L'âme moderne, par Henry Bérenger (Perrin). — Il y en aura toujours à croire « qu'il y a des temps modernes » et à tirer de cette créance quelque vanité. La gloire de vivre précisément en 1892, concurremment avec un milliard et demi d'autres malheureux m'excite peu ; d'autre part, quand un de mes contemporains publie un livre, il me suffit que ce livre porte un millésime ; cela me renseigne à peu près et me rassure pour plus tard, si je viens à perdre la mémoire chronologique, — mais à quoi bon ajouter cette autre indication, de pure tautologie : moderne ? Eschyle fut, il me semble, moderne, en son temps ; et saint Anselme ; et Leibnitz et Goethe, — et si ce mot « moderne » signifiait par hasard actuel ou nouveau, j'avouerais que ces écrivains et plusieurs autres me paraissent à cette heure aussi modernes que M. Henry Bérenger, lui-même. Que ce poète, en effet, chante la tour Eiffel en cent quarante-quatre vers de cette force :

La cathédrale était pour les peuples enfants
L'asile redoutable et fait pour la prière,
Mais notre âme, sereine et virile ouvrière,
Veut pour se reposer des temples triomphants :

Il lui faut le plein air lumineux du vitrage,
Comme il lui faut l'essor vertigineux du fer,

Et moins le souvenir de ce qu'elle a souffert
Que l'affirmation de son hautain courage...

Cela me donne immédiatement la sensation d'un art vieillot et rococo, serviteur d'une pensée puérile ou cacochyme. Loin de moi l'idée de contester que cette tour ait trois cents (300) mètres de haut, — mais une telle hauteur n'a rien de vertigineux pour moi : le sommet de ma pensée dépasse cet étiage. Je recommande encore la lecture de la pièce intitulée : Crépuscule d'un soir moderne, — où vraiment j'ai compati à l'inquiétude du poète qui, ébahi devant le défilé des voitures, retour du Bois de Boulogne, aux Champs-Elysées, avoue « un besoin grandissant de comprendre ».

Le besoin de savoir où vont tous ces chevaux,
Et pour quelle parade au vaste enchantement
Ces coupés couronnés courent effrontément,
De luxe et de vitesse éblouissants rivaux !

Ce recueil, enfin, s'orne de ce vers dès longtemps célèbre :

Le soleil est tombé derrière l'Institut.

Je crois que M. Béranger fut surtout destiné par les Décrets à présider l'Association des Etudiants, fonctions où il s'est acquis d'incontestables et précieuses sympathies. — R. G.

« Les livres », Mercure de France, mars 1892, p. 275