Las Sombras de Hellas — Les Ombres d'Hellas, Eggiman (Genève) et Floury (Paris), 1902 (préface)

La langue espagnole, qui ne fait plus beaucoup de bruit en Espagne, revit heureusement, libre et rajeunie, dans les vieilles colonies castillanes, devenues de fières républiques, encore un peu tourmentées par la fièvre de croissance.

L'Amérique du sud a ses poètes, ses romanciers, ses critiques, ses philosophes. Il n'est guère de grande ville d'où l'on ne reçoive de temps en temps quelque volume qui nous affirme que l'on pense ou que l'on rêve en ces pays que nos écrivains populaires appelaient encore vaguement, il n'y a pas très longtemps, les « Pampas » ou la « Forêt vierge ». Les pampas se peuplent et la forêt vierge se défriche.

Cette littérature nouvelle ne doit guère à l'Espagne que sa langue ; ses idées sont européennes. Sa capitale intellectuelle est Paris, où résident volontiers quelques-uns de ses représentants les plus connus, tels que M. Ruben Dario, un des initiateurs du mouvement littéraire sud-américain. L'auteur du volume que voici et que l'on va lire est de ceux qu'un long séjour parmi nous a familiarisés avec nos habitudes intellectuelles, sans rien lui enlever de son originalité américaine.

C'est dans la plus pure langue néo-espagnole qu'il chante la beauté grecque, à la manière de son maître, M. de Heredia. Cette langue, plus souple que le rude castillan classique, est aussi plus claire ; la phrase, construite à la française, suit une marche plus logique, plus conforme au mouvement naturel de la pensée. M. Léopold Diaz la manie avec sûreté, la plie sans lui faire violence, au rythme et à la mélodie. Son vers a quelque chose de la belle simplicité grecque ; allégé des épithètes inutiles, que prodiguent les mauvais poètes, il marche droit d'une noble allure de héros nu.

Héros, dieux, déesses : il y a aussi des mortelles. C'est un petit poème bien agréable que celui où Léda accueille amoureusement son cygne :

Y se une, sobre el tálamo ligero de las ondas,
Con el glorioso Cisne la Náyade risueña.

Mais ce livre de vers espagnols est aussi un livre de vers français. Un excellent poète, M. Frédéric Raisin, a traduit, page par page, l'oeuvre de M. Léopold Diaz. On passe sans surprise du texte à la traduction ; ce sont d'autres mots, c'est bien la même pensée adroitement rendue jusqu'en ses moindres nuances :

Et dans le lit léger de l'onde transparente,
Léda s'unit au cygne, heureuse et souriante.

Réguliers ou irréguliers, ce qui importe peu, les sonnets français sont les frères jumeaux des sonnets espagnols : Eros et Anteros.

Las Sombras de Hellas s'adressent donc à deux publics. Dans les pays de langue espagnole comme dans les pays de langue française, ces beaux poèmes auront des lecteurs et des admirateurs.
J'en louerais encore le luxe typographique sobre et de goût sûr, si cela ne devait sembler inutile à celui qui tourne déjà les feuillets du livre.

Paris, 4 décembre 1902.

Remy de Gourmont.


Echos

Eugenio Diaz Romero, « Lettres hispano-américaines : Las Sombras de Hellas (Les Ombres de l'Hellade), par Leopoldo Diaz », Mercure de France, novembre 1903, p. 553

Manuel Ugarte, « Chronique des lettres hispano-américaines », L'Humanité nouvelle,1903, p. 557

M[arc] L[egrand], « Las Sombras de Hellas », La Revue du bien dans la vie et dans l'art, n° 1, 1er janvier 1904, p. 23


A lire : Léda de Remy de Gourmont.


[1904]

Mars

L'Espagne et l'évolution linguistique de l'Amérique. Je me suis permis d'écrire dans la Préface d'un recueil de poèmes, Las Bombas de Hellas [sic], de M. Léopoldo Diaz, poète argentin, que l'Espagnol de l'Amérique du Sud était en train de se séparer, dans les nuances qui vont devenir des couleurs, du vieux castillan. Cela a déplu aux professeurs espagnols, à ceux, par exemple, qui, comme Miguel de Unanumo, régissent au delà des Pyrénées, des universités fantômes. Celui-ci est le maître des ombres qui hantent les antiques écoles de Salamanque ; il se croit toujours le contemporain du célèbre « Bachelier », et, pour lui, l'Amérique du Sud n'est qu'un amas de cases et de huttes où des traitants assemblent des diamants et des plumes. Il ignore qu'une civilisation toute neuve se développe là-bas, non sous l'influence de l'Espagne, mais sous l'influence de l'Europe. A cette remarque, dont tout écolier est capable, que l'Espagnol écrit à Buenos-Aires est du castillan par le son et la forme des mots, mais du français par la syntaxe et la construction de la phrase, le recteur de l'Université fantôme où prit ses grades le Bachelier de Salamanque, a senti sa tête classique pleine d'invectives et il les a laissées sortir. M. de Unanumo déteste avant tout Paris et les idées de liberté qu'il répand sur le monde. « Sans dédaigner, dit ce professeur, la littérature française ... »

Il peut la dédaigner. M. de Unanumo est célèbre à Salamanque et inconnu à Paris. Cela explique son aigreur et son attitude réactionnaire. Nous avons en France des douzaines d'Unanumo ; ils ne représentent pas la France. Si M. Miguel de Unanumo représente l'Espagne, on plaindra l'Espagne.

Remy de de Gourmont, « Nouvelle suite d'épilogues (1895-1904). L'Espagne et l'évolution linguistique de l'Amérique espagnole », Promenades littéraires, 7e série, Mercure de France, 1927.


Sur Leopoldo Diaz :

LEOPOLDO DIAZ

Les Sonnets de M. Frédéric Raisin que nous publions plus haut sont adaptés de l'espagnol de Leopoldo Diaz. M. Leopoldo Diaz est originaire du Venezuela. José-Maria de Heredia à qui il dédia les Ombres d'Hellas, son plus beau livre, le considérait comme son disciple et lui témoignait la plus grande estime. C'est, dit-on, le seul et, véritable élève du maître des Trophées en langue espagnole et son nom est répandu dans toute l'Amérique latine. Leopoldo Diaz a publié trois volumes de Sonnets et de nombreuses traductions. Son prochain livre les Conquistadores sera augmenté comme les précédents de l'adaptation française de M. Frédéric Raisin (Vers et Prose, sept.-oct.-nov. 1905. Note de Francis Vielé-Griffin ou de Paul Claudel).


Le sottisier universel

Diaz, L., Las Sombras de Hellas (Les Ombres d'Hellas), avec la traduction en vers français de F. Raisin. Lettre-préface, par Remy de Gourmont, de l'Académie française. — Catalogue V. Pasche et Cie, éditeurs à Genève (Mercure de France, 1er février 1906, p. 640).