il semble qu'on entende avec le bruit des feuilles froissées celui des ongles qui entrent dans l'écorce. Puis c'est le silence revenu, et nous comparons le bruit humain au bruit félin : nous serions humiliés si nous nous sentions pareils à tous ces hommes et à toutes ces femmes. Peut-être bien, après tout, mais nous ne voulons pas. Nous nous faisons chats, nous nous faisons animaux sauvages par la pensée que les animaux n'ont pas, afin d'égaler leur beauté et de vivre en harmonie avec l'inconsciente nature. Le chat n'a pas reparu, n'a même pas remué. Là-haut, dans les feuilles, il lèche sa blessure, il endort sa douleur, passe sa patte mouillée sur ses oreilles sanglantes. Il ne regrette rien, car il a vaincu la femelle effarée et, si c'est une femelle, elle a la satisfaction de son ventre apaisé. La conscience des hommes ne leur fait pas tenir une conduite différente, mais ils y mêlent tant de laideur, tant de petites craintes qu'ils sont pitoyables. Le chat n'a pas besoin de pitié. [76]

La chasse

Enfin, nous avons donc un président de la République qui n'aime pas la chasse et qui n'y va que pour faire plaisir à ses amis et honneur à sa situation, car la noblesse de la chasse est toujours incontestée, et tuer des faisans toujours le sport le plus digne d'envie. Il me semble qu'on devrait avoir des gens pour cela, comme on a des bouchers qui ont l'office de nous préparer gigots et aloyaux. C'est à peine si je comprends la chasse solitaire à la campagne, la vulgaire chasse au chien d'arrêt. Pourtant, là, elle est presque nécessaire, car le gibier n'est pas seulement [77] une bête qui se mange, c'est aussi une bête qui mange et le chasseur peut être considéré comme un défenseur des moissons. Ainsi chassait le père Grévy. Ainsi chassent les braves propriétaires campagnards, quand ils veulent goûter d'un lièvre. Mais élever des bêtes, les nourrir, les surveiller, pour avoir le plaisir de les tuer, l'automne venu, cela me semble une extraordinaire et barbare survivance des plus mauvais instincts de l'homme. Au dire même de tous les vrais chasseurs, c'est aussi un plaisir bien médiocre. Le rabatteur enlève à la chasse tout son imprévu, tout son caractère de lutte entre la ruse du gibier et la ruse du chasseur, qui n'est plus, dans ces conditions, qu'un tireur et qu'un tueur. Autant aller à la foire exercer son adresse sur des cibles mouvantes ou sur des coquilles d'œufs qui font la cabriole à cheval sur un jet d'eau. Au moins, il n'y a pas de sang répandu. Fi de la chasse où l'on tue à coup sûr ! Pour moi je suis toujours du parti du lièvre qui détale, de la perdrix qui s'envole avec un bruit d'ailes ironique. [78]

L'automne

L'automne à ses débuts a cette année une grande douceur. La fin des vacances en va être charmée, mais chargée aussi de plus de regrets. L'automne est peut-être la seule saison où le ciel peut être bleu impunément. Au printemps, cela a l'air un peu mièvre, cela sent trop l'aubépine et la première communion. L'été, c'est franchement pénible. Le bleu de l'été est sans espoir et sans promesses. Il est desséchant. A l'automne, il est une caresse et même quand il prend des teintes un peu surchauffées, on le supporte volontiers [79] et même avec amour. On sait trop que cela ne va pas durer, que ce n'est qu'un dernier sourire. L'automne est certainement la saison où la nature est la plus belle. Elle est diverse. Elle prend toutes les couleurs. Cela va du vert au rouge. Les dernières feuilles deviennent éclatantes comme des fleurs. L'automne est riche, il est plein de fruits. Il se répand en raisins, en pommes, en poires. Les hommes, qui sont bêtes, ont fait de la poire toutes sortes de symboles ridicules. Quelle bassesse d'outrager le fruit le plus merveilleux, le plus clément qui existe ! La poire d'été n'est qu'une esquisse, qui ne s'accomplit qu'à l'automne, quelquefois même dans l'hiver. Le symbolisme de la pomme est plus agréable. Pour les chrétiens, c'est le péché, sans lequel la vie serait morne et même absurde. La pomme joue un grand rôle dans la gaudriole ; c'est moins heureux. Quant au raisin, c'est l'automne même, c'est le ciel et la terre unis en un dernier baiser. [80]

En fumée

Tous les ans, au printemps, je reçois un prospectus de la Société pour la propagation de l'incinération. En d'autres termes, on m'invite à me faire rôtir, non tout de suite, sans doute, mais quand le moment sera venu. Cette idée n'est pas souriante, mais elle est nécessaire. Le moment viendra où il faudra bien faire son choix, et si on ne le fait pas, la société se débarrassera de vous par les moyens ordinaires. Est-il vraiment moins désagréable d'être incinéré que d'être inhumé ? Je dirais que c'est une question de [81] goût. Comme je ne suis pas sensible aux questions accessoires qu'énumère le prospectus et que je ne transcris pas pour ménager la sensibilité nerveuse de mes lecteurs, je n'ai pas encore choisi. Le meilleur argument pour ne pas choisir est de se dire que des millions et des millions de personnes ayant pris avant nous le chemin de la terre, il n'y a aucune raison pour vouloir prendre celui du feu et de la fumée : les deux chemins d'ailleurs mènent au même but. Je me garderai donc de faire de la propagande, tout en reconnaissant que l'incinération est un mode plus propre, plus décent peut-être et qui, comme le dit le prospectus, « conjure le plus épouvantable des supplices, la possibilité du réveil après la mort apparente ». Ceci est à prendre en considération. Il semble que cela n'ait encore touché qu'un petit nombre de nos contemporains notoires, si j'en juge par la liste des célébrités, que l'on nous donne, qui se sont fait incinérer. Après l'incinération de Moréas, j'avais eu un instant de sympathie pour ce mode de disparition, mais [82] les impressions s'effacent. Peut-être aussi qu'à mesure que l'on se rapproche du moment fatal, on aime moins aussi à y arrêter sa pensée. Pourtant, j'ai une philosophie assez ferme et, à de certains jours, je m'en irais très volontiers — en fumée ! [83]

La beauté

Des deux sexes, un seul, l'homme a souci de la beauté du sexe adverse et comme il la désire, violemment, il la trouve ; l'autre n'en a cure et comme elle lui est indifférente, il ne la trouve pas. De là cette notion s'est répandue que la femme seule possède la beauté et ces expressions sont entrées dans la langue : le beau sexe, le sexe laid. Cependant un artiste, connaissant bien l'anatomie esthétique des formes humaines et voulant publier un album où seraient figurés par des photographies les types des deux beautés [84] féminine et masculine, s'enquit de beaux hommes et de belles femmes. Il en put examiner un grand nombre et découvrit que les êtres à belles et suffisamment harmonieuses proportions étaient, et de beaucoup, plus nombreux chez les hommes que chez les femmes. Sur cent femmes, il n'en trouvait que dix dignes de poser l'ensemble, comme disent les peintres ; sur cent hommes, il en trouvait cinquante. De là à conclure que l'idée de beauté est d'origine sexuelle et qu'elle est évoquée par le désir et non par le sentiment esthétique, il n'y a qu'un pas. Je l'avais franchi bien avant d'avoir connaissance de cette enquête, déjà ancienne, mais qui me fut révélée hier par hasard. J'avoue qu'une telle notion ne peut être dans la vie d'aucune utilité et qu'elle ne changera rien à notre manière de considérer les choses et les femmes, mais elle peut servir à mesurer le degré de l'illusion au milieu de laquelle nous sommes plongés. Les femmes, dont c'est le moyen de domination, sont les premières dupes de cette croyance en leur beauté, mais elles pourraient [85] se consoler, s'il y avait lieu, en constatant avec quelle facilité les hommes sont pris au piège. Les deux sexes sont parfaitement d'accord, l'un pour accepter sa laideur, l'autre pour triompher de sa beauté. Mais inutile de vouloir renverser les valeurs : ils les remettraient à l'endroit, sans tarder. [86]

La cité

Voilà les peuples des Balkans munis de nouvelles frontières. Il va falloir refaire cette feuille des atlas et en changer le coloriage, modification bien superficielle, car ni conquêtes ni traités ne touchent à l'essentiel d'un pays, qui est sa forme terrestre, sa figure, comme disait déjà Strabon. A cette figure, qui est l'œuvre de la géologie, les hommes ajoutent un trait important, la cité, d'un terme plus étendu, le municipe. Partout où des hommes se groupent en nombre plus ou moins grand, le municipe surgit et prend [87] la direction de leurs intérêts. Il devient fondamental et quasi éternel, au même titre que les fleuves et les montagnes. Que Salonique ait subi la loi grecque, la loi romaine, la loi byzantine, la loi musulmane, cela a influé sans doute sur sa destinée, mais pas d'une manière extrême. Dans l'instabilité des empires, elle est restée elle-même, elle est demeurée la cité permanente, opposant le faisceau de ses intérêts humains aux caprices ambitieux de la politique. La cité est primordiale et l'état est secondaire, puisque toutes les cités antiques se suffirent d'abord à soi-même et furent à elles seules des États, assurant la protection de leur entourage. Et quand elles sont devenues, au cours de l'évolution, des parties d'un État plus vaste, elles ont continué de vivre une vie propre et indépendante, jusqu'à un certain point, de l'État qui se les était incorporées. Tout ceci apparaît jusqu'à l'évidence à qui considère avec soin les actuelles convulsions balkaniques et macédoniennes. On se dispute les cités. Elles sont antérieures à la [88] nationalité qu'elles perdent ou qu'elles acquièrent. Elles existaient avant qu'il n'y ait eu dans ces régions aucune nationalité définie et elles survivront aux nouvelles nationalités sans doute éphémères. Si je composais un atlas, je mettrais les cités dans les cartes physiques, sans les oublier dans les autres, car elles sont en vérité des morceaux de la nature, au-dessus de toute politique. [89]

