Après avoir mené grand bruit, après avoir encombré de ses théories prétentieuses quelques grands journaux et quelques petites revues, le naturalisme agonise. La réclame l'a fait vivre, la réclame le laisse mourir ; on s'habitue à tout, même aux plus vilaines choses, et il vient un moment où les coups de grosse caisse les plus sonores ne font même plus tourner la tête ; le naturalisme trépasse dans l'indifférence. Nous avons cru que c'était le moment propice pour analyser en simple curieux cette convulsion littéraire, pour raconter sa naissance, sa fortune, sa grandeur et sa décadence ; demain il serait peut-être trop tard ; nous le ferons avec tout le respect dû aux moribonds.

Il est très intéressant de suivre pas à pas dans les œuvres critiques de M. Zola les phases, successives de sa théorie, en même temps que dans les romans l'application qu'il croit en faire. Quelques-uns des principes énoncés çà et là dans les divers articles qu'il a réunis en volumes, sont d'une certaine justesse, montrent un esprit très solide, une individualité très nettement caractérisée et des convictions littéraires inébranlables, car il est nécessaire de constater ceci : l'auteur de l'Assommoir ne s'est jamais démenti un instant, et ses négations esthétiques d'aujourd'hui sont celles qu'il exprimait il y a vingt ans dans sa singulière étude sur E. Manet. Il est vrai qu'il y a loin de la théorie à la pratique, comme il y a loin de la coupe aux lèvres, et qu'une formule ne suffit pas pour faire un bon livre, pas plus qu'une recette pour faire an bon plat. Il est encore vrai que les principes littéraires de M. Zola, lorsqu'ils sont justes, sont vieux comme l'Iliade ; qu'il leur a seulement donné une forme nouvelle et que la plupart des idées qui sont à lui, et rien qu'à lui, sont radicalement fausses : c'est ainsi qu'après avoir pris pour devise la vérité, il ajoute : « Du moment que nous sommes la vérité, nous sommes la morale. » Etrange prétention et paradoxe dangereux.

Dans les premiers jours, le naturalisme, encore timide, gardait une certaine réserve dans l'expression de ses théories, soit qu'il craignît d'effaroucher le public, soit qu'elles ne fussent pas bien établies ni assez distinctes pour être codifiées ; aujourd'hui nous le possédons, ce code naturaliste, texte du maître, commentaire des disciples et application des lois sous la forme d'une douzaine de romans, y compris les tentatives des apprentis. Ce code, pour n'être point numéroté par articles, n'en est pas moins clair ni moins précis, il est même fort complet dans son genre ; rien d'important ne paraît avoir été oublié, l'étude en sera facile. Le mot naturaliste, qui signifiait jadis toutes sortes de choses hétéroclites, a conquis par la persistance de M. Zola un sens tout nouveau, à peu près étymologique, quoique contraire au génie de la langue, et qui choque encore, malgré sa banalité, les moins rebelles au néologisme ; le naturalisme est, paraît-il le retour à l'étude directe de la nature, étude qui doit être faite sans préjugés, sans omissions, avec désintéressement, avec l'impartialité brutale d'un objectif de photographe. C'est bien cela, les romanciers naturalistes sont des photographes ; mais, je le dis dès maintenant, quoique je me propose de revenir longuement sur cette idée importante, des photographes qui, au rebours de leurs confrères de la chambre noire, enlaidissent les objets. Retour à la nature ! c'était la formule du romantisme, c'était la formule de l'éphémère réalis[m]e, c'est la formule du naturalisme, et, pour dire mieux, c'est l'éternel cri de guerre de toutes les écoles ; seulement il y a bien des manières de comprendre la nature, presque autant que de tempéraments particuliers. Le romantisme voyait dans les choses terrestres le beau avant tout, ne considérant le laid que comme un repoussoir ; le réalisme mettait le laid et le beau sur le même plan ; le naturalisme semble ne voir que le laid, rien que le laid.

Il est assurément permis d'étudier la nature humaine, sous toutes ses faces ; le mal tient malheureusement une trop grande place dans la société, il a mis son grappin tenace sur trop d'individus, pour qu'on puisse en faire abstraction ; nous tous tant que nous sommes, quelles que soient nos aspirations vers le vrai, le bien, nous avons toujours dans un coin les taches du mensonge, du laid, du mal ; comme il n'y a pas de santé parfaite, il n'y a pas de moralité sans fêlure. Mais aussi, quelque bas et quelque immonde que soit un être, il a toujours un peu de lui-même qui échappe à la gangrène ; quelque corrompue que soit une société, il doit toujours être facile d'y trouver les dix justes : il n'existe plus de Sod[o]me. Point de parti pris d'idéalisation ; laissons les choses dans leur place et dans leur jour, qu'aucune partie n'empiète sur les autres au détriment de la vérité; mais si vous dédaignez les compromis, même les plus légitimes, si vous voulez donner à vos œuvres un caractère prédominant, si vous voulez les marquer d'un seul et unique sceau, n'hésitez pas entre le beau et le laid, entre la lumière et la nuit. Il est encore vrai qu'il y a bien des manières d'arriver à l'expression du beau ou à une conclusion morale, et que l'une d'elles consiste à procéder par contrastes, de façon à provoquer cette réflexion dans les esprits ; le contraire de ceci est le bien, le contraire de ceci est le beau. Si c'était là le but du naturalisme, il n'y aurait qu'à applaudir, mais il est tout autre, on plutôt il n'en a pas ; comme Th. Gautier faisait de l'art pour l'art, M. Zola aime le laid pour le laid, il le proclame lui-même : « Mon goût, si l'on veut, est dépravé, j'aime les ragoûts follement épicés, les œuvres de décadence où une sorte de sensibilité maladive remplace la santé plantureuse des époques classiques. Je suis de mon âge. » A ce compte-là, nous n'en sommes point, de notre âge, nous le répudions, en avouant ingénûment que nous préférons la santé à la maladie, la maladie étant laide et repoussante de sa nature. Mais à quoi bon discuter des questions d'esthétique avec celui qui a écrit: cette phrase stupéfiante : « La science du beau est une drôlerie inventée par les philosophes pour la plus grande hilarité des artistes. »

