Jean Muller et Gaston Picard, Les Tendances présentes de la littérature française,
E. Basset et Cie éditeurs, Paris, 3 rue Dante, 1913, pp. 162-164

L'Helvétius ou le d'Holbach de notre temps : peut-être. Mais les grands bourgeois du XVIIIe siècle n'avaient point écrit cette magnifique épopée naturaliste qui s'appelle la Physique de l'Amour. On peut préférer les Divertissements d'antan au Cœur virginal, mais les préjugés de bibliothécaire rationaliste qui imprègnent les propos de MM. Delarue et Desmaisons ne doivent point faire oublier l'érudition profonde, la richesse de vie intérieure et la hauteur de pensée philosophique que l'auteur du Latin mystique et des Chevaux de Diomède apporta jadis au mouvement symboliste.

Rue des Saints-Pères. Une vaste cour intérieure aux verdures mélancoliques et poussiéreuses, dispense un jour parcimonieux au dédale de bouquins où, après un « Entrez » résigné, nous guide M. Rémy de Gourmont. La chatte du logis fuit scandalisée et ses yeux étonnés signifient : ne nous importunez pas longtemps. Le maître est trop poli pour exprimer le même souhait autrement que par un soupir prolongé, lorsqu'il rassied dans sa cathèdre sa majesté monacale, que couronne une calotte de souverain pontife. Il incendie l'extrémité d'une cigarette, puis s'enquiert de l'affaire qui nous amène. Aux premiers mots :

« Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne sais pas. Je n'ai aucune opinion. La littérature ne m'intéresse que si elle exprime la physiologie d'un individu. Chacun fait ce qui lui plaît : on prend de l'encre, du papier, une plume. Les écoles, les courants, je ne sais pas ce que c'est. »

Comme nous parlons du symbolisme : « On y voit un tas de choses maintenant. Cela ne m'a jamais paru si compliqué. On ne faisait pas tant de théories. Un mouvement de libération ? Oui, je crois, dans l'ensemble. Quant aux formules de Tancrède de Visan dans son livre sur L'attitude du lyrisme contemporain, je n'y comprends rien ; non, je ne vois vraiment pas... »

À propos de certaines tendances dites néo-classiques et qui se réclament plus ou moins de Boileau, M. de Gourmont s'anime davantage. « Boileau, fait-il, mais l'ont-ils lu seulement la plupart de ces jeunes gens qui l'invoquent à tout propos ? Moi je le lis – et la main indique sur la table un volume à reliure archaïque. — Eh bien ! c'est très faible, c'est de la petite, petite critique. Cela vaut à peu près un écho littéraire de l'Intransigeant ou de Gil Blas ! — Du snobisme, alors ? — Oui et aussi l'influence de l'Action française, qui est plus considérable qu'on ne croit. D'ailleurs, tout cela ne veut rien dire. Lasserre a écrit contre le romantisme un livre d'une écriture et d'un esprit tout à fait romantiques. »

Un silence. L'œil du maître s'attarde sur les livres entr'ouverts. Nous prenons congé. Dehors le sourire du printemps.

[Page réalisée grâce à Jean-Paul Morel]

Echos :

Remy de Gourmont, « Tendances littéraires », La Dépêche, Toulouse, dimanche 16 mars 1913

Jean de Gourmont, « Littérature », Mercure de France, 1er avril 1913, p. 584-586

A consulter : Jean Muller, Les derniers états des Lettres et des Arts. Le Roman