coll. Bernard Bois.

LE DIT DES ARBRES

Arbres, cœurs en prison,
Je dirai vos secrets, ayant crucifié vos écorces,
Cœurs douloureux,
Joies de mon triste cœur.

*

Chêne, fleuve de gloire épanoui vers les dieux morts, barbare aux pieds formidables, pierre de lumière et de sang,

L'océan de ta chevelure glauque s'empourpre quand la conque a sonné l'heure des haches, car tu te souviens des anciens jours,

Chêne, escalier de la haine, arbre sacré, joie de mon triste cœur.

Hêtre aux bras blancs, chapelle où la bonne Vierge pleure d'avoir enfanté, inutile escabeau brisé par les pieds lourds des lévites hermaphrodites, escarcelle brûlée par l'or des simoniaques, ventre vide où l'Amour rêva d'aimer les hommes,

Serre sur ton nombril ta ceinture au serpent d'argent,

Hêtre, adoré quand même, arbre miraculeux, joie de mon triste cœur.

*

Orme, vieux moine solitaire, tout chargé de nos péchés, orme en prière, le vent de la mer est plus salé que les larmes des Gomorrhéens,

Ouvre au vent de la mer les crevasses de ta peau pécheresse, et souffre pour nous,

Orme, corps flagellé, joie de mon triste cœur.

*

Frêne aux reins nus, songe impur sorti des ronces, comme un lys fou de vouloir fleurir dans l'air mortel de l'ombre,

L'œil du dragon n'a jamais foré ta peau vierge et froide,

Frêne, pâle gymnosophiste, arbre ambigu, joie de mon triste cœur.

*

Noyer, chair obscure et glacée, dame aux cheveux d'algue, ornés d'émeraudes mortes, chapelets des regrets verdis dans l'étang de la prairie aérienne, espoir seul d'étouffer la gorge des amours inattentives, ombelle désastreuse des avortées,

Je me suis endormi à ton ombre, ombelle froide, et je me réveille parmi le délire des suicidés.

Noyer, chair obscure et glacée, joie de mon triste cœur.

*

Pommier, chaude et pesante ivresse des ventres pressurés par le rut, grappe de complaisance, vigne grasse, dorure des ceintures lâches, tonneau fleuri, abreuvoir des abeilles de pourpre.

Pommes heureuses, vos odeurs m'ont amusé jadis, pendant que le mufle des vaches se frottait à ton dos.

Pommier, tonneau fleuri, arbre heureux, joie de mon triste cœur.

*

Houx, arbre à peine arbrisseau, ciseau des fesses hypocrites, burin des dos aimables, manche du fouet, poignet du martinet,

Houx aux yeux rouges, de tout le sang jailli sous tes griffes on ferait un philtre de fraternité,

Houx, petit arbrisseau, petit bourreau, joie de mon triste cœur.

*

Platane, mât de la galère capitane et voilure gonflée vers les amours lointaines, — platane mâle, catapulte de la semence au vent, les cuirasses brisées, les matrices violées, — platane femelle, tour, attentive à l'orient, recueillement de la prédestinée, les germes passent et tu les recueilles dans ta chevelure, tramail tendu aux souffles et aux fleurs,

Mâle solitaire, femelle visitée par l'esprit unissez-vous dans l'inconnaissable,

Platanes, arbres seuls, fiers amants, joie de mon triste cœur.

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Bouleau, frisson de la baigneuse dans l'océan des herbes folles, pendant que le vent se joue de vos pâles chevelures, baigneuses, vous fermez vos jambes autour d'un secret, portes d'ivoire, et sur les reins tendus des blanches cariatides je vois tomber les larmes des dieux et le sang d'une chimère transpercée,

Mais vous n'essuyez ni vos reins ni vos seins, Nymphes aux bras levés pour porter le rêve en triomphe.

Bouleaux, tristes d'un nom obscur, arbres vierges, joie de mon triste cœur.

*

Aune, veillée funèbre sur le corps du roi mort, tes rois sont morts, peuple des aunes, et tu cherches en vain dans les eaux muettes l'éclair d'une couronne et l'écho d'une chanson nocturne, le roi des aunes dort au fond des abîmes, sous les herbes qui sont la barbe des mauvais mages, et des fleurs d'oubli ont poussé dans les trous de ses yeux.