Une cité

Les villes trop grandes ne sont plus des villes, mais des agglomérations de maisons sans unité, sans lien véritable. Il faut qu'une cité soit limitée et que, de certains points, tout au moins, on puisse en prendre possession d'un coup d'œil, qu'elle soit une île de pierre à l'ancre au milieu des campagnes. Rouen répond parfaitement à ces conditions. De presque partout et même souvent du fond de ses ruelles les plus étroites, on aperçoit les collines qui l'encerclent, les forêts qui lui font une ceinture d'infini. Il semble qu'on [90] va les toucher, rien qu'en agrandissant un peu son geste et cette illusion se transforme aisément en réalité. Aussi n'a-t-on jamais la sensation d'y être prisonnier. On sait à tout moment qu'on peut s'évader et quitter, pour la forêt d'arbres, la forêt de pierres. C'est un labeur de gagner, du centre de Paris, la forêt factice, encore encombrée d'humanité. A Rouen, en quelques minutes, on est seul sous les voûtes de verdure. C'est peut-être cela que je goûte le plus dans ces cités modérées, c'est qu'elles vous offrent avec le charme des campagnes les ressources d'une civilisation complète. Stendhal ne put jamais se plaire complètement à Paris parce qu'on n'y voyait pas de montagnes. C'est être exigeant, comme de lui reprocher de ne pas renfermer de forêts, mais on peut, du moins, regretter une étendue qui tend à être démesurée et qui coupe toutes relations faciles avec la nature. Mais la grandeur, dans tous les domaines, se paie, qu'elle soit une métaphore ou une réalité. [91]

Les cloches

Gœthe, qui aima tant de choses, en détesta trois particulièrement. J'ai oublié deux de ces haines, mais je me souviendrai toujours que la troisième était le son des cloches. Certes, j'admire et j'aime Gœthe presque en tout, mais je ne puis lui passer cela. Ce matin, de très bonne heure, j'entendais une cloche à la voix d'argent presque pareille à une autre cloche que j'entendis pendant plusieurs années de ma jeunesse ; je l'entendais clairement et j'en étais naïvement et très confusément ému. Ce n'est pas la première fois, puisque ce son, qui provient d'un couvent [92] lointain, à n'en pas douter, m'arrive par vent d'ouest, quand les bruits de la rue sont éteints, comme le dimanche ; mais aujourd'hui je ne sais quelle disposition d'esprit, peut-être la solitude de ce mois d'août, a fait que j'y ai prêté plus d'attention. Pour qu'un son actuel de cloche, d'orgue ou de violon éveille en nous un souvenir un peu distinct, il faut que nous nous trouvions dans un état de résonance et de sensibilité fort analogue, mystérieusement analogue à l'état ancien, et c'est bien ce qui s'est produit, sans doute, quoique je ne puisse rien évoquer de précis, rien d'agréable, ni rien de douloureux. Je me souviens tout au plus que le jeune homme écoutait ce son avec une joie mêlée de langueur, mêlée aussi d'impatience. Il semblait porter avec lui je ne sais quelle promesse, mais puis-je dire que cette promesse s'est réalisée ? Oui, si c'était celle de la vie. Non, si c'était celle du contenu de la vie, car je n'en avais aucune idée un peu claire, à peine un pressentiment. La concordance serait-elle entre deux états d'attente ? A l'heure [93] actuelle, je n'attends plus rien et ne puis plus rien attendre. Le rapport est plutôt entre un commencement et une fin. De même qu'on ne sait pas ce qui va suivre le commencement, on ne sait pas comment la fin va venir. Mais je me trompais tout à l'heure ; on attend toujours quelque chose, on attend toujours la suite, même quand cette suite est une fin. [94]

La cathédrale

Il bruine, il fait sale et presque froid. C'est le moment d'aller voir les touristes à la cathédrale. Beaucoup se sont réfugiés là, cependant que les chanoines achèvent de psalmodier leur office, soutenus par l'orgue qui retient son souffle. Bientôt il se tait et les pas résonnent. Je m'assieds, je regarde et, parmi tous ces insectes en complet gris, dans ce cadre grandiose, le titre et les premiers mots d'une plaisante satire du moyen âge me reviennent à la mémoire, c'est-à-dire « Les XIV manières de vilains ». Le [95] vilain, c'est le rustre qui, n'ayant plus rien d'utile à faire dans la ville, va voir les curiosités, et je songe que l'on pourrait écrire les « XIV manières de touristes ». Il y a celui qui fait sonner ses talons, jette un coup d'œil circulaire, frise sa moustache et s'en va. Il y a celui qui marche sur la pointe des pieds, s'approche des tableaux, lorgne longuement les sculptures et hoche la tête ; celui qui porte alternativement les yeux vers les voûtes et sur son guide, confronte avec soin les descriptions, ressemble à un architecte qui vérifie un mémoire d'entrepreneur. Il y a le touriste pieux, qui prend de l'eau bénite et fait soigneusement le signe de la croix, puis, s'étant orienté, se dirige vers l'autel de la Vierge ; il prie et il approuve ; il s'entretient avec le suisse : il est chez lui. Il y a le touriste hurluberlu qui se démanche le cou, voudrait tout voir à la fois et ne voit rien du tout ; le touriste libre-penseur, mais qui protège les arts et leur manifeste de la condescendance ; le touriste effaré qui ne sait pas où commencer et reste planté debout. Le touriste effaré est souvent [96] une femme, mais les femmes, au lieu de prendre racine, se mettent à tourner en cercle et sur elles-mêmes, comme une planète. Il y a le touriste qui conduit une troupe de touristes et leur fait une démonstration; il y a Bouvard et Pécuchet : « Ah ! voici du flamboyant ! » Le touriste est une bonne distraction, quand il pleut. [97]

Déplacements

J'ai transporté mon ennui dans une chambre d'hôtel et, arrivé la nuit, je me réveille avec une sorte de désespoir. Mais il le fallait, la fièvre du départ avait pris une telle intensité que je ne pouvais plus ni lire ni écrire. Tous les ans, vers la même époque, c'est le même mal, et, en écrivant le mien, je décris celui de beaucoup de mes contemporains. L'indifférence à ce qu'on laisse devient formidable, on a une sorte d'effroi de son égoïsme, mais il faut partir et l'on part dans une ivresse morne qui résiste mal au premier [98] désagrément. Mais c'en est fait. Il est trop tard. Marche ! Marche ! comme dit Bossuet, et tâche de te rasséréner en songeant avec quelle joie tu retrouveras ton vieux cabinet d'étude tout rafraîchi par l'absence. Je crois bien qu'en secret on ne part que pour revenir. On s'en ménage le plaisir et on se résigne à le payer ce qu'il vaut, c'est-à-dire très cher. Mais tout cela est inconscient. On ne ressent provisoirement que la fièvre qui a changé dans notre cervelle la valeur des sentiments. Rien n'aurait pu m'arrêter, hier, encore que je me rendisse assez bien compte que rien de ce que je devais trouver ne valait ce que je quittais. Ceci n'a rien de commun avec la psychologie du voyageur, c'est le dessein de celui qui ressent la nostalgie du déplacement annuel et qui n'y cède que parce qu'il n'a pas pu faire autrement. C'est un état d'esprit qu'on n'avoue pas volontiers. On feint d'éprouver à ce moment mille félicités, tandis qu'on n'obéit qu'à une nécessité organique. [99]

Le bout du monde

Quand Alexandre fut arrivé au bout du monde, il s'apprêtait à goûter une grande joie, mais il n'en éprouva aucune. Ayant touché de ses lèvres un peu de sable et un peu d'eau marine, il s'en revint et tous les pays par lesquels il passait lui étaient connus, et il n'était plus heureux. Cette histoire d'Alexandre, telle que nous l'a contée la princesse Bibesco dans son précieux petit livre, conçu d'après les historiens et les poètes de l'Orient, est d'une philosophie bien amère et bien vraie. On la résumera ainsi : on n'est heureux [100] qu'avant d'être heureux, c'est-à-dire avant d'avoir atteint le but que l'on cherchait, avant d'avoir franchi les limites de son désir. Comme il conquit facilement le monde, Alexandre, comme les cités et les cœurs s'ouvraient devant lui, si vite qu'il avait à peine le temps de les vaincre ! C'est qu'il n'était pas le fils de Philippe, comme le crurent les Grecs, mais, par un jeu de la destinée, le fils de Darius et qu'en pénétrant dans l'Asie il entrait dans son héritage. Il connut la soumission de tous les peuples, l'amour de toutes les femmes, les rêveries de tous les philosophes et il était heureux, non parce qu'il avait trouvé le bonheur, mais parce qu'il était Alexandre. Il n'était pas heureux à la manière des hommes qui suivent leur bonheur, comme on suit une bête à la chasse et qui la visent longuement, avec la crainte de la manquer et de la voir s'échapper sans espoir. La princesse Bibesco a appelé ce petit conte, fait de mille contes orientaux, Alexandre Asiatique, et c'est une bien curieuse contre-partie de l'Alexandre grec, si [101] sage, si pondéré, si morale en action. Sans doute il contient moins d'histoires que celui d'Arrien, mais il contient aussi plus de philosophie et plus de poésie. [102]

Le dîner persan

J'ai donc assisté à un dîner persan, avec des convives persans ou qui avaient fait leur possible pour en prendre l'apparence. Ayant donc revêtu l'aba et coiffé le tarbouch noir orné d'un léger turban de soie mauve, je contemplai d'abord la table toute chargée de fruits et de fleurs, oranges vertes, d'or et de cuivre, abricots, raisins bleus qui venaient peut-être d'Alicante, grains de blé soufflés et de ces noix fragiles dans lesquelles on trouve une fraise brune et séchée. Çà et là, de petites terrines de crème aigre, que [103] les Persans mêlent à tous mets et des fiasques de vins de Chiraz et de Frangistan, comme il était écrit sur le menu, et que je sus bientôt être une ambroisie amère, puissante et délectable. Un repas persan comporte toujours l'agneau entier rôti en plein air. Ce rite fut observé et, après divers plats persans, dont la saveur m'est plutôt restée que le nom, deux serviteurs, la portant sur un vaste plateau d'argent, viennent montrer la bête posée parmi les aromates. Elle revint dépecée et fut fort bien accueillie. Peu de temps après, il commença de pleuvoir des feuilles de roses et d'azalées. Cela devenait sérieusement persan. La musique persane, qui avait accompagné le repas, s'exalta, les danseuses entrèrent, la voix et les mains rythmaient leurs pas, et l'on se leva, pour n'être pas ensevelis sous les roses, car elles pleuvaient toujours. Voilà comment on dîne, quand on est persan. La fête reprit, après le café et le narghilé, les danses s'amplifièrent, danse du ventre, danse des épées, danses du cou, qui est un bien singulier jeu des muscles. Puis [104] la maîtresse de maison voulut nous montrer comme sont vêtues les femmes de là-bas, à l'intérieur des harems. Ah ! les vrais costumes orientaux sont bien laids et bien pauvres et il faut qu'une femme soit bien gracieuse pour y résister : c'est ce qui advint, mais elle fut aise de se transformer à nouveau en fausse Persane, et nous de la revoir. Satisfait, je m'éclipsai pour écrire ceci. [105]