Nous qui n'avons pas la gaieté facile des peintres de M. Zola, dont faisait probablement partie M. Manet, la seule épave flottante du naufrage impression[n]iste, nous chercherons à dégager la science du beau du laid lui-même, après quelques observations préliminaires.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que les artistes et les romanciers ont réclamé la liberté absolue de choisir des sujets, mais aucun ne l'a fait d'une manière plus nette que le grand romancier anglais Ch. Dickens. Lorsque Oliver Twist parut en 1838, il s'éleva du monde littéraire la même clameur que souleva naguère, en France, la publication de l'Assommoir. Moins téméraire que M. Zola, mais tout aussi convaincu et beaucoup moins contesté, même après sa hardiesse, il voulut expliquer et défendre la conception de son œuvre et écrivit pour la troisième édition de son roman, en 1841, une très piquante préface, dont nous allons transcrire ici les passages les plus affirmatifs ; on verra comment ce qui s'appelle maintenant le naturalisme, était compris et défini il y a quarante ans, au moment où le romantisme éclipsait encore toutes les autres prétentions littéraires. Nous n'analysons pas, nous citons textuellement en abrégeant par de simples coupures : « Il paraît que l'on a jugé très choquant et de très mauvais goût que j'aie choisi les personnages de cette étude parmi la population la plus criminelle et la plus dégradée de Londres ; j'avoue que j'en suis encore à apprendre qu'il est impossible de faire sortir le bien du mal ; je n'ai vu aucune raison, quand j'écrivis ce livre, pour ne point me servir, afin d'arriver à un but moral, aussi bien de la lie que de la crème et de la fine fleur. A mesure que j'en vins à discuter mon sujet plus étroitement en moi-même, je découvris de très graves motifs pour l'exécuter tel que je l'avais conçu. J'avais lu des montagnes de choses sur les voleurs, aimables jeunes gens pour la plupart, correctement habillés, le cœur sur la main, délicats, de mine dégagée, beaux buveurs et beaux joueurs, braves compagnons qu'aucun ne dédaignerait ; mais jamais, excepté dans Hogarth, je n'avais vu la misérable réalité. Il me sembla que de faire une esquisse exacte de ces associés du crime, de les peindre dans toute leur difformité, dans toute leur bassesse, dans toute la repoussante pauvreté de leur vie, de les montrer tels qu'ils sont, se traînant désespérément par les plus sordides sentiers vers le gibet, spectre immense et sombre, de toutes parts leur fermant l'horizon ; il me semble que c'était là une tentative hautement réclamée et dont certainement bénéficierait la société. Mais il y a des gens de nature si raffinée, qu'ils ne peuvent supporter la contemplation de telles horreurs. Non qu'ils aient une répugnance instinctive pour la peinture du crime ; mais un personnage criminel pour leur plaire doit être comme eux habilement déguisé. Un Massaroni (1) en pourpoint de velours est une créature enchanteresse ; mais un Sikes est intolérable. Une Mrs Massaroni en jupon court et en vêtement fantastique est à peindre et à chanter en petits vers mignons ; mais une Nancy en robe de coton et en châle reteint, il n'y faut pas penser. Maintenant, comme je tiens à ce que la vérité nue et sévère préside à chaque page de ce roman, aux vêtements comme aux caractères, je n'irai point, pour ces lecteurs-là ôter ni un trou au manteau de Dadger, ni un bout de papier à papillotes, à la tête échevelée de la fille. Je n'ai aucune foi dans la délicatesse qui ne peut supporter ce spectacle-là et ce n'est point dans un pareil monde que je désire faire des prosélytes. Je n'ai nul respect pour leur opinion bonne ou mauvaise, et ne convoite pas leur approbation ; ce n'est pas pour eux que j'écris. Je m'aventure à dire cela sans réserve, car je n'ai pas souvenir qu'un écrivain anglais, qui se respectât lui-même ou qui respectât la postérité, fût jamais descendu à flatter le goût de cette classe de gens fastidieux... » Nous terminons là notre citation, nous bornant à relever dans la suite cette brève et caractéristique réponse à une objection écrite, pour frapper les yeux en capitales, C'EST VRAI. On voit que, dans le fond, le naturalisme ne date pas d'hier. Dickens et E. Zola se donnent la main par la théorie, ce qui n'a du reste rien d'étonnant, l'auteur de Nana ayant beaucoup étudié la littérature anglaise... dans M. Taine. Comme son devancier, il veut avoir avant tout ses coudées franches, comme lui il dédaigne le public rétrograde, mais avec la différence qu'il y a entre un auteur qui défend courtoisement son œuvre et un polémiste furibond qui s'acharne contre tout ce qui n'est pas lui. Le romancier anglais n'émet qu'une opinion personnelle qu'il croit juste, il ne parle qu'en son nom, tandis que M. Zola entonne le solennel : « C'est un nouveau siècle qui s'ouvre, une nouvelle date dans l'histoire de l'esprit français, Le Cid, Hernani, l'Assommoir ! « je suis de mon parti, du parti de la vie et de la vérité, voilà tout. »

