A la suite du malheur arrivé sur le Latouche-Tréville, des injonctions furent de toutes parts lancées au gouvernement. Les gens hargneux le « mirent en demeure » et les gens calmes le « prièrent » d'étudier les moyens d'éviter le retour de semblables catastrophes. Je copie cette dernière formule dans une délibération aux termes les plus modérés. Elle part d'un bon sentiment, et pourtant elle fait sourire, malgré que le sujet soit douloureux, par sa naïveté. Car s'il y a des faits contre lesquels le gouvernement, quel qu'il soit, demeure impuissant, c'est bien d'abord ceux de cet ordre. Ils échappent, en effet, à la prévoyance humaine, puisque, par définition même, ils sont l'imprévu, ils sont l'Accident. L'accident donc étant ce que l'on ne peut prévoir, il n'y a aucun moyen d'y parer que les moyens généraux d'ordre et de régularité. Or, l'ordre et la régularité règnent nécessairement à bord d'un vaisseau-école de canonnerie. Il est impossible qu'il en soit autrement, puisqu'on y vit au milieu d'un péril constant et qui ne peut être conjuré que par l'ordre le plus sévère, la régularité la plus minutieuse. On y tire le canon, à peu près tous les jours. Trois cents jours passent : rien ne se produit que ce qui est prévu. Voici le trois cent unième jour : c'est le jour de l'imprévu, c'est l'accident. L'accident arrive ou n'arrive pas. On sait qu'il peut arriver, mais on ne sait pas s'il arrivera. L'accident est l'accident ; il est imprévisible. Ces deux trains, pendant des années et des années, se sont croisés pacifiquement dans la petite gare qui les attend, comme on attend l'apparition des astres en un point du ciel. La mécanique des chemins de fer égale en précision la mécanique céleste. Cependant une planète en rencontre une autre, et il s'en suit une mise en miettes, dont les miettes sont les étoiles filantes qui nous tombent parfois des nues. Cependant, les deux trains entrent l'un dans l'autre, et il s'élève des cris, des flammes et de la fumée. C'est l'accident. La terre périra peut-être de se cogner à une planète dévoyée, et tous ceux qui prennent le train ne reviennent pas. Il y en a un sur cent mille, sur un million, qui est tombé en route aux pièges de l'accident. L'amiral Dumont d'Urville avait fait plusieurs fois le tour du monde, avait échappé aux tempêtes les plus redoutables. Il revient des régions antarctiques, prend pour Versailles un train qui déraille, et on le trouve mort sous les décombres enflammés. Bien des catastrophes ont suivi celles-là sur les chemins de fer du monde entier. On a multiplié les règlements, on a tout prévu, on a pris des précautions qui semblent folles à force d'être sages, on a établi un mécanisme d'une justesse prodigieuse et qui frappe d'admiration, quand on le connaît bien : mais on n'a pas supprimé l'accident, parce que l'accident est inaccessible, parce qu'il plane et ricane au-dessus des prévisions humaines. On dirait qu'il a une volonté, qu'il choisit son heure, qu'il ne se laisse jamais tomber qu'au bon moment, choisissant sa proie. Non, il obéit, lui aussi, à la loi universelle qui régit les rapports des choses entre elles. Ce pont en fer qui craque et se brise, sa destinée était écrite dans le minerai d'où il est sorti, dans le creuset où il fut fondu, et encore avant cela, dans les éléments géologiques dont le minerai de fer fut formé, dans les gaz qui emplissaient l'espace avant la naissance même de la terre, dans la nébuleuse originelle, dans le mouvement éternel des atomes primordiaux. La paille qui a fait fléchir la poutre d'acier a sa place, son rang et sa nécessité dans l'ordre universel qui régit les mondes. En vérité, les conseils généraux peuvent prendre contre l'accident les plus patriotiques délibérations, l'accident se rit de leur sagesse. Il