La question de l'âge

C'est toujours un plaisir de voir tomber ou du moins de voir attaqué un vieux préjugé. Les Anglais, qui en gardent beaucoup d'inexpugnables, viennent de porter un coup sensible à celui qui marquait l'âge de quarante ans comme l'extrême limite de la grande valeur humaine. Ils la reportent à cinquante ans, mais il ne faudrait pas tomber dans le paradoxe et l'étendre beaucoup au delà, encore qu'il y ait des sexagénaires capables de toutes les prouesses du travail et du plaisir. La vérité, je crois, est que l'âge ne signifie rien comme donnée générale et qu'il [106] ne faut jamais considérer que les individus. Victor Hugo disait à soixante-douze ans : « J'aimerais mieux avoir à faire face à trois rendez-vous galants dans la même nuit, » ce qui, pour certains hommes de trente ans, serait pure chimère, pure vantardise. Ce que Buffon disait, que les espèces animales n'existent pas, qu'il n'y a que des individus est vrai sous tous les rapports. Espèce veut dire moyenne. C'est une expression de statistique, sans autre valeur que mnémonique. Dans les romans du temps de la Restauration, on tient pour déjà vieille une femme de vingt-cinq ans. Quand Balzac découvrit la femme de trente ans, cela parut un paradoxe. Cela tenait à ce que les femmes se mariaient encore très jeunes, et qu'à trente ans il n'était pas rare qu'elles eussent des filles qui pouvaient songer au mariage. La société d'alors, la société active, se renouvelait très vite, ou du moins très tôt ; mais en revanche, la vie commençait de très bonne heure pour les femmes, pour les hommes aussi. [107]

Quinze ans, ô Roméo, l'âge de Juliette !

A quinze ans, les Juliette Capulet vont au cours, un carton sous le bras ; elles sont mal peignées et ont de l'encre aux doigts. Elles sont quelquefois amoureuses du père Montague, mais de leur camarade potache, jamais ! [108]

Le lendemain

Tant qu'on ne le touche pas, il semble qu'on voie le commencement de l'année tel qu'une sorte de printemps de l'activité, tel qu'un renouveau ; et quand on y est entré, on s'aperçoit que rien du tout ne s'est renouvelé, mais que tout continue, aussi morne que la veille, et comme enlaidi encore par la confuse espérance déçue. La femme qu'on aime en vain semble plus ironique et celle qui vous aime, plus décevante, car il est de règle qu'on aime ce qui ne vous aime pas et qu'on soit aimé de qui vous est indifférent. [109] L'an neuf n'a rien changé à ces fatalités du cœur. On attendait de grands changements en soi-même, une meilleure activité, d'ailleurs on avait pris des résolutions : rien ne se produit. On retrouve la besogne entamée et toutes ses difficultés. La perspective a seulement un peu changé et le but que l'on poursuivait et qu'on croyait atteindre se trouve un peu plus éloigné. Rien n'arrive. Il faut se remettre à fabriquer de nouveaux espoirs, puisque les anciens ne sont plus bons et qu'on ne saurait vivre sans cela. On le sent, cela va être difficile, et qu'ils seront de plus en plus chétifs, et pourtant de plus en plus tyranniques. Enfin, on est chargé et l'on se remet en marche avec son fardeau de chimères. Si on pouvait tourner la tête et les regarder, on s'apercevrait qu'elles sont toutes pareilles à celles qui vous grimpèrent sur le dos l'an passé. Avec un peu plus d'attention on découvrirait que ce sont les mêmes. Les mêmes ! Cela ferait peur, mais on ne peut pas tourner la tête, il faut regarder devant soi, et c'est bien heureux, car [110] voudrait-on porter jusqu'au seuil de l'an qui vient ces vieux oiseaux déplumés ? Ils se tiennent bien tranquilles, d'ailleurs, ils ont été tellement trimballés de hotte en hotte, depuis le commencement du monde, qu'ils sont sans inquiétude. Les hommes ne leur tordront jamais le cou. [111]

La vertu

C'était jeudi le jour de la vertu, à l'Académie française. Malgré le regain de popularité que le reportage dit littéraire a donné à cette institution anachronique, il ne semble pas que son annuelle cérémonie vertueuse soulève de grands enthousiasmes. Je n'ai pas lu le discours prononcé, et il est probable que je ne lirai plus jamais aucun devoir de ce genre. La vie est trop courte. Je ne sais même pas qui en fut chargé, mais il mérite, j'en suis sûr, toutes les louanges d'usage et même quelques autres en plus. Il faut [112] qu'il y ait progression dans l'éloge à mesure que les années passent, quand cela ne serait que pour donner aux académiciens l'illusion d'avoir fait quelques pas dans la stagnation. Ce que je parcours, cependant, c'est le palmarès qui suit l'éloquence officielle, car la littérature m'intéresse, comme la cordonnerie intéresse les cordonniers. C'est mon métier et j'aime à connaître ceux que l'Académie archi-millionnaire approuva et auxquels elle distribua de modestes encouragements. Je ne dis pas de mal de cette distribution de prix. J'ai passé par là et je touchai volontiers la petite somme qu'on vous remet au secrétariat avec une politesse qui se ressent de son milieu. Cette partie de la cérémonie, qui la devance de plusieurs mois, est généralement la plus goûtée des bénéficiaires, mais je sais que des ecclésiastiques et des dames du meilleur monde se pressent toujours avec une curiosité bien académique, autour des orateurs de cette journée. Parmi eux, nombre de gens dont c'est la profession, fort honorable, de protéger la [113] vertu et de la faire valoir. Il y a aussi des écrivains. C'est un monde bigarré, et, pour des causes diverses, très attentif. Mais c'est un monde qui rayonne de moins en moins. Ni la vertu, ni le talent, qu'on y célèbre, ne sont guère à la mode. [114]

Amour et mariage

Il paraît, c'est ce que nous disait dernièrement un conférencier, qu'il y a une crise du mariage. Sans doute, et les statistiques le prouvent, on se marie beaucoup, mais on divorce également beaucoup. Il semble même y avoir des milieux où on ne se marie que pour divorcer, où du moins on ne se marie que parce que le divorce est là, prêt à ouvrir la porte. J'ai même vu un billet de faire-part de mariage où, dans un coin, figurait la sympathique chaîne avec un marteau pour la briser au besoin. [115] C'est d'un extrême mauvais goût, mais cela signale un état d'esprit qui, pour ne pas s'afficher souvent avec tant d'emphase, n'en existe pas moins. Admettons la crise. Quel en serait le remède ? L'amour, disait le conférencier qui mit à ce paradoxe beaucoup d'éloquence, puisque c'est M. Hyacinthe Loyson. Mais je crois que c'est tout le contraire et que c'est pour avoir voulu concilier l'amour et le mariage, qu'on aboutit si souvent au mariage malheureux, au mariage dont la solution la moins tragique est encore le divorce. L'amour est passager. Le mariage se présente sous des aspects d'éternité. Le mariage qui a eu, pour unique lien, l'amour, risque fort de perdre son caractère et de ne fournir qu'une carrière assez fugitive. Il est singulier de voir un homme d'âge vénérable, d'expérience et d'intelligence, confondre ainsi une fonction et un sentiment et vouloir unir cette fonction, essentiellement durable, à ce sentiment, essentiellement fugitif. Le mariage, par l'intimité qu'il impose, dévoile [116] promptement les caractères, alors que l'amour les voile, de sorte qu'on pourrait dire que le meilleur moyen de désunir deux amants serait de les marier. Amour conjugal et amour-passion ne vont pas très bien ensemble, et chaque fois que l'on veut fonder le premier sur le second, on aboutit à une catastrophe. Dans ces questions-là, il y a toujours des exceptions. Ce n'est pas sur elles qu'on peut bâtir la vie ordinaire. [117]

Chez l'oculiste

On me faisait l'autre jour un petit tableau de mœurs bien curieux. Une de ces sévères et confortables pensions de famille de la rive gauche où, parmi les allants et venants, demeurent depuis longtemps déjà deux Américaines diversement infortunées : l'une, au cours d'un voyage en Orient, se réveilla un matin complètement aveugle, et peu s'en fallut qu'elle ne devînt folle de désespoir ; l'autre, sa belle-sœur, je crois, est sourde et ne communique avec le monde extérieur qu'au moyen d'un appareil acoustique. [118] Elles sont restées très gaies et elles sont bonnes comme des personnes qui connaissent le malheur.

Non ignara mali...