Cueillez la fleur, si vos mains en ont la force,

Aunes, peuple funèbre, arbres en pleurs, joie de mon triste cœur.

*

Sorbier, parasol des pendeloques, grains de corail au cou doré des gitanes, les moineaux fous ont becqueté le collier de l'étrangère et sa chair,

La gitane a deux colliers et les moineaux s'endorment sur tes épaules,

Sorbier, cœur hospitalier, arbre de Noël des pauvres oiseaux, joie de mon triste cœur.

*

Cerisier d'automne, rouge comme une bonne amie, rouge du sang des cœurs pendus à tes branches, les passants d'hier ont mangé tes délices, et tes feuilles pourpres attendent le caprice du vent sentimental,

Songe à pleurer, en tes larmes d'ambre j'imprimerai le sceau de ma bague, afin de m'en souvenir,

Arbre d'automne, arbre rouge, arbre cordial, joie de mon triste cœur.

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Pin douloureux, râle éternel de l'éternelle vie, ta plainte est inutile et ton désir de mourir est contredit par la Loi. Tu vivras seul dans la forêt qui te hait et qui rit de tes soupirs épouvantables.

Ceux qui vont mourir te saluent,

Arbre douloureux, râle éternel de l'éternelle vie, joie de mon triste cœur.

*

Acacia, si tes piqûres parfumées sont des jeux d'amour, crève-moi les deux yeux, que je ne voie plus l'ironie de tes ongles,

Et déchire-moi en d'obscures caresses,

Arbre à l'odeur de femme, arbre de proie, joie de mon triste cœur.

*

Cytise, jeune fille penchée au-dessus du ruisseau clair avec des sourires dans les cheveux, cytise blond, cytise blanc, cytise pur,

Tu donneras tes cheveux blonds aux lèvres du vent, et ta peau blanche à l'invisible main du faune, et ta pureté au mâle qui passe dans l'air hystérique.

Blond cytise, arbre rêveur et frêle, joie de mon triste cœur.

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Mélèze, dame aux tristes pensées, parabole accoudée sur la ruine d'un mur,

Les araignées d'argent ont tissé leurs toiles à tes oreilles et les scarabées mortuaires, grimpés à ton corsage, ont vomi du sang sous la pluie de tes larmes,

Dame aux tristes pensées, mélèze, joie de mon triste cœur.

*

Saule, arbre éploré, chevelure tombante de l'amante abandonnée, voile entre l'âme et le monde, crêpe lamé de fleurs aussi légères que ta douleur,

Relève tes cheveux, arbre éploré, et regarde celui qui vient là-bas et qui s'est dressé sur la colline de l'aurore,

Amante un peu hypocrite, saule d'élégante amertume, joie de mon triste cœur.

*

Peuplier couleur de cendre, tremblant comme un péché, quelles confidences ai-je lues écrites sur tes feuilles pâles, et de quel souvenir as-tu peur, fiévreuse fille oubliée le long des sentiers, dans les prés ?

Ta sœur aux cheveux crépusculaires s'ennuie au bord de l'eau, dites-moi vos désirs, âmes incestueuses, et je serai votre messager,

Cœurs inquiets, joie de mon triste cœur.

Marronnier, dame de cour en paniers, dame en robe brodée de trèfles et de panaches, dame inutile et belle d'ampleur et d'insolence,

Les sarcasmes tombent du bout de tes doigts, et des manants en furent meurtris, mais moi je te briserai les poignets et tu m'aimeras, si je le veux,

Dame en paniers, dame en robe d'orgueil, joie de mon triste cœur.

*

If, né de la mort, prêtre de la mort, if dont les rameaux sont des os,

Requiem éternel debout comme un pardon au chevet glabre des tombes,

Priez pour moi, if vénérable, arbre exorable, joie de mon triste cœur.

*

Epine dont on fit la couronne de Notre-Seigneur, dérisoire couronne au front du roi sanglant,

Epine sacrée toute rougie du sang de la grappe de miséricorde,

Epine charitable, à l'heure de l'agonie, enfonce un de tes aiguillons dans mon cœur coupable,

Epine adorable, joie de mon triste cœur.

Août 1884.