Alors, si nous voulons savoir en quoi consiste la vérité, il y a une façon de procéder qui s'impose, c'est de recourir aux œuvres naturalistes ; il n'y a pas à hésiter devant une affirmation aussi précise, nous la trouverons là. Néanmoins un doute me vient. La vérité dans un roman, dans un œuvre d'art quelconque, est-elle absolue ou n'est-elle que relative et de convention, et ce mot-là ne doit-il pas être presque toujours remplacé, surtout lorsqu'on parle de romans, par un autre mot moins ambitieux, mais plus en rapport arec les facultés humaines, la vraisemblance ? Les seules parties d'un roman qui puissent être vraies, absolument vraies, ce sont les descriptions des choses et de l'extérieur des êtres, mais le point de départ de l'œuvre, mais les personnages et leurs passions, mais les enchevêtrements de l'intrigue, mais tout ce qui constitue le principal, ne peut jamais être que vraisemblable ; c'est-à-dire conforme à la généralité des cas observés, conforme au bon sens. Tous les principes du raisonnement, l'induction elle-même, n'y peuvent rien. Si l'on me dit qu'un chimiste fait brûler un bout de bougie dans un vase clos, que l'oxygène ayant disparu dans la combustion, il n'est resté que de l'azote et qu'une lumière immédiatement plongée dans le vase débouché s'est éteinte, je ne manque pas de penser que c'est vrai, que chaque fois qu'on renouvellera la même expérience, la même série de phénomènes se produira : il ne peut pas en être autrement. Mais si l'on me dit que le comte Muffat, ayant aperçu Nana en négligé, a senti le désir lui mordre le cœur ; que cet homme possédé tout entier par une passion brutale, malgré ses croyances, malgré le passé d'une vie intacte, malgré sa haute position, s'est laissé bafouer par la courtisane, heureux de recevoir des coups de pied, faisant le chien devant elle et criant « hou ! hou ! » comme le sénateur de la Venise sauvée d'Ottway, j'avoue que cela est possible, mais rien de plus. Si dans l'expression de mon jugement je parle de vérité, je n'entends jamais qu'une vérité relative, je ne veux aucunement dire : cela est arrivé et cela arrivera toujours, chaque fois qu'une Nana et un Muffat se rencontreront dans la vie. Lorsqu'on prend pour sujet de ses observations des êtres vivants, raisonnables et libres, il ne faut pas prétendre généraliser outre mesure, en nous donnant pour vrai un fait vraisemblable, mais qui n'a aucun des caractères de la certitude, ni surtout ajouter : « nous sommes des moralistes et expérimentateurs, » montrant par l'expérience de quelle façon se comporte la passion dans un milieu social. Le jour où nous tiendrons le mécanisme de cette passion, on pourra la traiter et la réduire, ou tout au moins la rendre la plus inoffensive possible... ce qui n'a aucun sens et dénote un esprit qui confond à plaisir les domaines les plus distincts. M. Zola, en effet, s'est mis un beau jour à remplacer dans l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, de Cl. Bernard, les mots médecin et maladie par roman, romancier et passion, puis, élaguant ce qui lui déplaît, modifiant certaines idées selon ses vues ou ses goûts, nous l'a servie sous le titre de : Le Roman expérimental. Dans la phrase citée plus haut, effacez les mots moraliste et social, faites les changements dont j'ai parlé, selon la méthode inverse, vous avez au contraire une proposition scientifique très claire, conforme aux règles du raisonnement. De ce que la médecine n'est plus un art, il ne s'en suit pas que le roman doive subir la même évolution et devenir une science ; il n'y a rien de plus dangereux ni de plus rempli de conséquences malheureuses que la confusion des genres ; l'esprit humain, bien que nulle barrière ne lui ferme l'espace, est cependant contraint, pour arriver à son complet épanouissement et à son expression la plus parfaite, de suivre les règles immuables qui découlent de son essence même.

Ce qui est vrai en chimie, probable en médecine, est, par cela même, radicalement faux en littérature.

Examinons un peu par le menu les prétentions expérimentales de M. Zola ; ce sera d'ailleurs une excellente occasion pour relire l'Introduction de Cl. Bernard, et nous nous rendrons ainsi un compte exact de la valeur des théories naturalistes.

« Une science expérimentale ou d'expérimentation, dit Cl. Bernard, sera une science faite avec des expériences, c'est-à-dire dans laquelle on raisonnera sur des faits d'expérimentation obtenus dans des conditions que l'expérimentateur a créées et déterminées lui-même... L'expérience est une observation provoquée dans le but de faire naître une idée. » Littré dit exactement la même chose : « Observer, c'est constater des faits qu'on ne modifie pas ou qu'on ne peut modifier. Expérimenter, c'est modifier les conditions des phénomènes pour reconnaître comment ils se passent ». Nous avons la signification précise des mots, nous pouvons nous en servir maintenant sans crainte d'ambiguïté. D'après ce que nous venons de lire, le roman expérimental serait un roman dans lequel on raisonne « sur des faits d'expérimentation obtenus dans des conditions que l'expérimentateur a créées et déterminées lui-même » ; mais cela serait d'une absurdité trop manifeste ; on s'en tire par un biais et l'on dit : Après l'observation « l'expérimentateur paraît et institue l'expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l'exige le déterminisme des phénomènes mis à l'étude. » et voilà tout simplement ce qu'on appelle le roman expérimental. Il est aisé de comprendre combien cela est factice. Voici un médecin qui a étudié une maladie, pas un des phénomènes engendrés par le principe morbide ne lui a échappé, il les a observés minutieusement, a pesé l'importance de chacun et, fort de sa patiente constatation, il rentre chez lui et après mûre réflexion écrit ceci : si j'administrais au malade tel remède, telle réaction se produirait, il s'en suivrait tel et tel phénomène nouveau, etc. Croyez-vous que ce médecin a fait de la médecine expérimentale ? il n'y paraît guère. Quel fait a-t-il provoqué ou modifié ? Ses raisonnements ont-ils détourné en quoi que ce soit le cours de l'affection ? Non, pas plus que ce médecin, M. Zola ne fait de science expérimentale ; il est persuadé qu'il en fait, mais voilà tout, c'est pure illusion et le roman expérimental n'est qu'un mot.