Elles s'entr'aident et trouvent encore le moyen de s'intéresser aux autres. La sourde, qui n'a plus guère d'espérance, accompagne, chaque fois qu'il le faut, l'aveugle, qui en a beaucoup, au contraire, chez un grand oculiste, qui est un faiseur de miracles. Et voici le trait qui m'a frappé. Les cures de certaines maladies qui attaquent la vue peuvent durer des années et des années. Quand il se produit une amélioration, c'est d'une façon si lente que le progrès n'en est perceptible qu'à la longue. Or, l'autre jour, l'oculiste donnait enfin congé de voir à des yeux qui habitaient la nuit depuis huit ans et, chargeant de ce soin suprême un de ses aides, il se réfugiait dans le salon d'attente : « Quand ils sont guéris, disait-il, ils veulent tous m'embrasser. Les effusions de leur reconnaissance sont vraiment[119] gênantes... » Il paraît, en effet, que le patient auquel la vue est rendue est tout à coup pris d'une sorte de délire et son sauveur n'échappe pas à la frénésie de ses baisers. Mais, paraît-il encore, à défaut du praticien, ils embrassent le premier venu. Et ceci montre que, dans la grande émotion, le baiser est invincible et aussi que la vue est peut-être le plus cher des biens. [120]

Le musée Rodin

Judith Cladel désire que l'on organise un musée Rodin. Elle m'a convié, avec beaucoup d'autres, à être de son avis et je le serais assurément si je croyais que la statuaire est faite pour s'entasser dans les musées. Rodin est un grand sculpteur ; s'il n'y avait que ce moyen de l'honorer et de faire connaître son œuvre, je le trouverais nécessaire, mais il y en a un autre, qui le rend inutile. C'est de répartir ses bronzes et ses marbres sur les places publiques, dans les jardins, de les incorporer à l'architecture ou au [121] paysage sans lesquels les statues ont toujours un peu l'air d'être ce qu'elles deviennent, en effet, si on les loge en un musée, des modèles à copier. Il y a tant de vilaines choses exposées à nos pauvres yeux aux endroits même où nous les menons se reposer ! Pourquoi ne pas peupler nos pelouses de merveilles, puisque nous en avons ? Craint-on que la beauté fasse peur aux oiseaux ? C'est une idée de barbares, des barbares que nous sommes, au milieu de nos essais pour ne pas l'être, de mettre à l'air tant de mauvaises anatomies, de poses grotesques, de figures tristes, et d'enfermer en des murs, à l'usage de quelques amateurs, de grands exemples de vie, d'harmonie, d'art, de pensée. Le musée, si l'on y réfléchit bien, n'est que cela, le témoignage de la honte que nous éprouvons devant les choses trop lumineuses. Si nous aimions les belles formes, nous leur donnerions un autre cadre que les caves du Louvre ou le hangar du Luxembourg ; nous les voudrions pour témoins de notre vie et nous les mêlerions à notre existence quotidienne. [122] Oui, c'est dehors, à la vue de tous, qu'il faut placer d'abord l'œuvre de Rodin. Les musées, ou le musée, conserveront les ébauches, les études, les fragments, pour la curiosité ou la passion des amateurs et des artistes. Ne cachons pas la beauté. [123]

Bal paré

Je sors d'un bal paré, et dans la lucidité modérée que laisse, même quittée avant la fin, une pareille fête, j'en voudrais noter quelques-unes des impressions qu'elle m'a laissées. Le costume qui semble de beaucoup avoir la préférence, pour les femmes aussi bien que pour les hommes, jeunes ou mûrs, c'est le costume oriental, arabe, turc, persan, et même chinois. Rien ne corrige mieux, ne redresse mieux l'esthétique mâle dont les vêtements trop ajustés font, au contraire, saillir les défauts. Les Orientaux sont vraiment [124] des maîtres en fait d'habillement. Et je ne parle pas des nuances de l'étoffe, aux tons amortis et pourtant éclatants. L'homme d'Occident a beaucoup perdu, vraiment, en abandonnant la robe qui a naturellement, quand elle est simple et riche, de l'autorité et même de la majesté. La robe est dominatrice ; il est évident qu'une partie du prestige féminin tient à la robe et à son mystère. Comme il y avait au programme une petite comédie dix-huitième siècle, on vit aussi quelques costumes du même style : une robe de pacha éclipse vite un habit de cour. Un homme de lettres, connu pour son ampleur (qu'il ne soit pas qualifié autrement) affirma, sous la pourpre romaine, la dignité de l'Occident : l'Église a quelque chose d'oriental. Le masque, loup ou cagoule, n'est plus très en faveur. Presque seule, la maîtresse de la maison en garda l'énigme, assurée ainsi d'un peu plus de liberté. Il y en eut quelques autres, pourtant, et cela mettait çà et là une note d'intrigue. Même quand on connaît bien les personnes, on y est pris, au [125] moins un instant ; on dirait que le masque voile aussi le timbre de la voix. En somme, un bal paré, entre personnes distinguées, n'est aucunement un plaisir médiocre. En se travestissant, les hommes se manifestent avec plus de vérité que sous l'uniforme habit moderne ; les goûts se font voir ingénument, s'avouent avec bonheur. C'est peut-être dans la vie quotidienne que les hommes portent le loup le plus opaque et le déguisement le plus absolu. C'est bien ainsi. Remets ton masque de chair, amie, voici les autres. [126]

Philosophie

Tous les jours, après déjeuner, mon chat commence, comme un héros de Stendhal, sa chasse au bonheur. On a jeté du grain ou émietté du pain sur une corniche, vers laquelle trois fenêtres convergent et le voilà occupé à aller de l'une à l'autre au guet des moineaux. Il n'en a jamais pris un seul, jamais, parce que, de ces trois fenêtres, l'une est grillée et les autres toujours fermées. Cela ne le décourage pas et son émotion est toujours pareille, lorsqu'il aperçoit, à travers la vitre, ou à travers le lacis de fil de [127] fer, l'oiseau de ses rêves. Il se tapit, puis il se dresse, les pattes crispées, un petit cri de concupiscence sort de sa gorge, toute sa fourrure frissonne. Quand les oiseaux s'envolent, il les suit des yeux, il court à la seconde fenêtre, à la troisième : il n'a pas un moment de répit. Enfin, lassé, non d'avoir en vain poursuivi son désir, mais d'avoir tant couru, il se pose sur un fauteuil, les pattes sous le ventre, la tête dans le cou et il s'endort. Moi aussi, jadis, quand je n'avais pas de chat et quand je n'avais pas d'expérience, je partais après déjeuner à la chasse au bonheur. Je ne l'ai jamais rencontré et cela ne me décourageait pas, car j'avais vu son ombre passer et cela avait suffi pour me tendre les nerfs et me remuer le cœur. Quel jour me suis-je découragé, quel jour d'amertume et de désolation ? Ah ! je me souviens. Ce jour-là le grand oiseau m'avait frôlé la joue, et j'avais saisi son aile errante : une plume m'en resta aux doigts. C'est avec cela que j'écris quand je ne contemple pas les mouvements de [128] mon chat et les joies que lui donnent les moineaux. Mais je la cache. Il ne faut pas qu'il apprenne que l'on peut parfois arracher une plume aux ailes du bonheur, une plume vaine, une plume morte et qui n'est bonne qu'à écrire l'histoire des rêves dont on a vu passer l'ombre ou les ailes au-dessus de la vie. [129]

Le bruit

Dans l'état de civilisation, tous les organes des sens sont plus ou moins protégés contre les contacts brutaux du monde extérieur, tous, un seul excepté, — l'oreille.

On n'a pas le droit de vous toucher sans votre permission, et fussiez-vous la femme de Sganarelle, on vous empêcherait d'être battue.

On pense à vos yeux. C'est à leur intention que les personnes délicates protègent les paysages et veillent, sans y réussir bien souvent, que les monuments s'élèvent selon d'agréables lignes Mais l'intention y est. [130]

On a soin des papilles de votre bouche et l'on veille à ce que leur inconscience ne subisse pas de trop frauduleux contacts.

Votre nez est l'objet de constantes sollicitudes, que la chaleur contrarie souvent, mais les rues sont à peu près nettoyées à votre intention, et purgées de leurs odeurs. Seule, l'oreille a été oubliée.

Contre elle, on dirait que tout est permis. Contre elle on a mis en liberté tous les bruits, qui comme autant de furieux dogues, montent à l'assaut de sa tranquillité. Les pianos, les autos, les gramophones et les cris humains emplissent les rues et les maisons, où le point d'orgue est donné par des tuyauteries qui ont pour but d'amener l'eau, mais surtout de faire de la musique. Il n'y a plus de silence. Les hommes, qui le détestent, ont fini par le tuer. Pour inexplicable que soit cette haine, elle est. Même quand il est seul, l'homme fait du bruit. Il chante. C'est une hantise. Mais peut-être que s'il demeurait silencieux, il s'entendrait penser [131] et qu'il aurait honte. Si parfois on a un instant de répit, le soir, ce n'est qu'un instant. Bientôt monte une voix en dents de scie avec laquelle vient alterner un délicieux solo de phonographe qui imite la foire de Neuilly. Sacrum silentium, disait le vieux moine de jadis, ô silence sacré, où es-tu ? Et dire que si tout le monde était comme moi, on entendrait voler les mouches ! [132]

L'âme du bibliophile

Il n'est pas toujours facile de pénétrer dans l'âme d'un bibliophile, de démêler les raisons pour lesquelles il convoite un livre, en dédaigne un autre. Le bibliophile est un être fort subtil et beaucoup moins fol que le public ne le croit. Fini, le temps où on pouvait encore se le représenter sous les traits dessinés par La Bruyère, enfermé dans sa tannerie et couvant d'un œil jaloux des livres magnifiquement reliés et qu'il n'ouvrait jamais. Fini de se le figurer comme un [133] maniaque n'ayant d'autre motif à préférer une édition que la faute d'impression qui la dépare. Le bibliophile contemporain doit être un homme de goût, avoir des lettres et savoir se décider autant pour des motifs littéraires que pour des motifs matériels ou de pure curiosité. Il doit suivre la mode, nécessairement, mais avec prudence et ne pas craindre de dédaigner ce qu'elle prône sans raisons valables, de rechercher ce qu'elle néglige. Il doit avoir, ce qui a trop manqué à beaucoup de ses prédécesseurs, l'esprit critique, ne pas moins se connaître en littérature qu'en papiers et en parfaits tirages. Son affaire est de conserver intacts des livres dont le texte offre une valeur certaine, de les conserver avec toute la fraîche apparence qu'ils eurent à leur apparition. C'est de là que vient l'extrême importance qu'ils attachent à leur couverture et vraiment il faudrait être un barbare pour se moquer d'un tel souci, car la couverture est une peau et jamais écorché ne fut très séduisant. C'est grâce aux bibliophiles que l'on saura un jour comment [134] étaient faits nos livres et quelle était leur beauté extérieure, car seuls ils exigent des papiers durables et seuls ils savent les vêtir avec soin. Tous les écrivains doivent aimer les bibliophiles. [135]

