Collection des plus belles pages, in-18, Mercure de France, 1905 (notice non signée)


CHAMFORT

La notice de Ginguené, donnée en son entier, sauf quelques longueurs, dans notre Appendice, les différents extraits qui la suivent, dispensent de raconter ici, même brièvement, la vie de Chamfort.

Quelques commentaires suffiront. Le premier qui vient à l'esprit est que, décidément, l'explication des caractères et des talents repose bien sur la physiologie et sur la pathologie. Un fait domine la vie de Chamfort : la maladie qu'il contracta vers l'âge de vingt-cinq ans. Sa misanthropie, son âcreté, sa méchanceté (toute verbale) n'ont point d'autres causes. Forcé de renoncer à l'amour, ou du moins engagé à une prudence terrible, au moment même où ses passions parlaient le plus haut, il fut pris d'une sorte de désespoir; mais le fond de son âme était farouche : ce désespoir se transforma en violence, et il se mit à observer la société avec un regard agressif, que la réflexion, ensuite, chargeait d'une philosophique amertume.

Le secret de Chamfort, pourquoi user de périphrases qui ne trompent personne, est dans la syphilis qui le tourmenta pendant trente ans, pendant la période de la grande activité génitale, la seconde, puis dans la troisième, plus discrète, mais plus consciente et plus raffinée.

La notice de Ginguené est, à mots couverts, fort explicite. Aucun doute n'est possible. On peut dire cela, en un temps où une maladie n'est plus qu'une maladie, où aucune idée mystique n'est plus attachée à aucune des mauvaises aventures humaines.

Le malheur de Chamfort, s'il entrava les succès d'alcôve de l'Hercule-Adonis, comme l'avait appelé la belle et libre madame de Craon, ne gâta que peu sa carrière littéraire et sa carrière mondaine. Si l'impuissance des médecins le laissa valétudinaire, l'énergie de son caractère lui conserva la santé intellectuelle. Il brilla dans les salons par son esprit dont la finesse était souvent méchante et souvent bonnement spirituelle ; il brilla dans les académies ; il brilla au théâtre et dans les journaux littéraires.

Son esprit, nous le possédons. Il le mettait par écrit. Nous avons également ses éloges académiques. Ce sont des modèles. Sagement pensés, bien écrits, relevés de quelques pointes soigneusement émoussées, ils firent les délices des gens de goût. On peut encore les lire ; l'ennui s'y tempère de la satisfaction que l'on éprouve à rencontrer un Chamfort si raisonnable, si honorable.

De son théâtre, on a retenu le Marchand de Smyrne, où quelques intentions animent une fable sans prétention. Son autre comédie est du genre sensible. Sa tragédie, qui fit sa fortune, est du genre racinien. C'est une imitation fort réussie, mais une imitation, et, comme telle, inutile.

Beaucoup de ses vers ont été perdus. Les contemporains regrettaient ses Soirées de Ninon. Si elles avaient été en prose et du style des Petits dialogues philosophiques, on pourrait s'en dire inconsolable. Mais les vers de Chamfort sont exactement de ceux dont il a dit lui-même : « Souvent les vers ôtent de l'esprit à la pensée de celui qui a beaucoup d'esprit » (1).

Il reste de Chamfort ce que l'on en trouvera dans ce volume, c'est-à-dire peu de chose en dehors des Produits de la civilisation perfectionnée.

Ce titre, que nous restituons pour la première fois, est celui qu'il avait donné au recueil de pensées, de maximes, de caractères et d'anecdotes, qui demeure la cause réelle et juste de sa réputation. Le mérite de cet assemblage de petits papiers paraîtrait plus grand aux esprits pondérés, si Chamfort avait eu le temps, comme La Bruyère, de les classer par chapitres bien distincts. Ginguené a essayé d'en ranger une partie, les Maximes et Pensées, sous les rubriques indiquées par Chamfort lui-même. Bien que cet ordonnancement ne soit pas excellent, on l'a respecté, parce qu'il est traditionnel. M. de Lescure a imaginé une classification différente ; elle a ses mérites. Quant à la seconde partie de cette œuvre posthume, les Caractères et Anecdotes, dont le même éditeur a dérangé l'ordre connu, sans motifs appréciables, leur alignement sous des chefs est impossible ou demanderait un travail dont le résultat serait sans proportion avec les soins qu'il faudrait prendre. On s'est borné à les diviser en treize chapitres. Cela permettra, du moins, de prendre les notes ou de faire des citations exactes en marquant des références faciles à vérifier en quelques minutes.

Chamfort, dans le chapitre des « moralistes », vient immédiatement après La Bruyère, auquel il ne doit pas beaucoup plus que l'auteur des Caractères ne devait à Théophraste. Tous les deux représentent l'esprit français dans ce qu'il a de plus avisé et de plus désabusé. La Bruyère est morose ; Chamfort est amer. L'un n'a jamais été qu'un observateur. L'autre s'est mêlé à la comédie. Il y a dans la philosophie de Chamfort des regrets et des rancunes, mais aussi des sourires, quoique contraints, et des lueurs d'espérance. Il fut misanthrope par aventure plutôt que par tempérament, ainsi que le montre bien son attitude enthousiaste en face de la Révolution, où pourtant il devait trouver la mort.

(1) Maximes et Pensées, ch.VII.


Echos

« Revue biblio-critique », La Chronique médicale, n° 4, 15 février 1906, p. 125-126

Dr G. Jacquin (Bordeaux), « Correspondance médico-littéraire », La Chronique médicale, n° 20, 15 octobre1906, p. 681-682

A. Van Gennep, « Bibliographie : Collection des plus Belles Pages : Rétif de la Bretonne, Gérard de Nerval, Chamfort », Revue des traditions populaires, T. XX, n° 10, octobre 1905, p. 430-431