Dans sa recherche du vrai, M. Zola croit employer la science, il n'emploie qu'un procédé. Loin de faire de l'expérimentation, il ne fait que des observations faussées par son système, le déterminisme ou le fatalisme organique, système dont je n'ai pas à discuter la valeur scientifique, mais qui, transporté dans la conception des œuvres de l'esprit, devient absolument inadmissible. Assurément tout acte est déterminé par un acte précédent, mais cette influence, loin d'être absolue, est, ou du moins peut être, dans les conditions normales de l'esprit, modifiée par la volonté, et même annihilée par elle. On a remarqué, non sans raison, que les faits les plus importants sont quelquefois nés d'une cause en apparence insignifiante ; que les événements humains, comme les phénomènes physiques, ne sont en quelque sorte que les anneaux d'une chaîne qui se déroule sans fin, que rien n'est indépendant ; soit, car la constatation est banale et cela revient à dire qu'il n'y a point d'effet sans cause. Mais ce qu'on ne doit pas affirmer, c'est que dans le domaine de l'intelligence il n'y ait pas une force, parfois plus puissante que la fatalité elle-même, la volonté ; tant que ce facteur-là existera, la méthode scientifique dans l'analyse des passions humaines sera irrationnelle, et ce qui est plus grave, dangereuse. Jusqu'ici, au contraire, les poètes et les romanciers, même les moins érudits, comme par une intuition, avaient considéré l'homme comme un être double, homo duplex : d'un côté, la volonté qui est la condition de l'intelligence, de l'autre l'assujettissement aux lois du monde physique ; il paraît qu'ils se sont trompés, et que depuis six mille ans qu'il y a des hommes qui pensent, la littérature faisait fausse route. Maintenant, du moment que l'on a un point de départ basé sur l'observation on peut arriver à déterminer à coup sûr la marche d'une passion dans un milieu social donné ; s'il y avait à la fois assez d'ouvriers à la besogne, le nombre des milieux sociaux, même en les divisant autant qu'on le voudra, étant en somme assez restreint, on saurait un beau jour avec exactitude et par le menu ce qui se passe quotidiennement dans le monde. Etant donné qu'entre cinq et six heures du soir Nana a regardé le comte Muffat d'une certaine façon, il s'en suivrait nécessairement toutes les choses merveilleuses que M. Zola nous a racontées. Eh bien ! l'homme qui a trouvé cela est d'une certaine force, tant de profondeur dans l'absurde donne le frisson.

Les conséquences les plus inattendues arriveraient en foule, si la moitié de tout cela était vrai, et la première serait l'anéantissement subit de la littérature elle-même. La science vit de certitude, la littérature vit d'imprévu. Le jour où il serait prouvé que l'homme n'est que du carbone, de l'oxygène et de l'azote, les procédés d'étude de la chimie lui seraient intégralement applicables, et l'on enseignerait par théorèmes et corollaires la connaissance de l'esprit humain, M. Zola serait nommé professeur de clinique morale, Larochefoucauld, Vauvenargues et tous les pauvres petits penseurs qui ont admis des « forces mystérieuses en dehors du déterminisme des phénomènes » reviendraient à l'école.

Il ne faudrait pas se contenter de la suppression de la littérature dans le présent et dans l'avenir, il serait naturel de biffer également le passé, Nana triomphante serait la bible nouvelle, le Carbone, l'Oxygène, l'Azote, la Trinité définitive.

Si je plaisante ainsi, c'est que le sujet s'y prête plus qu'on ne le croit : ces deux mots accouplés, roman expérimental, sont en réalité du dernier amusant, et le lyrisme pédantesque et naturaliste de M. Zola ne donne pas à la chose une once de sérieux.

On comprend qu'à de telles prétentions le naturalisme sacrifie tout le reste. Je ne l'ai point querellé sur le choix des sujets, j'ai admis en principe la liberté du romancier, je crois que le critique ne doit intervenir que pour juger du parti que l'auteur a tiré de sa conception, il est certain que Phèdre est plus intéressante qu'une charcutière et qu'une passion qui se développe dans une sphère élevée chez une femme habituée à voir tout plier devant elle attachera les facultés du lecteur d'une toute autre façon que celle qui, née derrière un comptoir, a grandi au milieu des pâtés et des jambons ; mais je ne porte pas la question là, parce que je suis persuadé qu'avec assez d'art on peut encore, lorsqu'on a eu le malheur de choisir de tels personnages, les rendre non seulement tolérables, mais attachants : il suffit d'y mettre un grain de poésie. La poésie est partout et en tout, la poésie est humaine, et dans tout homme il y en a au moins le reflet. Je ne suis donc pas de ceux qui font systématiquement les dégoûtés et qui se voilent les yeux devant un sujet vulgaire, mais je le dis et je le proclame, ce sont précisément ces sujets-là qui ont besoin, pour se soutenir, d'être idéalisés. Un romancier naturaliste nous répondra : mais l'idéal est l'ennemi du vrai, mais un idéaliste plane systématiquement au-dessus du monde visible ; il se moque de la réalité, les conceptions de son esprit ne sont que des songes, que des fantômes qui disparaissent comme fumée à la première confrontation avec la nature ; mais justement nous lui avons fait une guerre à mort, nous l'avons vaincu, nous l'avons égorgé, nous l'avons enterré. Qu'est-ce que la question de l'idéal en somme, ou plutôt qu'est-ce que c'était ? — la question de l'indéterminisme.