La chose culinaire

Il y a des gens qui pardonneront difficilement à l'éditeur du passage Choiseul d'avoir condamné Anatole France à rédiger un Dictionnaire de cuisine. Pour moi, je suis persuadé que le pur écrivain a l'âme trop romantique et trop pittoresque pour avoir gardé de cette burlesque aventure un souvenir très amer. Qui sait d'ailleurs si ce n'est pas de là qu'est sorti le premier dessein de la Rôtisserie de la reine Pédauque ? La cuisine touche de toutes parts à la littérature. Pour savoir bien écrire, il faut savoir bien manger, [136] et pour bien manger il n'est rien de tel que d'avoir bonne provision de recettes. Alexandre Dumas, Clésinger, Théophile Gautier et d'autres romantiques illustres pensaient même qu'il fallait mettre soi-même la main à la pâte. Judith, l'actrice, dont les agréables « Souvenirs » viennent de paraître, a vu chez elle Théo se charger fièrement du rôle modeste de gâte-sauce, cependant que Dumas accommodait un lièvre avec autant de dextérité qu'un roman. Il n'est guère de bon livre qui ne contienne quelques bonnes idées culinaires. Rabelais en est plein, et les plus doctes se disputent l'honneur de les commenter. Par ma foi, j'aimerais mieux rédiger un dictionnaire de cuisine qu'un dictionnaire de morale. Plus savoureuse, la matière en est plus précise aussi et laisse moins de prise à la dispute. La cuisine est un art péremptoire, qui n'est limité que par le goût. Les vieux livres sur ce sujet m'agréent fort, et il m'a été douloureux d'apprendre que le De re culinaria, d'Apicius, était apocryphe. Je m'en [137] consolerais si Anatole France avait rédigé vraiment les recettes du traité de chez Lemerre, mais il ne faut pas trop y compter, et cela restera un problème apicien, enveloppant, comme une odeur gourmande, le nom du premier de nos écrivains. [138]

Sur deux œuvres d'art

Deux étonnements m'attendaient hier au Salon d'automne où j'ai pénétré par la porte des artistes qui viennent jeter, avant le vernissage, un dernier coup d'œil à leurs œuvres, avant de les laisser seules avec le public : l'exposition particulière du peintre-sculpteur Henry de Groux et le monument de Beethoven du sculpteur-architecte José de Charmoy. Au monument il manque encore la figure principale, mais je l'ai vue antérieurement, presque finie, et il me semble que mon imagination en reconstitue assez [139] aisément l'ensemble grandiose, dont les quatre figures d'angle, exposées en ligne, éploient leurs ailes assyriennes en un fantastique groupement. C'est de la sculpture qui n'est pas seulement haute et large, mais qui est grande. Les faces, sévèrement taillées, les plis des robes harmonieusement développés, les bras levés selon des courbes graduées pour dire la continuité de l'effort, tout cela cause une sorte d'émerveillement. On n'est plus habitué à cela. Malgré qu'on voudrait rester encore, on gravit l'escalier et voici une salle remplie des œuvres anciennes et récentes de Henry de Groux et d'abord, remplissant une large partie du panneau du fond, le fameux Christ aux outrages qui fut presque célèbre il y a quinze ans et qui n'a perdu, bien au contraire, aucune de ses qualités. Il semble que les tons en sont mieux fondus ou peut-être la lumière est-elle meilleure là que dans l'étrange atelier de la rue Blomet, où il fut un instant exposé. C'est décidément une œuvre. Elle s'entoure de toutes sortes de toiles dans la manière [140] fougueuse, énigmatique et tourmentée qui lui est chère, et, nouveauté que rien ne laissait prévoir, d'une théorie de statues, de bustes, de groupes d'une facture un peu singulière, mais qui témoignent d'un effort rare. Et c'est bien toujours le de Groux que nous avons connu, le de Groux qui n'est pas rentré dans le conte d'Hoffmann dont il était sorti. Il m'a confié que rien ne l'étonnait, qu'il avait retrouvé, après quinze ans, Paris identique à lui-même. Peut- être n'a-t-il pas encore eu le temps de regarder les cubistes ? [141]

Statues de Paris

Quand on entre au jardin du Luxembourg par la porte qui s'ouvre en face de l'Odéon, la première chose que l'on découvre sur la gauche, c'est le buste de Murger. Et voilà ce qu'on appelle le jardin des poètes ! Enfin, supposons qu'il en est le concierge et qu'on l'a mis là pour symboliser la profession de son père. C'est l'interprétation la plus favorable. Elle n'en donne pas moins une fâcheuse idée des effigies que l'on est exposé à rencontrer dans un lieu public. Eh bien ! Murger n'est rien, Murger n'est qu'une [142] statue comique : il y en a, dans Paris, d'effarantes, il y en a de honteuses. Et je ne parle pas seulement des bonshommes érigés çà et là en bronze ou en marbre, je parle aussi de la qualité de ces œuvres d'art. Montez sur l'impériale d'un des deux grands tramways qui suivent le boulevard Saint-Germain. Ils s'arrêtent place Maubert, juste en face le monument d'Étienne Dolet ; vous vous trouverez nez à nez avec les deux nymphes mélancoliques dont s'accole ledit monument et vous ressentirez aussitôt une grande pitié pour la statuaire française. Qui a fait cela ? On ne sait. Peut-être bien l'Administration, peut-être la Ligue de M. Bérenger ? Ah ! ces femmes nues, au moins, ne corrompront pas la jeunesse ! Ayant vu que les femmes sont en bois, elle continuera son chemin vers les panthères du Jardin des Plantes, auxquelles il passe quelquefois de beaux frissons sous la peau. De quelque côté qu'on les prenne, elles font de la peine, les statues de Paris. Oui, je sais, il y a quelques exceptions. C'est probablement pour [143] ne pas en augmenter le nombre qu'on s'obstine à refuser un Beethoven, qui a le mérite d'être bien représentatif de la sérénité et de la sévérité du grand musicien. On lui reproche, dit-on, de ne pas être assez guilleret. Mais n'avons-nous pas, dans le genre gai, les deux pharmaciens qui éploient à la brise leurs robes dévergondées, quelque part du côté de l'Observatoire ? N'avons-nous pas Chappe et son appareil à faire peur aux oiseaux ? Allez, les statues hilares ne nous manquent pas. [144]

La beauté de Paris

Paris est-il une belle ville ? Sans doute. Mais il ne faut pas exagérer et confondre ce qui nous est utile, ce qui nous plaît par l'accoutumance, avec ce qui est beau, absolument. J'entendais dire à un Américain de Washington que Paris manquait de verdure et que ses rares pelouses étaient bien étriquées. Il est certain que le faubourg Montmartre est plutôt dénué d'espaces libres, mais un Parisien ne prend guère garde à cela. Au conseil municipal, on considère que l'avenue de l'Opéra est de la plus belle esthétique [145], et l'on voudrait bien fabriquer un Paris tout en avenues de l'Opéra. Pensez donc, on pourrait y lancer des milliers d'autobus à la fine silhouette. D'autres, il n'y en a pas beaucoup, regardent la ligne des quais du jardin des Plantes à l'Alma, comme un des plus beaux paysages urbains qui soient au monde. Je le croirais volontiers ; aussi projette-t-on un pont monumental qui en coupera en deux la perspective ! On n'a pas pu encore se mettre dans la tête, en France, qu'un pont doit être tout uni, que sa beauté est de passer inaperçu. Oh ! cette garniture de foyer pour géant enrichi qu'est le pont Alexandre III ! Paris, en somme, serait une assez belle ville si on en pouvait raser les monuments absurdes qui la déparent et ployer un peu trop de rues rectilignes qui la raidissent et qui l'ont aplatie. Le sol de Paris était mouvementé, il n'y a pas encore si longtemps ; mais quand on nous parle de la butte des Moulins, il nous est bien difficile de nous la représenter entre le Théâtre-Français et l'Opéra. Si les vrais [146] amis de Paris savaient ce que Haussmann lui a enlevé de pittoresque, comme sites, comme vieilles et nobles architectures ! J'ai trouvé, l'autre jour, sur les quais, un mauvais album du vieux Paris. Je n'ai pas osé l'acheter : cela me faisait trop de peine. [147]

Villes d'art

Rouen est célèbre parmi ce qu'on appelle un peu légèrement les « villes d'art », car il n'y en a plus guère, mais elle serait plus célèbre encore auprès des Français, si elle se trouvait en Allemagne ou en Belgique. La plupart d'entre nous ont connu, avant celle de Rouen, la réputation de Bruges et celle de Nuremberg, par exemple, et si ces cités illustres n'ont pas tenu pour nous tout ce que leur nom promettait, combien sommes-nous qui osent l'avouer ? Peut-être que l'activité un peu vulgaire de son port, plein de [148] charbon, de pétrole et de planches de sapin a fait du tort à Rouen près de quelques rêveurs, amis du silence et du repos. A ceux-là, la mort de Bruges est un plus émouvant sujet de méditation. Je n'en suis pas, je l'avoue, et pour moi le charme unique de Rouen est fait de ce mélange ou de cette juxtaposition de la vie et de la mort. Sans les sirènes qui gémissent à l'entrée et à la sortie du port, la cathédrale serait moins belle et cette activité moderne donne une valeur à ce qui, deux pas plus loin, sommeille du passé. C'est le caractère de l'art d'être toujours vivant, sans doute, mais ne semble-t-il pas que les vieilles pierres sculptées acquièrent, au contact d'une intense vie quotidienne, une beauté nouvelle et de contraste ? On regrette assurément que nos activités industrielles n'aient pas su se développer selon un mode plus harmonieux, mais c'est précisément pour cela qu'il faut se réjouir de voir dans une même ville exister les deux civilisations, celle d'hier qui voulait de la beauté et celle d'aujourd'hui qui n'y pense [149] qu'en second lieu, quand elle y pense. Que les trolleys longent la cathédrale, frôlent Saint- Maclou, enserrent Saint-Ouen, cela peut choquer les naïfs pour qui l'art réside surtout dans les musées, mais plaît au contraire à celui qui y voit comme le symbole du présent prenant sous sa protection le passé et s'en faisant le guide et le gardien. C'est à cette condition que « les villes d'art » sont des villes complètes, — et Rouen en est une. [150]

La Seine

A bord du Druide.