compte sur son nom pour continuer ses méfaits. Parler de lui, même pour le maudire, c'est le justifier. Dire qu'on le supprimera, c'est affirmer plus fortement la nécessité de son existence. Il est, et on ne peut le détruire, parce que en même temps qu'il est, il n'est pas. Quand nous parlons de lui, nous en parlons au passé ou au futur. L'accident n'est jamais une chose présente : il a été et il sera, mais il ne sera jamais, dans l'avenir, ce qu'il a été dans le passé. Il vient de se manifester dans une étoupille et notre naïveté fait que nous surveillerons les étoupilles. Mais l'accident, qui tient à son nom, ne se manifestera plus dans les étoupilles. En effet, une série d'accidents de même nature n'est pas une série d'accidents. L'accident ne vient pas par série. Sa nature l'oblige à être isolé, unique en son genre. Dès que l'on connaît sa cause, il change de cause. On le cherche au jeu du disque qui a mal fonctionné ; il se réfugie dans la tête du mécanicien qu'il fait tourner à droite, quand c'est la gauche qui réclamait son attention. Supprimer l'accident ! Rêverie indigne même de l'optimisme d'un Pangloss. Nous le cultivons au contraire et nous lui apprêtons chaque jour de nouveaux moyens de se manifester. Après ceux de l'automobile, qui commencent à nous paraître légitimes et qui ne méritent presque plus le nom d'accidents, voici ceux de l'aéroplane dont la complaisante Amérique vient d'ouvrir la liste. Il est probable qu'elle sera longue. Les ballons dirigeables font déjà bonne figure, malgré leur récence, dans la nomenclature. L'Allemagne s'y distingue, mais ce n'est point, malheureusement, la seule supériorité qu'elle ait sur nous. Tant de machines en mouvement, tant de mines creusées jusqu'aux abîmes, tant d'appareils de destruction imaginés et essayés par tous les États, assurent à l'accident un avenir incomparable. Plus la machine est précise et plus l'accident nous étonne. Il nous semble qu'il y a des mécanismes si beaux et d'une marche si assurée, si fière, que rien ne saurait les détourner de leur chemin. Mais l'accident est là, qui guette, tout prêt à rabattre leur orgueil et le nôtre. La machine est d'autant plus vulnérable qu'elle est plus compliquée. Une science admirable a réglé ses mouvements, des rapports des roues, les réactions des ressorts ; elle a même créé le rouage de secours ou le taquet d'arrêt ; mais ayant tout prévu, quelque chose est resté en dehors du cercle des prévisions : la bête indomptable et cruelle qui s'appelle l'Accident. Je ne prêche pas le fatalisme. Je ne dis pas, comme les musulmans : « C'était écrit ! » Mais je ne puis pas dire non plus : « Cela aurait pu ne pas arriver. » Tout ce qui arrive, arrive nécessairement, au delà de toute science, de toute sagesse, de tout calcul, de toute combinaison, il y a ce qui ne peut être su, ce qui ne peut être vu, ce qui ne peut être calculé. Après l'accident, le mieux à faire c'est de continuer le mouvement interrompu, selon les règles générales de l'ordre. Il faut aussi ne pas avoir peur, car la caractéristique de l'accident est, non seulement la soudaineté, mais aussi la rareté. Quand l'accident est advenu, on a la certitude, presque mathématique, que le péril est loin dans le futur. En effet, un accident qui se renouvellerait à brefs intervalles ne serait plus un accident. Ce serait un fait dépendant d'une cause permanente qu'il serait possible de prévoir et de contrecarrer. L'accident, au contraire, et je le répète, est imprévisible. Quand tout est en ordre, il faut donc marcher sans crainte, et traiter l'accident futur, quoiqu'il soit possible, comme s'il était impossible. C'est d'ailleurs ce que nous faisons au cours de la vie et si nous ne le faisions pas, pourrions-nous vivre ? pp. 178-184 de la 10e