De grâce ne plaisantons plus, laissons de côté l'indéterminisme et surtout ne le cherchons pas dans le dictionnaire. En quoi, s'il vous plaît, l'idéal dans une œuvre d'art entrave-t-il l'expression de la vérité ? je parle de la vérité relative, de la vérité littéraire, car autrement toute discussion serait impossible. En quoi quelques vues supérieures, quelques croyances extra-humaines faussent-elles la conception et l'exécution d'un roman ? Il n'a manqué que cela à quelques ouvrages remarquables pour être parfaits ! A Madame Bovary, cette épopée de l'adultère, une odyssée, car tout adultère est une odyssée où le cœur aventurier, après avoir quitté sa patrie, en cherche une nouvelle qu'il ne trouvera que passagère, jusqu'à ce qu'il sombre dans une tempête et qu'il s'achève échoué dans un banc de sable, et misérablement blessé ! à Madame Bovary, pour être un chef-d'œuvre, il ne manque qu'un peu d'idéal. L'idéal est le sixième sens des artistes, il fait totalement défaut à l'auteur de Nana. L'idée après laquelle Gœthe marchait patiemment, sur de l'atteindre et de la fixer, l'idée qui engendrait les romans de Balzac, l'idée qui tourmentait Baudelaire plus qu'on ne le pense, l'idée qui a dévoré V. Hugo jusqu'à lui faire perdre la vraie signification des mots et lui faire écrire les Arbres prêtres, l'idée que Th. Gautier a vaincue dans ses bons jours, l'idée se meurt, l'idée est morte. Il y a une idée génératrice au seuil de toute œuvre véritable une idée qui a guidé l'auteur dans le développement de sa conception, qui l'a empêché de se perdre dans des détails sans fin, qui toujours le ramène à son but s'il s'égare, qui le domine lui-même et prend possession de son esprit jusqu'à le rendre inconscient de toute chose étrangère au sujet qu'il a médité et qu'il exécute; une idée qui, après avoir dirigé les facultés du créateur vers un but strictement défini, l'avoir absorbé violemment, ne quitte son cerveau délivré de l'obsession qu'après que le dernier mot de la dernière page a été écrit d'une main fiévreuse; l'idée est le moindre souci du romancier naturaliste. Des mots ! des mots ! Il y a des livres qui ne contiennent pas autre chose : avec assez de mots on fait des pages, avec assez de pages on fait un livre, et avec de l'audace on crie à tout venant : voici le chef-d'œuvre nouveau. Il y a des gens qui croient tout ce qu'on leur dit.

Lorsque M. Zola proclame qu'il a patiemment étudié la nature, que c'est son occupation constante, qu'il n'en a jamais eu d'autre ; que pour arriver à connaître la vérité il ne recule devant aucune peine, qu'il consacre à cette besogne sacrée ses jours et ses nuits, nous autres qui par nature et aussi par métier sommes un peu moins naïfs que le vulgaire, nous n'en croyons rien. Nous ne croyons pas que le peuple de l'Assommoir soit le peuple de Paris, ni que tous les ouvriers zingueurs finissent dans le delirium tremens. Un véritable observateur des hommes nous aurait donné un Assommoir tout autre : je suis persuadé qu'au rebours de ses prétentions, loin de copier la nature, l'auteur a dû, pour rassembler en quatre cents pages tant d'ignominies, se creuser terriblement la tête et se mettre, plus que le plus prodigieux des feuilletonistes, l'imagination à contribution. Les idéalistes n'ont pas plus d'imagination que les naturalistes ; mais, au lieu de l'employer tout entière à la recherche du laid, au lieu de fouiller avec elle les archives imaginaires du mal, ils la mettent à la poursuite du beau éternel, s'applaudissant et à bon droit lorsqu'ils ont pu seulement en attraper et en fixer le reflet, car ils le savent et l'humanité pensante l'a toujours proclamé, ce n'est que par là que les œuvres vivent, et toute œuvre, je le répète ici, quel que soit son point de départ ou son sujet, peut vivre par là. C'est ce sentiment de la beauté répandu dans leurs œuvres qui fait le charme des peintres hollandais et provoque notre admiration pour des peintures d'êtres et d'objets vulgaires où l'artiste indépendant, fort du calme et de la sérénité de son esprit, a reproduit la nature d'une main fidèle, mais pleine de poésie ; c'est le même sentiment qui inspirait David lorsque, peignant Marat, il transfigura pour ainsi dire cette figure hideuse et repoussante, car, comme le dit Baudelaire, le spiritualisme et l'idéal ennoblissent tout. Lorsqu'un artiste ou un écrivain n'a pas cette notion supérieure de l'idéal, qu'il l'a étouffée par maladresse, car tout homme en a le germe en soi, ou qu'il l'a volontairement expulsée de son esprit comme inutile, il est perdu.

Il a agi comme le marin qui jetterait sa boussole à la mer, et qui, impuissant à se diriger désormais, voguerait éternellement ballotté par les flots ; telle est la misérable destinée du naturalisme, il croit avancer et faire avancer l'esprit humain, il tourne dans un cercle, repassant mille et mille fois par les mêmes endroits : il y mourra.