On ne célèbre pas assez la Seine. Il semble vraiment qu'elle ne soit aimée et admirée que par des muets ou par de ces gens qui gardent farouchement pour eux-mêmes leurs impressions égoïstes. Ce qu'on pourrait appeler la « littérature de la Seine » est, en effet, assez pauvre, depuis les fadeurs de Mme Deshoulières aux terribles philosophies de Jean Revel. Flaubert, qui passa presque toute sa vie les yeux fixés sur elle, ne semble pas l'avoir vue comme il eût dû la voir, [151] selon toutes ses grâces et toutes ses fraîcheurs. Seul, Maupassant l'a un peu sentie, mais ce sont des impressions de canotier. Il y a toujours du canotier dans les impressions de Maupassant et dans sa littérature. La Seine est agréable à contempler de la rive ou du haut d'une des collines de verdure ou de craie, mais pour en jouir pleinement, il faut en suivre sur un bateau tous les détours, pénétrer successivement dans tous ses paysages. La solitude d'un yacht (où on n'entend pas le gramophone !) convient admirablement. Le léger bruit de la machine n'empêche pas la pensée de suivre ou de remonter le courant, d'accompagner les légères barques qui traversent le fleuve ou de s'accrocher aux lourds bateaux qui le remontent ou qui le descendent. On s'attarde au milieu des larges nappes d'argent ridées d'un petit friselis et où on a, si on regarde l'eau, uniformément d'un bleu d'acier, la sensation de stationner au milieu d'un lac. Plus loin, des reflets verts la traversent en fonçant sa teinte : on longe des forêts ou de hauts [152] coteaux de bruyères. Aujourd'hui, il y a peu de trains de bateaux, le silence est vaste, doux et profond. Qu'il fait bon vivre sur la Seine et qu'elle a de douceurs ! Au delà de Rouen, elle bouillonne tout à coup, se gonfle et le courant comme un beau serpent se retourne tête à queue et fuit en sens inverse : c'est le flot, comme on dit ici. Ce n'est qu'un moment de trouble. Le silence redevient le maître, les ombres s'allongent. Le fleuve vit d'une vie encore plus lente, plus profonde, plus intérieure. Allez sur la Seine et soyez ses amis. [153]

A la voile

Cela m'a fait plaisir d'apprendre que l'on vient de lancer, à Bordeaux, un bateau à voile presque grand et rapide comme un transatlantique, un bateau à cinq mâts. Le bateau à voiles, c'est peut-être ce que l'homme a créé de plus beau, et la simplicité et la grandeur du paysage où il évolue lui donnent même je ne sais quelle supériorité sur les cathédrales, toujours diminuées et contaminées par leur milieu urbain. Mais à quoi bon comparer ces deux choses ? Il faut les regarder en elle-mêmes. Le bateau [154] à voiles est plus majestueux et beaucoup plus vivant que le bateau à vapeur. Cela tient sans doute à ce que son moteur est visible, à ce que, grâce à sa voilure, il semble naviguer à la fois sur l'eau et dans le ciel, et naviguer sans effort, par le seul fait de son existence. J'ai toujours rêvé d'une longue traversée sur un voilier pareil à ceux que l'on voit dans les vieilles gravures coloriées et qui portent sur leur pont des balles de coton et des cages à perroquets. Ces bateaux, qu'on le sache, ne faisaient pas plus naufrage que les bateaux à vapeur. Ils savaient fuir avec élégance, quoique parfois avec angoisse, sous la tempête. Courbés, les vergues à toucher les vagues, ils se relevaient avec grâce, les mâts leur servant en quelque sorte de balancier, dans ces formidables jeux d'équilibre. Rien ne fait mieux voir le génie humain que ces grands voiliers où tous les résultats utiles sont obtenus par les moyens les plus simples, le mécanisme le plus élémentaire. La voile est très loin encore d'avoir donné toute son utilité. Est-ce que, récemment, [155] on n'y a pas songé pour les aéroplanes ? La voilure d'un aéroplane différerait beaucoup de forme de la voilure d'un bateau, mais elle la surpasserait encore en simplicité. Le définitif ne peut être trouvé que dans le simple. [156]

Cartes postales

Il y a une chose qui m'amuse toujours en voyage, c'est le rôle de la carte postale illustrée. On dirait vraiment que la plupart des gens ne se déplacent que pour avoir le plaisir d'envoyer à leurs amis la photographie des sites ou des monuments rencontrés sur leur chemin. Je me souviendrai toujours de cette famille faisant irruption à la terrasse d'un hôtel d'où l'on avait sur la mer et les rochers une vue des plus pittoresques. Ils arrivèrent, jetèrent un coup d'œil au paysage, s'assirent résolument en lui tournant [157] le dos et se mirent à signer et à timbrer à l'envers des cartes postales. Puis leur besogne maniaque achevée, ils disparurent par les rues de la petite ville. On s'est beaucoup moqué des Anglaises qui admirent les tableaux des musées dans les descriptions de leur Baedeker ou de leur Murray, on peut bien rire un peu des Françaises qui ne regardent les paysages que sur les cartes postales. A quoi bon voyager, alors ? Il serait beaucoup plus simple de se rendre dans une bonne maison de photographie et de choisir là les images dont on voudrait faire croire qu'on en a contemplé la réalité. D'autant plus qu'il existe à Paris des agences qui peuvent faire parvenir à leur adresse, d'un point quelconque du globe, les lettres et les cartes qu'on leur remet. Je signale aux amateurs ce moyen de voyager économique et reposant. Voulez-vous faire croire à vos amis et même à vos simples connaissances que vous êtes en train de vous extasier sur les chutes du Niagara ? Rien de plus simple, et pas besoin de prendre le paquebot. Votre écriture [158] fera le voyage pour vous et vous en retirerez beaucoup plus de considération que si vous aviez été expédier vous-même la preuve de vos excursions au Puy-de-Dôme ou à Roscoff. Je connais une de ces agences. Souffrez que je ne vous en décèle pas l'adresse. Croyez plutôt que j'ai beaucoup d'imagination. Cela me flattera. [159]

Le ciel bleu

Ce qu'il y a de plus énervant dans ces chaleurs sèches, dans cet éternel beau temps que nous subissons, c'est la couleur du ciel. Cet implacable bleu qui se déploie quotidiennement au-dessus de nos têtes n'est ni profond, ni resplendissant, ni saphirien ; c'est un bleu laiteux, un bleu plombé, un bleu bête, un bleu pauvre. On dirait que toute la pluie des anciens temps l'a tant lavé et relavé, que la couleur en a fondu, comme d'une mauvaise étoffe. Oh ! ce bleu lessivé qui s'étend là-haut, interminablement ! [160] Comme on comprend que cela soit l'idéal des mauvais poètes et des rêveurs jobards, et que Zola avait raison de railler les culbutes dans le bleu. Qui voudrait vraiment jouer à se rouler dans ces solitudes déteintes ? Les enfants eux-mêmes y regarderaient à deux fois. Dire que Mallarmé lui-même a chanté l'azur ! Il ne le connaissait pas, c'est son excuse, il le rêvait. Nous le connaissons, nous misérables, et nous ne serons nullement tentés d'en rêver, quand il ne sera plus. Nous sommes hantés par les nuages changeants. O nuages admirables, nuages cléments, nuages doux, nuages lumineux, vastes fleurs du ciel, quand reviendrez-vous sourire au-dessus de vos fils désolés, de vos fils abrutis par l'azur ? Quand nous rendrez-vous les belles féeries de lumière et de forme dont vous seuls avez le génie ? Sans les nuages, il n'est plus de joie, plus d'espoir, plus d'apaisement, plus de sourires, plus d'air. Ce sont les nuages que berce le vent qui nous donnent la sensation de respirer dans une atmosphère vivante et de participer au [161] rythme des choses. Même gris, même noirs et furieux, j'aime les nuages. Tout plutôt qu'un ciel bleu. Un ciel sans nuages, c'est un œil sans paupières. [162]

L'automne

L'Automne, grave et joyeux, car la vraie joie est presque toujours grave, se promenait hier dans le bois de Saint-Cloud. Du moins, c'est là que je l'ai rencontré, allant des futaies de chênes aux allées de marronniers. L'herbe, redevenue fraîche, se bombait de taupinières où le pied soudain s'affaissait. Les voûtes de feuillage s'étaient faites belles pour mourir, belles de toutes les couleurs de l'or, du feu et du désespoir. Selon qu'on gravissait ou qu'on descendait une colline, le soleil disparaissait ou renaissait, pâle, échancré [163] par un branchage. Sa lumière avait un air d'adieu, elle était douce comme un adieu, tendre comme un adieu. Les amours nées sous un tel soleil n'auront-elles pas au cœur un peu de cette mélancolie divine de l'automne qui marque les imaginations au moment où elles furent le plus émues ? Ne sentiront-elles pas toujours au milieu de leurs joies cette odeur amère de terre et de mousse écrasée ? Il n'y avait pas un chant d'oiseau, pas une parole humaine dans les feuillages ou dans les chemins. Ou bien je n'entendais rien. Je buvais et je respirais l'automne, j'écoutais l'automne et sa voix était si basse à la fois et si profonde qu'il me semblait qu'elle sortait de moi-même. Son enchantement éteignait tous les autres bruits, mais non pas cependant celui d'une feuille morte qui tomba à mes pieds. Les feuilles des arbres sont-elles mortes quand elles tombent, ou au contraire plus vivantes et plus individuelles ? Aucune ne se ressemble. Le jaune et le roux font des dessins différents le long de leurs nervures. On a envie de les cueillir et d'en faire des bouquets [164] d'automne. Les feuilles de l'automne ne sont-elles pas les dernières fleurs ? Elles ne tombent peut-être que pour cela, pour qu'on les prenne, pour qu'on les garde, pour qu'on les aime. Je les ai laissées, cruel pour les feuilles et cruel pour moi-même. Je n'ai pas besoin des souvenirs de l'automne, puisque l'automne est dans mon cœur. [165]