édition. L'ennui ! Mot terrible et justement redouté ! Que de remèdes l'homme n'a-t-il pas inventés contre ce mal, remèdes, hélas ! souvent plus ennuyeux encore que l'ennui même. Leur nom général est « plaisirs », qu'il ne faut pas confondre avec « plaisir ». Le plaisir est un fait, quoique rare ; les plaisirs, quoique abondants et communs, sont une recherche, et presque toujours vaine. Quand on réussit à opposer au géant Ennui l'armée des nains Plaisirs, le géant étouffe les nains en quelques gestes et reprend sa pose lassée. L'ennui, à vrai dire, est invincible. On naît ennuyé comme on naît jovial. Cependant, à côté de cet ennui fondamental, dont certains humains sont victimes et que l'ancienne médecine appelait hypocondrie, il y a diverses variétés d'ennuis qui tiennent aux circonstances de la vie et par conséquent peuvent n'avoir qu'une existence passagère. Ils ont une cause occasionnelle, prêts à disparaître avec la cause elle-même. Ces ennuis secondaires prennent différents noms, mélancolie, nostalgie, tristesse, mais leur classement est assez difficile, parce qu'ils se modifient à l'infini selon les sensibilités, selon les lieux, selon les âges et même selon les siècles. Il fut une manière d'être mélancolique, qui n'est plus la nôtre. Lamartine allait se promener dans les cimetières et exaltait sa mélancolie par la vue de toutes ces tombes, par la vision de toutes ces poussières qui avaient vécu. Cette forme est romantique et des plus démodées. Elle était d'origine anglaise et d'essence chrétienne. La crise se terminait toujours par l'aveu d'un espoir en Dieu, par un appel aux futures joies du paradis. Quelques sensibilités d'aujourd'hui, froissées par certaines cruautés de notre système social, ne se consolent qu'en imaginant dans les siècles à venir, une société parfaite. Ces deux mélancolies sont assez différentes, quoique leurs crises aient des dénouements analogues et pareillement naïfs. L'âge répand sur nos mélancolies des teintes très diverses. Le jeune homme est mélancolique pour n'avoir pas assez vécu, et l'homme de cinquante ans, pour avoir trop vécu, mais le second surmonte son mal bien plus facilement. Il a appris, c'est précisément ce que le jeune homme ne saurait savoir, qu'il faut demander très peu à la vie, et que si on lui fait des demandes raisonnables, elle les accorde presque toujours. Le jeune homme demande tout ; c'est pourquoi il n'obtient presque rien. Mais on peut dire cependant que si l'impatience du jeune homme lui est fatale, elle est bonne, au contraire, pour la société qu'elle secoue dans son apathie. Ce sont les jeunes gens déçus qui, par désespoir, font les révolutions ; or, les révolutions sont essentiellement favorables au maintien de l'énergie vitale, qu'elles empêchent de s'atrophier, tandis que l'esprit conservateur mène fatalement à la paralysie et à la mort. Chez la femme, qui est tout sexe, tota femina sexus, disait le vieil adage, la mélancolie est toujours en relation avec la sensibilité amoureuse. Comme elle ne trouve son équilibre que dans l'amour, quand cet appui lui manque, elle passe ses jours dans un état plus ou moins accentué de tristesse ou du moins d'inquiétude. Il faut dire que beaucoup d'hommes sont femmes sur ce point et que beaucoup de femmes résistent à la tyrannie de leur sexe. Elles sont très souvent d'une humeur plus enjouée, plus égale ; leurs accès de mélancolie sont moins profonds, moins durables, plus facilement résolus. Les hommes, et les plus graves, gardent toute leur vie quelques traits du caractère de l'enfant, et c'est même cela qui engendre la sociabilité ; cette persistance est bien plus nette encore chez la femme, d'où sa tendance à rejeter plus vite les voiles de la mélancolie et à sourire, ce qui est sa vraie nature et un