Pourtant, si les prétentions suffisaient pour faire vivre un système, le naturalisme aurait une vie exubérante ; il ne se contente pas en effet du strict domaine littéraire, il compte régénérer du même coup la politique, la philosophie, la morale. Nous ne pouvons que sourire de ses théories politiques et sociales et prédire que la politique expérimentale fournira aux petits historiens futurs quelques pages amusantes. Hélas ! nous n'en faisons que trop de politique expérimentale ; cela se nomme en d'autres termes la révolution perpétuelle. Beaucoup de découvertes de M. Zola sont de cette force-là. Quant à ses prétentions philosophiques, elles sont tout simplement un résumé du système positiviste dans ce qu'il y a de pernicieux et d'antisocial. Littré a extrait tout le beau de la philosophie d'A. Comte, M. Zola s'est rabattu sur le mauvais, car il y a assurément deux positivismes : l'un qui, né de la culture scientifique universelle, n'est dans son expression que le résumé des tendances sérieuses de notre siècle ; sa base est la science, les faits précis et constatés son point de départ ; s'il défend les incursions dans l'inconnu, il ne les condamne pas pédantesquement ; il n'est pas le contraire de l'imagination, il en est le frein. Mal compris, le positivisme a d'autres conséquences que d'arrêter dans leur course folle les esprits dévergondés et de mettre dans les cervelles un peu du plomb de la méthode ; tandis que l'un est à la fois, par son sérieux, utile dans la vie pratique, utile comme guide dans l'éducation générale des intelligences, l'autre, bafouant systématiquement tonte idée élevée, toute croyance, toute foi, toute conception supérieure des choses, traitant les aspirations les plus généreuses de l'homme, de billevesées et de non-sens, les élévations des jeunes cœurs de singerie ridicule, l'amour de l'idéal de « culbutes dans le bleu, » est un défi barbare porté à l'humanité. Il faut lire la fameuse « Lettre à la jeunesse» de M. Zola pour avoir une idée de ce que la haine du beau sous toutes ses formes peut inspirer à un naturaliste ; on demeure stupéfié. Cette négation forcenée d'ailleurs, est la conséquence du principe naturaliste, des faits, rien que des faits. Lorsque l'on part de là, on supprime tout ce qui ne tombe pas sous les sens et à une philosophie pareille on ajoute une morale qui a pour formule cette phrase que j'ai déjà citée : « Du moment que nous sommes la vérité, nous sommes la morale ». D'abord, en supposant même que vos romans soient parfois vrais, en supposant même qu'ils le soient absolument, cela n'en prouve en aucune façon la moralité. La vérité est une morale, lorsque tacitement ou explicitement l'auteur conclut ; mais lorsqu'il reste dans le vague des faits, lorsqu'il entasse simplement des récits sur des descriptions, il n'est pas moral ; ce n'est point un reproche, le but de l'art n'est pas d'enseigner aux petits et aux grands enfants la distinction du bien et du mal, non assurément, mais lorsqu'on choisit dans l'étalage immense de la nature les choses les plus immondes pour les reproduire à nos yeux de la façon la plus minutieuse, si l'on ne conclut pas, on est immoral : voilà l'échec et la condamnation du genre.

Pendant que l'auteur s'attarde aux grossièretés, qu'il analyse la boue du ruisseau et la boue des cœurs, le lecteur souffre, mais il supporte l'épreuve, espérant qu'après avoir courageusement traversé un bourbier puant, il atteindra quelque oasis ou quelque ruisseau clair ; il s'aperçoit à la fin du livre qu'il a été victime d'un phénomène de mirage, il n'a rien rencontré de rafraîchissant, rien qu'un arrangement plastique de mots invraisemblables ou de petites plaisanteries scientifiques comme l'histoire de la malheureuse enfant hystérique d' Une page d'amour, une vraie pensionnaire du docteur Charcot.

Du reste, si l'immoralité est quelquefois excusable, elle n'est jamais nécessaire; on pourrait effacer bien des phrases dans Aristophane et dans Rabelais sans diminuer l'excellence des Guêpes ou de Pantagruel ; ces deux immortels écrivains y gagneraient même ceci, que les sots ne les liraient plus. Je crois encore que vouloir moraliser par la peinture du mal c'est peine perdue : il y a des gens pour lesquels le vice sent toujours bon.