Le soir en cette saison

Le soir, en cette saison, la Seine et ses bords nous donnent un spectacle admirable, et la douceur de ces derniers jours d'automne fait que j'y passe bien des instants. Il faut, pour que l'animation contribue à cette fête, et en augmente l'éclat, que la nuit arrive de bonne heure, en pleine vie de Paris, c'est-à-dire avant sept heures du soir. Alors, aux feux fixes de la Seine, s'ajoutent tous ceux des bateaux et des remorqueurs et, sur les rives, aux feux des rues, ceux des boutiques. Le scintillement est partout, ici [166] rouge, ici vert, ici jaune. Au port Saint-Nicolas, une grue à vapeur s'illumine d'un fantastique effet de torche tournante. Les lueurs traînent dans l'eau et le courant les brise en éclats ; les sillages se teintent de vert et de rouge. D'énormes rubis luisent aux arches des ponts d'un côté, de l'autre, ce sont des émeraudes. Pendant cela, les sirènes lancent leur appel à l'écluse, les gens débouchent ahuris au pont des Arts et s'engouffrent dans les petites rues sombres. Le long des quais, quelques bouquinistes prolongent leur journée à la lumière du gaz, les tramways électriques ont l'air de trouer la nuit de leur gros œil éclatant et des voitures filent, rigide fourmilière, vers la gare d'Orsay. Il flotte sur tout cela une atmosphère d'une luminosité triste, malgré tant de points brillants, qui donne à ce coin de Paris, devant l'Institut, un air de vieille estampe trouée qu'on regarderait devant une lampe, un air à la fois inexistant et fantastique. Quelquefois le brouillard en change le caractère et comme on ne voit à peu près plus rien qu'une masse grise [167] ponctuée de lueurs, dont les plus voisines semblent lointaines, l'expression chimérique de ce paysage nocturne est encore augmentée. C'est un bon endroit pour imaginer un pays de rêve, où il ne se passerait plus rien que de l'obscurité, quelques lueurs et quelques bruits. On n'a même pas besoin de l'imaginer ; on l'a devant les yeux et l'on doute si c'est la vie ou si ce n'en est que l'ombre. [168]

La rose soufre

La jeune femme disait, tenant à la main une belle rose soufre, un peu penchante : « Voyez, elle est lourde de parfum. » Et la fleur, toute fraîche, semblait accablée, comme une tête lasse d'une pensée trop pesante. C'était peut-être vrai. Les fleurs les plus odorantes sont aussi celles dont les pétales sont le plus charnus, dont la corolle est la plus tassée, dont l'étoffe a le velouté et le duveté des chairs riches et précieuses. Mais le parfum, qui est matière, est si peu matériel ! Le contraire est sans doute vrai aussi et la surface [169] des fleurs les plus légères et les plus transparentes peut laisser monter les plus magnifiques émanations. Où s'élabore l'odeur, dans quel mystérieux laboratoire se triture le parfum des roses, des violettes et celui des lys ? Les pollens sont odorants, mais la rose ne produit pas de pollen, toutes ses étamines se transformant en pétales. Peut-être que la fleur s'est toute changée en désir. Oui, c'est cela, le parfum des roses, c'est leur amour, nous respirons leur désir odorant. Ce monde des fleurs est presque tout entier une création de l'homme. La nature n'en a fourni que les éléments. La rose sauvage, l'églantine n'est que charmante. La rose seule est belle. Il y a autant de civilisation condensée dans la merveilleuse rose soufre, dans la rose thé, si délicate, dans la pénétrante rose rouge, autant de génie que dans la tête de l'homme qui pense, que dans le visage de la femme qui sourit. Ce sont les trois choses qui éclairent le monde et qui empêchent la vie de se corrompre, les trois choses qu'il faut admirer et qu'il faut aimer. Mais [170] qui oserait délibérément insulter la pensée, frapper le sourire, souiller la rose ? Voilà ce que j'ai vu et senti dans la beauté et dans le parfum d'une rose soufre, avec beaucoup d'autres choses dont je me souviendrai toujours, parce qu'elles me touchaient pour la première fois. La nuit tombait. Parfum, pensée, sourire : je respirais.

Une rose dans les ténèbres. [171]

La touffe de violettes

C'est une histoire qui ne signifie rien, puisqu'elle n'a de rapports qu'avec le pur amour, avec la beauté, avec les tendres souvenirs nés de l'imagination et de la rêverie. Ce n'est même pas une histoire, c'est un geste, un mouvement du cœur. Une jeune femme, qui était aussi un de nos poètes les plus pénétrants et celui dont la divine mélancolie va le plus haut et le plus loin, eut l'idée charmante, se promenant à travers l'Archipel, de vouloir planter de sa main une touffe de violettes dans la terre même où avait vécu et aimé Sapho, à Mytilène, l'antique Lesbos. Or dans ce temps, en vertu de je ne sais quel décret [172] ou caprice de Sultan, il était défendu d'introduire aucune plante à Mytilène, qui est en effet possession turque. Mais l'amour connaît toutes les ruses et la jeune femme cacha dans son sein la touffe de violettes qu'elle voulait voir fleurir sur ce sol sacré. Je ne sais et personne sans doute ne sait ce qu'il est advenu de la petite touffe de violettes, mais les dieux l'ont peut-être prise sous leur protection, et peut-être que là-bas elle a encore quelque puissance. N'importe. Quelle qu'ait été la suite de ce geste, il est si délicat que j'ai voulu le noter, tel qu'il est venu à ma connaissance. Seule, une femme, et une femme au cœur profond comme Renée Vivien, car c'est elle, en était capable. Vous qui aborderez à Mytilène et qui songerez à Sapho et à Lesbos,

Mère des jeux latins et des voluptés grecques,

songez aussi à la jeune femme qui porta dans son sein la touffe de violettes avec ses racines et sa terre et qui la planta tendrement aux pieds de l'idéale statue de la Poésie. [173]

Sappho la poétesse

L'autre jour, à la séance publique de l'Académie des inscriptions, M. Théodore Reinach a lu une bien singulière notice sur Sappho, indigne vraiment à la fois de son solide esprit et de son ingéniosité. Le prétexte fut quelques nouveaux fragments de la poétesse, d'ailleurs déjà bien connus, d'une interprétation difficile, mais qui en tout cas ne permettent aucunement de retoucher son portrait traditionnel. De plus, M. Reinach a feint de vouloir sauver la mémoire de Sappho de l'accusation d'avoir été une courtisane et [174] il n'a fait que montrer son ignorance de notre littérature, où, sauf d'insignifiantes exceptions, elle a toujours été traitée comme une personne de mérite et de haut rang. La plus abondante et la plus populaire des romancières du dix-septième siècle, Mlle de Scudéry, aimait qu'on l'appelât « l'illustre Sappho » et je ne pense pas que l'idée de se faire comparer à une courtisane soit jamais venue à cette pompeuse et vertueuse personne. Quant aux poètes et aux érudits modernes qui en ont parlé, que ce soit Renée Vivien ou M. Mario Meunier, ils n'ont pas attendu M. Théodore Reinach pour différencier Sappho d'Erèse, la courtisane, plastron des comiques grecs, d'avec Sappho de Mytilène, que Platon nomme la dixième muse. L'intention de M. Reinach part peut-être d'un bon naturel, mais il a, par amour de la vertu et de la régularité, fortement dépassé la mesure en faisant de la poétesse une sorte de Maintenon, dirigeant une sorte de Saint-Cyr, aimant ses élèves comme une bonne maîtresse d'école et leur adressant, à leur départ, [175] quelques petits vers d'amitié. « Elle parle de sa jalousie, explique-t-il, mais « c'est comme on dit d'un élève qu'il fait une infidélité à son professeur ! » Tant de candeur entre-t-elle dans le cœur des membres de l'Institut ? Ce n'est pas possible. M. Reinach s'est-il moqué de ses collègues et du public académique ? Impossible également. Je pense qu'il a été pris d'un de ces accès de vertu qui portent malheur. [176]

Le tabac

On a raconté dans les journaux l'histoire de ce monsieur qui a trouvé dans son paquet de caporal une bague en or ornée d'une pierre précieuse. Ce qu'on y trouve d'ordinaire est moins excitant : ce sont, outre les traditionnelles bûches, des bouts de corde, des clous et des cheveux, les cheveux, comme chose de luxe, étant surtout réservés aux cigares auxquels ils communiquent une petite odeur de fer à friser fort agréable. L'odeur du tabac ordinaire vendu au détail varie selon qu'il a été éclaboussé d'absinthe [177] ou de vin bleu ou encore pesé dans le plateau qui vient de doser « quat' sous à priser ». C'est le parfum le moins populaire, mais ça dépend des goûts. Il est assez singulier que le commerce du tabac soit si intimement lié à celui des vins et liqueurs et qu'on ne puisse aller acheter un cigare qu'en pénétrant dans une atmosphère alcoolisée et absinthisée. Les bureaux de tabac qui se suffisent à eux-mêmes sont fort rares. Est-ce pour réaliser la devise des Français, telle qu'on la chante dans le Chalet,

Le vin, l'amour et le tabac ?

mais alors il faudrait aussi y vendre de l'amour. Je ne dis pas que cela ne se rencontre pas ainsi, mais c'est beaucoup plus rare que l'absinthe. Aux États-Unis, les timbres-poste se vendent dans les pharmacies. On ne voit pas le rapport... Le voyez-vous entre l'absinthe et le tabac ? Hélas ! les timbres et le tabac ne peuvent pas chez nous se vendre ailleurs que chez le marchand de vins. Lui seul ne ferme jamais, ou presque jamais. [178] C'est pour cela aussi qu'on lui confie les boîtes aux lettres. Cependant j'ai vu en province, dans une charmante ville, un bureau de tabac installé chez une marchande de fleurs. Le tabac sentait la rose, le lys et la verveine : c'était enchanteur. [179]