de ses plaisirs. Les femmes sont souvent malheureuses, mais rarement mélancoliques, surtout à quelque profondeur. Elles peuvent avoir de soudaines crises de désespoir, et c'est alors qu'elles veulent se tuer, mais bien peu, si on les conserve à la vie, tentent un nouveau suicide. Les tristesses de l'homme sont plus tenaces et plus dominatrices. Une des variétés de l'ennui les plus répandues, surtout, dirait-on, depuis un siècle, c'est la nostalgie. Le mot n'a pas un sens très précis, car on décrit sous ce nom, aussi bien le désir du connu que le désir de l'inconnu. Si l'on voulait donc garder au mot nostalgie son sens le plus ancien, regret de la maison natale, regret du pays, on désignerait la nostalgie de l'inconnu par cette expression un peu vulgaire, mais juste et claire, « le désir d'être ailleurs ». Deux jeunes écrivains toulousains, MM. Estève et Gaudion, ont décrit ce mal et quelques autres du même ordre dans leur récente étude, d'un rare intérêt, les Héritages du romantisme. Il sévit beaucoup sur les poètes, surtout, en effet, depuis les grandes rêveries romantiques, depuis Chateaubriand et Victor Hugo ; mais il est beaucoup plus ancien ; de tout temps les imaginations des hommes furent sollicitées par les pays lointains ou seulement différents de leur terre natale. Physiologiquement, c'est un ennui né d'un besoin de déplacement insatisfait. Il a encore ceci de particulier que la satisfaction ne le guérit pas. Les voyages les plus extravagants sont des remèdes médiocres à ce besoin d'être ailleurs, toujours ailleurs. Ceux qui partent n'éprouvent pas plus de contentement que ceux qui restent, et tels, qui auraient vu le monde entier, garderaient en leur cœur troublé le désir d'un monde inconnu. Cet état d'esprit a été admirablement noté par le plus divin de nos poètes, peut-être, Stéphane Mallarmé, dans son court poème, Brise marine. La chair est triste, hélas!, et j'ai lu tous les livres. Rien ne retiendra le voyageur, Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux. Ni la clarté de sa lampe, ni la jeune femme allaitant son enfant : Je partirai ! Steamer balançant ta mâture, Mais le poète ne partira pas, il le sait, et c'est pour rompre le réseau de sa mélancolie qu'il écrit son poème. Le touriste, à sa place, serait parti, serait revenu et reparti, et aurait peut-être encore été plus malheureux que le poète. Les voyages, en effet, n'apportent aux ennuyés que des ennuis nouveaux : « Il voyagea, dit Flaubert, il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues. » Il y a enfin une dernière forme de l'ennui, et c'est sans doute la plus grave, parce que c'est la plus folle. MM. Estève et Gaudion l'appellent le mal de l'au-delà, mais elle me semble plutôt se confondre avec le dégoût général de la vie. Sans doute, Huysmans, qui a été fortement atteint de ce mal, a fini par porter ses désirs vers l'au-delà chrétien, mais cette conclusion n'est pas nécessaire, car bien des incroyants ont ressenti cette douleur de vivre, sans jamais avoir été tentés de chercher leur guérison dans les chimères religieuses. Ainsi Leopardi, le poète athée, qui a décrit ainsi l'ennui grandiose où se déroula sa brève et mélancolique existence : « Imaginer les mondes infinis, l'univers infini, et sentir que nos désirs seraient encore plus grands qu'un tel univers. » Cet ennui n'est pas à la portée de tout le monde, mais ceux que nous pouvons éprouver, si médiocres soient-ils, n'en sont pas moins de redoutables maux. Comme ils sont incurables, le mieux est d'essayer de les supporter. On s'habitue à l'ennui et même, si paradoxal que cela semble, on y peut trouver une sorte de bonheur résigné. Soyons certains que Leopardi a tiré de son ennui de rares satisfactions intellectuelles. pp. 211-217 de la 10e édition. |