A ce système nouveau de philosophie, d'esthétique, de morale, à cette littérature nouvelle, il fallait un style nouveau, il y en a un et il est laid. Plus que partout ailleurs, dans une œuvre naturaliste le style est intimement lié au sujet : dans la peinture des belles choses, il peut s'élever à une certaine beauté plastique, dans la peinture des choses laides, par son exactitude exagérée il devient repoussant. M. Zola lui-même ne tire pas tout le parti possible de sa manière brutale, il ne réussit pas malgré sa puissance réelle d'évocation à tirer les choses de l'ombre. Un voile enveloppe ses descriptions ; son amour du détail, loin de lui servir, lui nuit par le confusion qu'il provoque dans l'esprit dérouté du lecteur. Ce style d'ailleurs, comme tout ce qui est acceptable dans le naturalisme, est une imitation, et c'est plutôt dans les de Goncourt que dans M. Zola qu'il faut chercher la perfection de ce style matériel qui peint violemment les objets, les découpe, les projette en avant, les anime d'une vie factice qui fait illusion. Un des admirateurs de l'auteur de l'Assommoir, M. de Amicis, qui dans son voyage à Paris semble n'avoir vu que deux choses, V. Hugo et E. Zola, entonne pourtant un véritable dithyrambe en l'honneur du style naturaliste : « Ses personnages, écrit-il, dans ses Ricordi di Parigi, nous ne les avons pas seulement vus passer et entendus discourir, nous nous sommes frottés contre eux, nous avons senti leur haleine, l'odeur de leur chair et de leurs vêlements... nous connaissons leur tempérament comme le nôtre... les emportements les plus honteux de leur langage, leurs gestes, leurs grimaces, les taches de leurs vêtements, les cal[l]osités de leurs mains, et la saleté de leurs ongles... et, comme les personnages, il grave en notre esprit les choses... c'est un peintre puissant, un écrivain merveilleux, plein de force et sans respect humain. » Tout cela est vrai dans une certaine mesure, mais si le style de M. Zola a quelques qualités, il a bien des défauts. Sa plume est pour la langue française un instrument de torture. Tout le long des pages, c'est la sarabande du verbe et la danse macabre de l'adjectif. Tantôt c'est une accumulation d'épithètes, une avalanche de qualifications ; tantôt des choses étranges où il n'y a de français que les mots, mais absolument détournés de leur véritable signification : « La nuit tombait... de grands tas d'ombre emplissaient déjà les creux, tandis qu'une barre, comme un flot d'encre, montait du fond de l'horizon, mangeant les restes du jour. » Quel singulier phénomène que cette barre qui se métamorphose en flot d'encre pour manger les restes du jour ! M. Zola dit des pans de fumée, comme on dit des pans de mur ; il parle du soleil qui monte « dans un poudroiement adouci de rayons ». Il semble que les mots n'aient plus pour lui que le sens qu'il veut bien leur donner : « A droite et à gauche les monuments flambaient... les autres édifices... se couronnaient de flammes, le dôme des Invalides était en feu... Bientôt ce fut une fournaise. Paris brûla. » Rassurez-vous, ce n'est qu'un effet de soleil. Il est difficile de pousser plus loin le dédain de la justesse et de la précision. Je ne sais plus qui a dit, tant le mot est classique, « la précision est le vernis des maîtres », mais ce que je me permets d'affirmer, c'est que la pensée est absolument juste. La précision consiste dans la juste proportion de l'idée et de l'expression. A première vue on pourrait se tromper : Montaigne dans son laisser-aller est précis. Voltaire est précis. Th. Gautier ne l'est qu'en apparence, Flaubert l'a été dans sa première manière, pas un naturaliste — et bien peu des autres — ne se doute de ce que c'est que cette parfaite adaptation du mot à la pensée ; on pourrait cependant s'habituer à la précision, comme on s'habitue au vague des mots sonores, en prenant pour de la richesse ce qui n'est que le fruit de l'indigence du jugement. Si le romantisme nous a malheureusement accoutumés à bien des extravagances, celles de l'école naturaliste dépassent les bornes.

On comprend les livres de M. Zola, comme on comprend les livres en langue étrangère, en gros, sans pouvoir arriver à une parfaite intimité avec l'auteur; je crois du reste qu'on se creuserait la tête sans arriver à distinguer dans ces phrases massives aucune de ces nuances qui sont la grâce d'un style : tantôt c'est une lumière crue qui inquiète les yeux, tantôt une nuit complète où l'on se perd. Avec cela aucune proportion dans les détails, ni aucune liaison des faits, rien que des faits à la suite les uns des autres racontés minutieusement sans aucune distinction entre leur importance. Il décrit le bruit de la pluie sur le pavé, la buée (les fameuses buées naturalistes !) qui plane le matin sur Paris avec autant de soin et d'amour que les palpitations d'un cœur dans l'angoisse. Pas de fond de tableau, pas de plan, tout est sur la même ligne, comme dans les enluminures chinoises, rien ne ressort et par conséquent tout se confond. Quelle est l'héroïne de Une page d'amour ? Mme Grandjean ou sa cuisinière ? Il y a des moments où c'est la cuisinière, d'autres où l'intérêt est tellement disséminé, tellement éparpillé sur toute chose, qu'on se demande si l'auteur, malgré son déterminisme, savait à la première page ce qu'il écrivait à la seconde, ou s'il n'a pas voulu tout simplement ajouter un nouveau guide à la collection Joanne, Paris à vol d'oiseau pour toutes les circonstances de la vie.

Si l'on veut savoir d'où vient le naturalisme, par quelle porte il est entré, comment s'est emparée des nerfs affaiblis de la Littérature française cette convulsion qui la secoue encore, on n'a qu'à consulter M. Zola, qui répond lui-même: « Aujourd'hui, quand on étudie le mouvement littéraire depuis le commencement du siècle, le romantisme apparaît comme le début logique de la grande évolution naturaliste. » On a d'abord quelque mal à se faire à cette idée que V. Hugo n'est que le précurseur de Zola ; mais si l'on dégage les faits des personnalités, on découvre au fond de cette prétention orgueilleuse quelque apparence de vérité. Le naturalisme, en effet, n'est pas, comme on pourrait le croire, une réaction contre le romantisme, au contraire, il en descend, car il en continue les défauts ; il a réussi à se les approprier du premier coup, et du premier coup les a exagérés, s'imaginant par là faire preuve de force, lorsqu'il ne démontrait une fois de plus que son impuissance créatrice.