Logique de la mode

C'est pendant que les femmes élégantes ne sont plus à Paris qu'il faut parler de la mode. On risque moins de leur déplaire et un homme qui parle de la mode déplaît toujours aux femmes. Il y a une autre raison pour choisir ce moment, c'est qu'on juge mieux des choses à quelque distance que lorsqu'on les a directement sous les yeux. Donc hier, en regardant se coucher le soleil derrière les arbres du Luxembourg, j'apercevais aussi passer quelques robes étroites, courtes et claires qui revêtaient, selon une mode [180] assez stricte, des femmes de mauvais ton, et je remarquai combien l'enveloppe, encore que sans beaucoup de grâce, faisait ressortir, renouvelait, pour ainsi dire, leur hypothétique beauté. Vêtues comme les femmes se vêtaient l'an passé, leur âge assez marqué serait d'abord apparu aux yeux fâchés. Habillées, au moins d'intention, à la mode la plus récente, elles paraissaient littéralement rajeunies. Et voilà, sans aller plus loin, l'utilité pour les femmes de suivre la mode. La mode, et il faut insister là-dessus, quelle qu'elle soit, est un rajeunissement. Si, les dieux écartent ce présage ! la mode voulait des jupes larges, cerclées, ramagées, et même la crinoline, eh bien, les femmes qui ne s'y soumettraient pas paraîtraient immédiatement plus vieilles ou moins jeunes que leur âge. Leurs robes auraient-elles la forme la plus seyante, la plus esthétique, la mieux accommodée au corps féminin, elles auraient avec cela l'air de sortir des anciens temps, l'air d'avoir été ressuscitées par quelque magicien maladroit ou l'air d'arriver des pays où les [181] modes sont toujours périmées, ce qui donne l'air gauche et presque revêche à la plus alerte jeunesse. Les femmes, qui veulent plaire, sont donc obligées logiquement et à suivre la mode et à changer de mode le plus souvent possible. C'est une nécessité de leur état de femme. Les caprices de la mode, quelle bêtise ! C'est la logique de la mode qu'il faut dire. Et cette logique-là, les femmes la comprendront toujours. [182]

Le bahaïsme

Je n'ai jamais vu ce mot écrit et je ne l'ai jamais entendu prononcer que selon la prononciation anglaise, mais je l'ai entendu si souvent que je suis sûr au moins de sa sonorité. C'est le nom d'une religion nouvelle qui a quelques fidèles à Paris et dont le chef, un beau vieillard persan, est en ce moment parmi nous. La Perse est un foyer religieux. Beaucoup de religions, qui eurent leur heure, sont venues de là, dont les fondateurs ou les réformateurs furent Zoroastre, Manès, Ali le Bâb, tant persécuté. Le [183] Bahaïsme prolonge le Bâbisme, mais avec encore moins de rites, de formes, d'extérieur. Il se présente sous l'apparence d'une philosophie très douce et très simple, qui veut réunir les hommes dans la paix et dans l'amour, d'une philosophie à la fois naïve et douce, contre laquelle on cherche en vain des objections. Elle me fut enseignée hier par le Maître, en un langage riche de fleurs orientales, que M. H. Dreyfus-Barney transplantait dans le parterre français avec une aisance qui m'émerveillait presque autant que le Bahaïsme lui-même. Le patriarche éloquent nous disait les joies primitives que l'on éprouve dans la cité Bahaïste, joies bien faites pour enchanter les cœurs dociles, l'éternel printemps, la floraison perpétuelle, la permanente éclosion des lis, des violettes et des roses, le sourire des femmes, la gravité heureuse des hommes dans l'air parfumé d'amour. Et il nous parla de la grande Vérité qui domine toutes les vérités passagères et dans laquelle se fondent et se transforment les petites erreurs humaines, comme les querelles [184] disparaissent à l'ombre de la grande Paix. Et on sentait une ferveur au fond de la voix un peu saccadée, rythmée rudement par les sonorités gutturales de la langue persane, mais rythmée doucement aussi par des phases de rire musical. Car le prophète est gai et tout respire en lui la gaîté d'être un prophète, sur lequel quarante ans de prison n'ont point laissé de traces. Il avait près de lui un bouquet de violettes ; il l'offrit à une de ses visiteuses, la plus rebelle à son enseignement et qui a eu l'audace de lui tenir tête : les violettes de Parme lui servent d'arguments comme son rire cordial, comme ses belles comparaisons poétiques et la simplicité de sa robe persane. On l'entendra, paraît-il, dans une controverse à la Sorbonne, où il aura pour partenaires M. Loyson, un abbé et un indépendant, si on en trouve. Il ne faudra pas manquer cette fête. [185]

Lui et Marie-Louise

On avait conté que Napoléon, guettant fébrilement, sur la route de Compiègne, la fille des Habsbourg, s'était jeté sur elle comme sur ses autres conquêtes, avait même, dans son impatience des réalisations, devancé l'heure des justes noces. C'était une légende. La vérité est que, tout empereur et maître du monde qu'il fût, il se trouva, devant la femme qu'il allait prendre, qu'il devait prendre, fort petit garçon. Le grand homme, non pour la première, mais pour la dernière fois de sa vie, peut-être, connut la timidité. [186] Il se conduisit comme le premier venu, un peu plus gauchement, voilà tout. Car outre qu'il était assez mal élevé, il fit quelques efforts pour paraître aimable. C'est que, en amour, il n'y a plus de caractères, il n'y a que des hommes. Il n'y a plus ni habits, ni fonctions politiques, ni supériorités sociales, il n'y a plus que des supériorités physiques et sentimentales. Encore est-on à peine soi-même, on est ce que l'on va paraître et l'orgueil abdique devant la crainte. Très peu d'hommes savent rester devant l'amour ce que l'éducation, la vie, l'exercice de l'intelligence les ont faits. Il semble qu'il se fasse un dépouillement et que ce soit un autre être qui se lève, dégagé de sa personnalité, non plus un homme, mais l'homme. C'est pour cela que les amoureux sont, selon le point de vue, si touchants ou si ridicules. La parité des désirs fait l'uniformité des sentiments et des attitudes, et ce sont les êtres d'intelligence qui, naturellement, y perdent le plus d'eux-mêmes, à moins, chose bien rare, qu'ils n'aient affaire à une femme capable [187] de les juger, et de mesurer la partie de leur intelligence transformée en sentiment. Marie-Louise ne semble pas avoir été de celles-là. C'était une femme toute d'instinct et de sensualité. Napoléon, d'ailleurs, n'en connut jamais d'autres, et cela a peut-être été fâcheux pour sa carrière et heureux pour le monde. Il aurait pu rencontrer, sinon son égale, du moins une femme digne de lui, et la terre aurait revu la race abolie des dieux.[188]

L'an nouveau

Et voilà encore une année qui vient de commencer et qui ressemblera prodigieusement à ses vieilles sœurs, à moins qu'elle ne leur ressemble pas du tout, ce qui serait terrible pour les hommes, dont le bonheur végétatif est en somme dans la continuité, dans la stabilité des habitudes. Il y aura donc, dans les douze mois qui vont suivre, les mêmes saisons, les mêmes fêtes, les mêmes joies, les mêmes douleurs et aussi les mêmes surprises. Des êtres entreront [189] dans la vie sans s'en apercevoir, et d'autres en sortiront malgré eux. Combien auront fêté le premier janvier qui ne verront pas le 31 décembre. Ce sera moi, vous peut-être, y avez-vous songé ? Il n'y faut point songer, si on ne peut le faire avec calme et même, en ce dernier cas, c'est une pensée malsaine. Rêvons plutôt que l'heure est douce, que tout fut bien réglé, et que demain nous apportera le contentement, si la destinée est en retard. Demain est une grande ressource pour les hommes et on en a vu qui, le pied dans la tombe, ne vivaient que dans l'avenir et ainsi vivaient joyeusement. Peut-être avaient-ils pris le bon parti, car le présent existe si peu que c'en est pénible. Le futur est notre création, nous l'ordonnons comme il nous plaît et s'il ne se réalise pas, ce qui est assez l'ordinaire, nous en sommes quittes pour recommencer notre construction. On n'est pas malheureux tant que l'on construit. Il faut construire, même l'inutile, même l'impossible. La chimère d'ailleurs se réalise aussi souvent que la chose raisonnable, c'est-à-dire [190] assez rarement pour ne pas nous décourager d'être chimériques et pour ne pas nous conseiller d'être plus raisonnables que de raison. Unissez les deux tendances, c'est la sagesse. [191]

Pour s'en aller !

J'ai appris avec plaisir, avec un plaisir mélancolique, que la crémation était en progrès parmi nous. C'est un goût qui m'a pris sur le tard, à la suite d'une cérémonie de ce genre à laquelle je n'ai pas assisté sans émotion. On ne comprend guère que l'Église catholique soit réfractaire à ce mode funéraire, qui semble au contraire avoir été imaginé pour elle et pour répondre à ses paroles liturgiques : « Tu es cendre et tu retourneras en cendre. » Cendre et fumée. J'étais resté en dehors du monument et je ne quittais [192] pas des yeux la fumée, qui n'est pas seulement symbolique, mais bien réelle, bien épaisse et bien noire. C'était fort impressionnant de voir un être s'en aller ainsi, disparaître à jamais dans les espaces, sous le soleil éternel. C'est moins sombre que l'enfouissement, cela éveille des idées moins funèbres et il me semble que cela s'allierait mieux avec l'idée d'immortalité avec laquelle beaucoup d'humains n'ont pas encore rompu. Mais il faudrait, pour donner toute sa grandeur à cette dernière scène, qu'elle puisse se passer en plein air, comme dans les funérailles de jadis, que les assistants ne fussent pas entassés dans une salle sans caractère et d'ailleurs souvent trop étroite. Il est certain que ce système réclame encore bien des perfectionnements. Il est trop lent, il exalte la douleur au lieu de l'assoupir, comme les chants liturgiques dont la grandeur est incomparable, mais peut-être que sa décence et sa simplicité l'emportent sur tout. Puis son antiquité le rend vénérable. Il n'y a de fâcheux que son vocabulaire. Four crématoire, [193] quelle expression ! Voilà évidemment qui n'attirera pas à l'incinération la clientèle des gens de théâtre. Maintenant on me dira que ceci ou cela... Je sais, il vaut mieux n'y pas penser. C'est assez mon avis. [194]