Le Ventre de Paris est une Notre-Dame de Paris où il n'y aurait que des Quasimodos. Au lieu de la difformité accidentelle, c'est la difformité générale. Le laid n'est plus considéré comme une erreur de la nature, il devient la loi même de la création, et ce n'est que timidement, avec une réserve qui tranche sur l'audace habituelle de l'auteur, que nous voyons apparaître dans ces romans singuliers un homme bête plutôt que bon, et dont le caractère vertueux mal présenté semble n'avoir d'autre objet que de faire ressortir l'épanouissement vicieux des autres personnages : tels le ridicule abbé Jouve et le grotesque M. Rambaud de Une page d'Amour, pourtant un des livres les moins forcés de tons de M. Zola. Avec ses prétentions à l'originalité qu'il fait sonner si haut le grand maître du naturalisme n'est qu'un imitateur quelquefois ingénieux, très souvent maladroit. Balzac ayant, après coup, donné à l'ensemble de son œuvre le titre collectif de Comédie humaine, peut-être on ne saura jamais jusqu'où allait son ambition, pour faire un pendant à la Comédie divine du Dante, M. Zola crut s'affirmer à lui-même sa puissance en imaginant, la plaisanterie scientifique qui sert de frontispice à Une page d'amour, sous la forme d'un superbe arbre généalogique.

On y voit comment d'un ancêtre commun, Adélaïde Fouque, descendent tous les personnages principaux de la Comédie naturaliste. Nous en avons déjà vu passer quelques-uns ; la feuille de la fameuse Nana, Anna Coupeau, porte au-dessous de son nom cette petite notice qui est une vraie révélation : « Mélange soudure. Prépondérance morale du père et ressemblance physique de la mère. Hérédité de l'ivrognerie se tournant en hystérie. État de vice. » Il y a une grande variété de mélanges, mélange fusion, mélange dissémination, mélange équilibre ; il paraît du reste que ces mélanges-là expliquent beaucoup de choses. Mélange soudure, voilà pourquoi votre fille est muette.

Ce n'est ni de la science ni de la littérature, et Balzac aurait bien ri de son gros rire pantagruélique s'il lui avait été donné d'apprendre que si les vérités de la science biologique sont restreintes et précaires, « on peut bien confesser que les vérités de la science de l'homme au point de vue du mécanisme intellectuel et passionnel sont plus précaires et plus restreintes encore. Nous balbutions, nous sommes les derniers venus. » Mais si ni Balzac, ni V. Hugo, ni Schiller, ni Corneille, ni Shakspeare, ni Tacite, ni Sophocle n'ont rien compris au « mécanisme intellectuel, et passionnel » de l'homme, nos neveux, et, espérons-le, quelques-uns d'entre nous seront consolés. « Demain, c'est ce vingtième siècle, dont l'évolution scientifique aide la naissance laborieuse ; demain, c'est l'Enquête universelle, l'esprit de vérité transformant les sociétés ! »

Vraiment cela sera beau, l'Enquête universelle ! Ceux qui mourront au seuil de ces temps nouveaux regretteront amèrement la vie.

Si la note gaie abonde dans le naturalisme, si les Revues les plus sérieuses n'ont pu se résoudre à en parler sérieusement ni, à mettre en face de M. Zola « un adversaire qui le combatte avec ses propres armes » ce que pour notre part nous avons, au contraire, conscience d'avoir tenté, il naît pourtant dans l'esprit, lorsqu'on vient d'étudier ce mouvement littéraire, brutal, quantité de pensées tristes. Nous l'avons dit, en commençant, le naturalisme n'est qu'une convulsion qui, peut-être touche à sa fin, mais elle n'en aura pas moins fortement ébranlé la santé littéraire et aussi la santé morale de la France. L'Assommoir et Nana, ont été vendus à des centaines de mille d'exemplaires, et non seulement les Français s'abreuvent à cette source malsaine, mais les étrangers y boivent avec avidité. Les Parisiens au moins savent à quoi s'en tenir sur la prétendue vérité de ces romans poussés au noir, mais quelle idée la province doit-elle se faire de nous ? quel mépris immense ne doit-il pas s'élever de partout pour une société si profondément gangrenée ? Si Paris est la tête de la France, il ne faut point crier partout que mille ulcères la rongent ; si c'était vrai, ce serait maladroit ; si c'est faux, c'est pire. L'étranger qui nous guette se réjouit de nous voir nous vautrer dans cette fange naturaliste ; il prend confiance, à mesure que nous perdons la foi en nous, car il se dit, non sans raison, qu'un peuple dont le livre est Nana, dont le théâtre est Nana, est un peuple qui s'abâtardit.

Je ne veux que dans une certaine mesure rendre M. Emile Zola responsable de ces graves conséquences. C'est un esprit très fermement convaincu de la justesse de ses idées, qu'il développe avec une implacable logique ; il est dans le faux, mais il se croit dans le vrai ; il fait du mal, mais il croit faire du bien. Nous avions espéré que cet homme d'un talent si réel nous donnerait enfin un livre digne de lui, et que, laissant de côté les théories qui sont vaines, il ferait une œuvre humaine au lieu d'une œuvre naturaliste ; il nous faut encore attendre. Le roman nouveau qu'il est en train de publier semble dépasser encore en exagérations mauvaises ses aînés : la cause en est peut-être celle-ci que, dans la littérature, contrairement à ce qui a lieu dans la science, la théorie est une entrave et non un guide, un lien et non un soutien. Si M. Emile Zola veut, comme il l'a dit un jour en répondant à Armand Sylvestre, travailler pour la postérité, s'il veut qu'il reste de lui autre chose qu'un nom, et que ses romans soient pour les lecteurs de l'avenir autre chose que de simples documents, qu'il se souvienne que les théories passent et que les œuvres demeurent, qui sont jugées non d'après les idées de l'écrivain, mais d'après les principes éternels et absolus du beau.

(1) Personnage de l'opéra des Beggars de Gray. Sikes Nancy et Dodger appartiennent à Oliver Twist.

Rémy DE GOURMONT.

[Le Contemporain, « Le naturalisme », avril 1882]